AVERTISSEMENT

L’histoire de la Suisse au cours de la Seconde Guerre mondiale n’est pas encore écrite. Il manque une grande synthèse traitant de tous les aspects de manière équilibrée (et neutre).
Quand j’enseignais cette période aux adolescents au début de ma carrière (années 1980), je devais surtout contredire une légende dorée, celle qui s’était forgée déjà au cours de la guerre et surtout à sa suite, qui faisait de la Suisse un parangon de vertu n’ayant pas grand chose à se reprocher. Pour l’essentiel, la neutralité et la volonté de résistance avait sauvé la Suisse, et mieux encore elle avait contribué à la victoire finale des alliés (par exemple, de P. Accoce et P. Quet, La guerre a été gagnée en Suisse. Librairie académique Perrin, Paris 1966).
Après 1995, j’ai dû tout autant et même plus contredire une légende noire faisant de la Suisse quasiment une complice du nazisme, décrivant une neutralité honteuse, oripeau cachant des menées inavouables, contribuant à allonger la guerre de nombreux mois (par exemple, Jean Ziegler, La Suisse, l’Or et les Morts, ed. Seuil, 1998, voir la réplique de Felix Auer, Jean Ziegler ou l’histoire falsifiée, Age d’Homme, 1998).
Les deux légendes pèsent sur le débat, d’autant plus que la politique intérieure suisse en a fait un enjeu, gauche mondialiste contre droite nationaliste pour simplifier.
Nous n’en sommes pas sortis et vous verrez l’affrontement de ces deux visions dans presque tous les textes qui suivront. Une vision plus objective, et surtout plus complète, manque encore. En privé, de nombreux historiens suisses reconnaissent cela. Mais personne ne va le clamer. Le risque d’être pris à parti par les deux camps et voir sa carrière universitaire compromise est trop grand.
Evidemment, la Suisse n’est pas seule dans ce cas concernant la Seconde Guerre mondiale. On aurait juste pu penser qu’elle aurait pu plus facilement que d’autres avoir une mémoire plus apaisée de cette époque.

Dans les différentes parties ci-dessous, je mettrais des remarques entre crochets […] en particulier pour dire si une question est complétée, réexaminée, dans une partie suivante.

[Patrice Delpin, 2017]


Résumé sur la Suisse et la Seconde Guerre Mondiale.

Cours d’Albert Chevalley, enseignant au gymnase (lycée) de la rue des Alpes et gymnase français de Bienne, Suisse.

A) Le début de la guerre.

Préparation militaire :
La Suisse n’est pas prise au dépourvu par l’ouverture des hostilités. Dès septembre 1938, après la Conférence de Munich, les citoyens les plus lucides se doutent bien de l’affrontement à venir. Quelques jours après l’annexion de la Bohême-Moravie (mars 1939), le conseiller fédéral Obrecht prend position contre les agissements de Hitler. Le 24 août 1939 a lieu la signature du pacte germano-soviétique de non-agression. Ce pacte est ressenti en France et en Angleterre comme une catastrophe. Le Conseil fédéral lance alors un appel au peuple pour une conduite digne et calme. Il laisse aussi entendre que la guerre est imminente. Trois jours plus tard, les troupes de protection-frontières sont levées. Le Conseil fédéral convoque l’Assemblée fédérale qui élit comme général Henri Guisan le 30 août 1939. Deux jours plus tard, Hitler attaque la Pologne. L’Angleterre et la France déclarent la guerre à l’Allemagne. L’armée suisse est mobilisée entre le 2 et le 5 septembre : 450’000 hommes, 42’000 chevaux et 12’000 engins motorisés. Un corps d’armée est disposé dans le Nord-Est du pays, un autre dans sa partie Nord, et le troisième en suisse occidentale. En termes consacrés, on appelle cela le « dispositif d’attente ». La Suisse étant tenue d’illustrer sa volonté de neutralité, elle ne pouvait guère laisser apparaître un secteur à risques principal, bien que le danger vienne surtout de la frontière allemande. Commence alors la drôle de guerre, qui va durer jusqu’en avril 1940, durant laquelle il ne se passe pour ainsi dire rien sur le front occidental.

Préparation économique :
La guerre de 1914-1918 avait plongé la Suisse dans la crise politique la plus grave depuis la création de l’Etat fédéral, parce qu’elle n’était pas du tout préparée à endurer les conséquences économiques d’un si long conflit. Ainsi, la grève générale de 1918 viendra illustrer l’exaspération populaire issue des insuffisances de préparation. Mais cette révolte étendue servit de leçon. Dès 1937, le Conseil fédéral reconnaît que « la capacité de résistance d’un peuple ne se fonde pas seulement sur son armée ; elle s’appuie tout autant sur ses ressources économiques ». En vue de ne pas répéter les mêmes erreurs, des mesures sont prises dans divers domaines :

Le retour à une agriculture diversifiée.
Il est évident que seule une extension de la surface cultivée pouvait améliorer l’autosuffisance du pays en matière alimentaire Mais entre 1930 et 1939, la surface cultivée n’augmente que de 16%. Dès 1938, on entame la planification de la restructuration de la production agricole en vue de réduire la dépendance face à l’étranger. Il faut à cet effet réduire le nombre des bovins, augmenter la surface des terres cultivées et accroître la production de céréales panifiables, de fourrages et de pommes de terre. Un arrêté fédéral de 1939 prévoit des primes incitatives pour les paysans qui diversifient leur production ou agrandissent leur surface cultivée. Relevons qu’en 1937 déjà, Monsieur F. T. Wahlen s’était consacré de sa propre initiative à l’élaboration d’un plan d’extension des cultures qu’il termina en octobre 1940 et qui allait marquer toute la population sous le nom de « Plan Wahlen ».
Création d’une économie de guerre. Le Conseiller fédéral Hermann Obrecht est à la tête du Département d’économie publique depuis 1935. Il dirige la création d’une organisation d’économie de guerre de statut mixte (officiel et privé). Cette organisation doit être chargée de conduire l’activité économique du pays en matière de production, de commerce, d’écoulement, de transport et de fixation des prix. Dès 1937, il fait un inventaire des entreprises les plus importantes pour établir des priorités de production en cas de mobilisation. A fin 1938, la constitution de l’organisation d’économie de guerre est prête à entrer immédiatement en fonctions. Le 1er avril 1938 entre en vigueur la « loi fédérale sur l’approvisionnement du pays en marchandises indispensables» qui prescrit :
– des inventaires des stocks en biens d’importance vitale.
– l’extension des cultures.
– la constitution de stocks en céréales panifiables et fourragères, en sucre, en riz, en huile et graisses comestibles, en café, etc…

Négociations avec l’étranger.
La Suisse doit établir une politique économique extérieure pour asseoir ses relations avec les Etats dont elle est dépendante. Dès le milieu des années trente, le Conseil fédéral cherche à assurer avec certains Etats les modalités de livraison et de transport de certains produits, y compris en cas de guerre. D’autre part, les entreprises suisses commencèrent dès le printemps 1939 à fortement accroître leurs importations. La Confédération se charge d’amasser des réserves en céréales. Elle enjoint aussi, en avril 1939, à tous les ménages de se munir de provisions en denrées non périssables pour deux mois. Dès le 28 août, les particuliers ne purent plus acheter de sucre, de riz, de pâtes, de farine, ni d’huile ou de graisse comestible. Le 30 octobre, le système de rationnement entre en vigueur.

 

B) La crise de l’année 1940.

Faut-il s’adapter à l’ordre nouveau ?
Le 20 janvier 1940, le Conseiller fédéral Motta meurt. Il est remplacé à la tête du Département politique fédéral par le Vaudois Pilet-Golaz, membre du Conseil fédéral depuis 1928. Les positions ambiguës de ce dernier vont marquer l’année 1940 de leur empreinte. Le plus ardent défenseur d’une politique de résistance, le conseiller fédéral Hermann Obrecht, doit démissionner pour cause de santé à la fin juin. Rudolf Minger est également remplacé par Edouard von Steiger, connu pour ses penchants corporatistes. Un autre CF, Ernst Wetter, se montre ouvert aux mouvements fascistes. Il est clair que la volonté de résister est fortement contrebalancée par le désir de s’adapter à l’ordre nouveau au sein du Conseil fédéral. Cette crise trouve son paroxysme à la fin juin, lorsque la France capitule après moins de deux mois de combat face à Hitler. L’Allemagne paraît invincible. Le 25 juin, Pilet-Golaz prononce une allocution radiodiffusée dans laquelle il proclame la nécessité d’une « renaissance intérieure » et invite le peuple à « suivre le Conseil fédéral comme un guide sûr et dévoué, qui ne pourra pas toujours expliquer, commenter, justifier ses décisions ». Ce discours, ambigu dans son contenu, a été approuvé par le gouvernement tout entier.

Autre symptôme de l’anxiété qui rôde alors, le Conseil fédéral interdit aux pilotes de l’aviation militaire suisse de s’approcher de la frontière. Les pilotes ayant abattu ou intercepté plusieurs avions allemands qui avaient violé l’espace aérien suisse, le Conseil fédéral se soumet aux pressions d’un Goering blessé dans son amour-propre.

Avec la victoire allemande, les Fronts resurgissent. Une délégation de la Ligue populaire pour l’indépendance de la Suisse, fortement germanophile, est reçue par Pilet-Golaz le 1er août. Elle lui présente ses exigences politiques, qui comprennent notamment des mesures contre les journaux hostiles à l’Allemagne et une adaptation de la politique étrangère à l’ordre nouveau. Les mêmes milieux reprendront ces points dans une pétition, soutenue par des membres éminents de l’armée et de l’industrie, qui est remise au Conseil fédéral en novembre. C’est la fameuse « pétition des 200 », qui compte en fait 173 signatures.

Le Mouvement National Suisse, principal regroupement fasciste d’alors, envoie des porte-parole à un entretien avec Pilet-Golaz. A l’issue de la réception, un communiqué laisse croire qu’une discussion sur la rénovation des institutions sur le modèle national-socialiste est à l’ordre du jour… Mais la réaction des partis politiques et de la presse, qui reste critique, met fin à ces hésitations et ces abandons. Le CF doit s’expliquer devant le Parlement quant à ces entrevues avec les mouvements fascistes. Le Mouvement National Suisse et le Parti communiste sont interdits.

Les mesures de redressement.
Après cette crise, d’autres milieux veulent continuer à rester indépendants face à l’Allemagne. Diverses mesures sont prises dans cette optique.

Le réduit national.
Le général Guisan se rend compte que la Suisse peut difficilement résister à l’Allemagne en rase campagne. L’armée est donc chargée de construire dans les Alpes un noyau bien fortifié, le réduit national, englobant les forteresses de Saint-Maurice, du Gothard et de Sargans. Cette notion de réduit devient le nouveau principe fondamental de la politique militaire et est approuvée dès juillet 1940 par le Conseil fédéral. Le 25 juillet, Guisan convoque les officiers supérieurs au Grütli, lieu symbolique de la fondation du pays. Il y expose sa nouvelle stratégie, tout en voulant redonner confiance à l’armée et à la population. Le but de son nouveau plan est d’augmenter le pouvoir dissuasif de l’armée en protégeant les objectifs stratégiques les plus importants pour l’Allemagne : les principaux axes de communication à travers les Alpes. D’autre part, en cas d’attaque, l’ennemi doit s’attendre à une longue et épuisante guerre de montagne pour finalement trouver les principaux itinéraires rendus impraticables : les tunnels et les ponts sont en effet minés. Mais le plan a aussi le désavantage de laisser le Plateau, sa population et son appareil industriel à la merci des troupes ennemies. Malgré le côté dissuasif du réduit, Hitler ne comptait pas plus de 3 à 5 jours pour « avaler le petit porc-épic suisse ». Des historiens critiques, tels Jakob Tanner, estiment néanmoins que le réduit est une concession au Reich : la démobilisation partielle des troupes du Plateau suisse permet de réaffecter la main d’oeuvre aux industries qui exportent vers l’Allemagne.

Le plan Wahlen.
Dès 1940, le Conseil fédéral prend des mesures supplémentaires pour assurer le ravitaillement. La consommation de combustibles, de graisses et de carburants est contrôlée par la Confédération. On recherche dans le sous-sol suisse quelques rares gisements de charbon et de pétrole. Mais la mesure la plus spectaculaire est le Plan Wahlen. Friedrich Traugott Wahlen est professeur à l’école polytechnique fédérale. Le Plan permet de doubler la surface cultivée, ce qui doit permettre à la population de tenir pendant une assez longue période, même si les importations étaient coupées. Mais plus que sa réussite économique, c’est son aspect socio-psychologique qui va être déterminant. On fait participer les populations urbaines aux travaux des champs et les patates se cultivent en plein centre de Zurich. Ces travaux créent un formidable esprit de solidarité entre deux couches de la population qui d’habitude s’ignorent royalement. Mais contrairement au mythe, l’autarcie agricole restera une fiction. Le degré d’autosuffisance n’atteint que 59%.
Mesures politiques et de résistance morale. Le Conseil fédéral met sur pied un service de surveillance de la presse et de la radio. On demande à la presse une plus grande réserve dans ses critiques face au Reich. Après la capitulation française, les nazis suisses demandent que la Confédération se montre bienveillante envers l’Allemagne. Mais dès octobre 1940, la police opère des descentes dans les milieux nationaux-socialistes suisses. Enfin, le groupe « armée et foyer » est fondé en hiver 1939 déjà. Il agit comme véritable centre d’information et de lutte contre les faux bruits. Berne est aussi soucieuse d’éviter les troubles sociaux de la PGM. En décembre 1939, un régime d’indemnités pour perte de gain et de salaire est introduit en faveur des soldats. Ce régime est à l’origine de la réalisation de l’AVS après la guerre. De même, le Conseil fédéral édicte une protection contre la résiliation des contrats de travail et des baux ; il introduit le blocage des loyers et le contrôle des prix.

C) Regards critiques sur le comportement de la Suisse durant la Seconde Guerre Mondiale.

Dès le printemps 1941, la campagne des Balkans puis la campagne de l’URSS éloignent la menace des frontières suisses. Pour la Suisse, cet élargissement du conflit représente un soulagement. Mais les problèmes à gérer sont néanmoins nombreux.

Les rapports économiques avec l’Allemagne.
Il y a quelques années encore, on considérait que la résistance armée du pays avait été déterminante pour éviter à la Suisse d’être envahie. Aujourd’hui, on peut affirmer que nos relations économiques avec l’Allemagne, en particulier en ce qui concerne les transactions en or effectuées avec la Banque Nationale, ont largement contribué à la préservation de notre intégrité territoriale. Dès 1940, l’Allemagne et l’Italie sont les principaux destinataires des exportations suisses. On estime que 60% de l’industrie d’armement, 50% de l’industrie d’optique et 40% de l’industrie des machines travaillent pour le Reich. Il s’agit de matériel de pointe que les Allemands peuvent difficilement trouver ailleurs. De même, la ligne ferroviaire du Gothard revêt une importance primordiale, car elle relie les deux capitales Rome et Berlin. Elle voit augmenter considérablement le transit Nord-Sud.

Ce commerce avec l’Allemagne était nécessaire pour obtenir le charbon, le fer, les huiles ou les semences dont la Suisse avait besoin. Il a enrichi des banques et des industries. Pour Berne, mais aussi pour les syndicats, il est essentiel que l’économie tourne ; les considérations éthiques n’ont que peu de place dans ce raisonnement. La Banque Nationale Suisse (BNS) achète pour 1,7 milliards de francs-or (souvent pillé aux pays victimes du Reich) d’or à la Reichsbank allemande. Selon le rapport de la commission Bergier, la BNS savait en 1941 déjà que la Reichsbank lui fournissait de l’or volé.

[Pour une explication financière et économique sur les achats d’or, voir le texte de Philippe Marguerat, La Suisse face au IIIe Reich. Réduit national et dissuasion économique, 1940-1945, Editions 24 heures, Lausanne, 1991, pp. 85-159, ci-dessous]

Là aussi, l’esprit « business as usual » prédomine. Les francs suisses, principal moyen de paiement international dès 1940, ainsi obtenus permettent à l’Allemagne d’acheter des matières premières indispensables à la poursuite de la guerre. Plus grave encore, des dents ou des bagues saisies aux victimes des camps de concentration sont fondues en lingots qui figurent parmi ceux achetés par la BNS. 120 kilos d’or provenant des victimes des camps de concentration ont atterri à la BNS. Mais selon la commission Bergier, rien n’indique qu’on ait eu la connaissance de la provenance de cet or.

Il est aussi admis que de nombreux cadres nazis placent de l’or, des bijoux, des titres boursiers et d’autres valeurs dans des banques en Suisse, protégées par le secret bancaire.

Finalement, des filiales d’entreprises suisses en Allemagne (Alusuisse, Maggi…) acceptent de la main d’oeuvre soumise au travail forcé (prisonniers, déportés…). D’autres recherches ont mis en évidence les rachats par des sociétés suisses d’entreprises expropriées aux juifs allemands. C’est notamment le cas du fabricant de cigares Villiger (père de l’actuel conseiller fédéral) ou des chaussures Bally, qui achètent au moins trois fabriques pour un Reichsmark symbolique.

L’affaire des fonds juifs en déshérence achève de discréditer les banques suisses. Beaucoup de juifs tués par les nazis avaient placé leur argent en Suisse. Mais quand leurs héritiers réclament l’argent aux banques suisses après la guerre, ils obtiennent rarement satisfaction. On leur demande un certificat de décès pour le parent disparu…dans les camps de concentration! ! ! Parfois on leur répond que toute trace du compte a disparu. Or sur pression des organisations juives, les banques finissent par découvrir de nombreux « comptes dormants » dont elles avaient nié l’existence jusqu’en 1995. Une plainte collective a ensuite été déposée à New York contre l’UBS, la SBS et le Crédit Suisse par des survivants de l’holocauste. En août 1998, avocats et banques ont conclu un arrangement financier ($ 1.25 milliards) pour dédommager ces survivants. Le rapport final de la commission Volcker, en décembre 1999, a identifié 54’000 comptes ouverts dans les banques suisses entre 1933 et 1945 ayant des liens possibles avec les victimes du nazisme.

Le problème des réfugiés.
En mai-juin 1940, des milliers de soldats français, marocains et polonais qui fuient l’invasion allemande trouvent refuge en Suisse le long du Jura. De 1940 à 1945, la Suisse reçoit plus de 200’000 réfugiés qui sont internés dans des camps et astreints à des travaux (agriculture, construction…) En revanche, les réfugiés juifs qui sont interceptés à la frontière sont en majeure partie refoulés et trouveront la mort dans des chambres à gaz. Dès avril 1933, un arrêté du Conseil fédéral affirme que « les Israélites ne doivent pas être jugés comme réfugiés politiques ». En septembre 1938, c’est la Suisse qui demande à l’Allemagne de faire apposer un tampon distinctif « J » sur les passeports des Juifs allemands et autrichiens qui se précipitent en Suisse après l’Anschluss et la Nuit de Cristal. Jusqu’en août 1942, ceux qui se présentent aux poste-frontière suisses sont en partie admis, en partie refoulés. Ceux qui parviennent à entrer clandestinement sont souvent sauvés. Mais le 13 août 1942, une circulaire du DFJP annonce la fermeture des frontières. Les réfugiés ayant fui pour raisons raciales ne sont pas considérés comme réfugiés politiques. Heinrich Rothmund, chef de la division fédérale de police, estime que « la barque est pleine ». Cette mesure reste largement en vigueur jusqu’en juillet 1944, date à laquelle Berne accepte d’accueillir tous les réfugiés civils dont la vie et l’intégrité corporelle sont menacés. C’est une reconnaissance implicite des Juifs comme réfugiés. Mais à cette date, il ne reste alors pratiquement plus de Juifs menacés aux alentours de la Suisse… Selon le rapport Bergier, publié en décembre 1999, au moins 24’000 réfugiés, dont une large majorité de Juifs, ont été refoulés durant la guerre. Le chiffre est probablement plus élevé en raison des nombreux dossiers détruits depuis la guerre.

[Ces données sont aujourd’hui totalement dépassées et réévaluées en forte baisse, voir tout en bas de page.]

La dureté des autorités de l’époque est motivée par le refus de croire au pire. Pourtant Berne est informé fin 1941 sur les massacres de Juifs à l’Est. A fin 1942, l’existence des camps de la mort ne fait plus de doute, mais le Conseil fédéral ne change pas de politique au nom de la « raison ». La plupart des cantons font savoir, entre 1942 et 1943, qu’ils ne sont pas disposés à accueillir de nouveaux réfugiés. L’antisémitisme latent est largement répandu dans les milieux dirigeants suisses et ceci dès le début du XXè siècle. Une bonne partie de la classe politique estime que les Juifs sont « difficiles à assimiler » et menacent d’ « enjuiver » la Suisse (H. Rothmund). La politique suisse à l’égard des Juifs peut aujourd’hui être qualifiée de honteuse. Les frais de séjour des 29’000 Juifs acceptés ou tolérés en Suisse entre 1933 et 1945 (21’000 pour la période de guerre) sont facturés à la communauté israélite suisse. C’est un lourd fardeau pour une communauté de moins de 20’000 personnes. Il faudra attendre 1995 pour que le Conseil fédéral présente des excuses officielles au peuple juif.

Le silence de la Croix-Rouge.
Basé à Genève, le CICR doit porter secours aux victimes de toutes les parties en conflit armé. Il doit tenter d’atténuer les horreurs de la guerre. Durant le conflit, il s’est occupé de 7 millions de prisonniers de guerre et de 175’000 internés civils, il a rapatrié des dizaines de milliers de blessés gravement atteints. Ses délégués ont fait plus de 5000 visites dans des camps en Allemagne. C’est récemment seulement qu’on a appris que le CICR, cédant à des pressions politiques, n’avait pas entrepris tout ce que son autorité morale lui aurait permis. Le représentant du Conseil fédéral au CICR, Philipp Etter, veut à tout prix éviter que le CICR ne crée des complications pour le gouvernement suisse. C’est ainsi qu’en octobre 1942, après avoir hésité, sa direction renonce à dénoncer l’extermination systématique des Juifs qui se déroule dans les camps de concentration.

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Discours de Pilet-Golaz (25 juin 1940)

« Confédérés,

Vous vous êtes demandé, sans doute, pourquoi pendant des semaines – sept bientôt – j’avais gardé le silence. Le Conseil fédéral n’avait-il donc rien à dire en présence des événements qui se déroulaient comme un film tragique sur l’écran du monde ?

Le Conseil fédéral devait penser, prévoir, décider, agir, non pas discourir – on n’a que trop tendance à parler chez nous, ce qui ne fait pas dévier d’une ligne le cours des choses.

Si, de nouveau, il s’adresse au peuple suisse, aujourd’hui, c’est qu’un événement considérable, gros de conséquences, en partie imprévisible, s’est produit :

La France vient de conclure une suspension d’armes avec l’Allemagne et l’Italie.

Quelle que soit la tristesse qu’éprouve tout chrétien devant les ruines et les deuils accumulés, c’est pour nous, Suisses, un profond soulagement de savoir que nos trois grands voisins s’acheminent vers la paix; ces voisins avec lesquels nous entretenons des relations intellectuelles et économiques si serrées, ces voisins qui se rejoignent en esprit au sommet de nos Alpes – près du ciel – et dont les civilisations nous ont séculairement enrichis, comme les fleuves descendus du Gothard ont fécondé leurs plaines.

Cet apaisement – n’est-ce pas le mot ? – est naturel, humain, surtout chez de modestes neutres épargnés jusqu’ici à tous égards. Il ne doit pas nous leurrer, toutefois. Nous laisser aller à des illusions d’insouciant bonheur serait dangereux; le présent que nous venons de vivre est trop lourd d’avenir pour que nous retombions mollement dans le passé.

Qui dit armistice, ne dit pas encore paix et notre continent reste en état d’alerte.

Certes, puisque la guerre ne sévira plus à nos frontières, pourrons-nous envisager sans retard une démobilisation partielle et graduelle de notre armée. Mais cette démobilisation, elle-même, va poser des problèmes délicats à notre économie nationale profondément modifiée. La collaboration internationale, si nécessaire à la prospérité des peuples, est loin d’être rétablie. L’Empire britannique proclame sa résolution de poursuivre la lutte sur terre, sur mer et dans les airs. L’Europe doit trouver, avant de reprendre essor, son nouvel équilibre, très différent de l’ancien à n’en pas douter et qui se fondera sur d’autres bases que celles que, malgré ses vaines tentatives, la Ligue des nations ne réussit pas à jeter.

Partout, dans tous les domaines – spirituel et matériel, économique et politique – le redressement indispensable exigera de puissants efforts, qui s’exerceront, pour être efficaces, en dehors des formules périmées. Cela ne se fera pas sans douloureux renoncements et sans durs sacrifices.

Pensez à notre commerce, à notre industrie, à notre agriculture, pour prendre un exemple concret. Quelle adaptation difficile que la leur aux circonstances nouvelles ! Il en faudra surmonter des obstacles, qu’on aurait tenus pour infranchissables il y a moins d’un an, si l’on veut assurer à chacun – et c’est un devoir primordial – le pain qui nourrit le corps, le travail qui réconforte l’âme.

Afin d’obtenir ce résultat – maigre peut-être aux yeux des blasés, mais capital pour le salut du pays – il en faudra des décisions majeures. Et non pas des décisions longuement débattues, discutées, soupesées. A quoi serviraient-elles devant le flot puissant et rapide des faits à endiguer ? Des décisions, à la fois réfléchies et promptes, prises d’autorité.

Oui, je le dis bien, prises d’autorité. Oh ! ne nous y trompons pas, les temps que nous vivons nous arracheront à nombre d’habitudes anciennes, confortables, indolentes – je n’ose employer l’expression pépères, qui répondrait exactement à ma pensée. Qu’importe ! N’allons pas confondre routine, ornière desséchée, avec tradition, sève vivifiante qui monte du tréfonds de l’histoire. La tradition, au contraire, exige des renouvellements parce qu’elle n’entend pas piétiner sur place mais marcher intelligemment du passé vers l’avenir. Le moment n’est pas de regarder mélancoliquement en arrière mais avec résolution en avant, pour contribuer de toutes nos forces, modestes et utiles à la fois, à la restauration du monde disloqué.

Le Conseil fédéral vous a promis la vérité. Il vous la dira, sans la farder et sans trembler.

Le temps est venu de la renaissance intérieure. Chacun de nous doit dépouiller le vieil homme.

Cela signifie :
Ne pas palabrer, concevoir;
ne pas disserter, oeuvrer;
ne pas jouir, produire;
ne pas demander, donner.

Certes, cela n’ira pas sans déchirements, psychologiques autant que matériels.

Ne nous le dissimulons pas : nous devrons nous restreindre. Il faudra, avant de penser à soi, à soi seulement, penser aux autres – au-dehors et au-dedans – aux déshérités, aux faibles, aux misérables. Il ne s’agira pas de faire l’aumône d’une parcelle de son superflu; nous serons appelés certainement à partager ce que nous avons cru jusqu’à maintenant être notre nécessaire. Ce ne sera plus l’obole du riche, mais la pite de la veuve. L’Evangile ressaisit toujours les créatures dans l’adversité.

Nous abandonnerons – nul doute – de multiples convenances ou commodités, auxquelles nous tenons parce qu’elles sont une manifestation inconsciente de notre égoïsme. Loin de nous appauvrir, cela nous enrichira.

Nous reprendrons l’habitude salutaire de peiner beaucoup pour un modeste résultat, alors que nous nous étions bercés de l’espoir d’obtenir un gros résultat sans grand-peine. Comme si l’effort seul n’était pas générateur de joie ! Demandez-le aux sportifs : il y a longtemps qu’ils le savent.

Plutôt que de penser à nous et à nos aises, nous penserons aux autres et à leurs besoins élémentaires. C’est ça la vraie solidarité, celle des actes, non des paroles et des cortèges, celle qui bétonne la communauté nationale dans la confiance et l’union, par le travail et par l’ordre, ces deux grandes forces créatrices.

Le travail, le Conseil fédéral en fournira au peuple suisse, coûte que coûte.

L’ordre, il est inné chez nous et je suis persuadé qu’il sera maintenu sans difficulté avec l’appui de tous les bons citoyens.

Ceux-ci comprendront que le gouvernement doit agir. Conscient de ses responsabilités, il les assumera pleinement; en dehors, au-dessus des partis, au service de tous les Suisses, fils de la même terre, épis du même champ. A vous, Confédérés, de le suivre, comme un guide sûr et dévoué, qui ne pourra pas toujours expliquer, commenter, justifier ses décisions. Les événements marchent vite : il faut adopter leur rythme. C’est ainsi, ainsi seulement que nous sauvegarderons l’avenir.

Les divergences particulières, régionales ou partisanes, vont se fondre dans le creuset de l’intérêt national, loi suprême.

Serrez les rangs derrière le Conseil fédéral. Restez calmes, comme il est calme. Demeurez fermes, comme il est ferme. Ayez confiance, comme il a confiance. Le Ciel nous maintiendra sa protection, si nous savons la mériter.

Courage et résolution, esprit de sacrifice, don de soi, voilà les vertus salvatrices. Par elles, notre Patrie libre, humaine, compréhensive, accueillante, poursuivra sa mission fraternelle, qu’inspirent les grandes civilisations européennes.

Suisses, mes frères, dignes du passé, en avant hardiment vers l’avenir.

Que Dieu veille sur vous.  »

René-Henri Wüst, Alerte en pays neutre. La Suisse en 1940, Lausanne, Payot, 1966, pp. 143-146

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Propagande du parti communiste en 1940

« Nous savons que nos frères sont assassinés pour assurer l’existence de leurs assassins ! Nous savons que notre avenir ne peut être assuré que par la révolution !

– Camarades ! Si la Suisse est impliquée dans la guerre, cette guerre ne sera pas la nôtre. Expliquez aujourd’hui déjà à vos camarades pourquoi nous ne pouvons faire cause commune avec les belligérants. Préparez-vous à donner suite au mot d’ordre de la fraternisation ! Réfléchissez maintenant déjà à la possibilité de vous entendre avec les soldats du camp adverse, en particulier dans le cas d’une occupation partielle de la Suisse. Pas de guerre populaire contre l’agresseur, mais lutte de classe contre nos exploiteurs et les exploiteurs étrangers, en commun avec les soldats prolétaires du pays ennemi. Tel doit être le mot d’ordre.

– Nous sommes radicalement opposés à l’armée bourgeoise. Ce qu’on appelle notre armée est une partie de l’appareil de domination et d’Etat de la bourgeoisie, une partie de la guerre impérialiste. Notre but est de lui nuire, de la désagréger, de la détruire. Nous sommes des antimilitaristes révolutionnaires et communistes. Notre but est la solidarité entre soldats, sur une base prolétarienne. Une troupe ainsi transformée saura, comme ce fut le cas en Russie, régler facilement le sort d’une bourgeoisie sans consistance. Le but est d’obtenir que l’armée, institution bourgeoise, passe dans le camp de la révolution. Ce changement nécessitera une lutte entre les soldats et les officiers, certains officiers prenant toutefois parti pour la révolution, certains soldats demeurant en revanche attachés à la cause des officiers et des bourgeois. Cela signifiera, naturellement, l’effondrement de notre armée. Mais sa ruine est précisément notre but. Les soldats révolutionnaires entreront ensuite dans les gardes ouvrières de l’armée rouge. »

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Guisan ordonne la création du Réduit national

« Le commandant en chef de l’Armée,Quartier général de l’Armée, le 12 juillet 1940

1. (…) le dispositif que j’ai appliqué pendant la première phase de la guerre visait à défendre la plus grande partie du territoire national. Il comportait deux échelons :

– les troupes frontière, appuyées à des fortifications permanentes et de campagne, et résistant sur place;
– la position d’armée, sur laquelle s’exerçait l’effort principal de la défense, et que tenaient, sans esprit de recul, les gros de nos forces.

Le tracé de cette position était jalonné généralement par Sargans – Wallensee – Canal de la Linth – Lac de Zurich – Limmat- Jura argovien, bâlois, bernois et neuchâtelois – Lac de Neuchâtel – Mentue – Lac Léman.

En cas d’agression d’un des belligérants, je pouvais escompter qu’une aide nous serait apportée, automatiquement, par son adversaire, et que notre capacité de défense s’en trouverait renforcée et prolongée.

2. Cette situation s’est modifiée progressivement à la suite de la diminution et de l’effondrement de la résistance française, puis de l’entrée en scène de l’Italie aux côtés de l’Allemagne.

Dès lors, ce n’était plus sur un ou deux fronts que nous risquions d’être attaqués, mais sur tous les fronts, et ceci d’autant plus que la saison autorisait les opérations en haute montagne.

Enfin, nous ne pouvions plus compter sur l’aide d’un allié éventuel. (…)

3. La signature de l’armistice est venue, une fois de plus, modifier la situation extérieure. Celle-ci m’inspire aujourd’hui l’appréciation suivante :

Si, d’une part, l’Allemagne et l’Italie n’ont pas intérêt à provoquer de nouveaux conflits aussi longtemps qu’elles ne sont pas venues à bout de la résistance anglaise, d’autre part, les voies de communication directes qui traversent nos Alpes présentent, pour la première de ces puissances en tout cas, un intérêt indiscutable. Celle-ci pourrait être amenée à exercer sur la Suisse une pression économique, politique et même militaire, pour obtenir libre usage de ces voies de communication.

Ainsi, les exigences allemandes pourraient, tôt ou tard, devenir telles qu’elles seraient inconciliables avec notre indépendance et notre honneur national. La Suisse ne parviendra à échapper à la menace d’une attaque allemande directe que si le haut commandement allemand, dans ses calculs, considère qu’une guerre contre nous serait longue et coûteuse, qu’elle ranimerait inutilement ou dangereusement, un foyer de luttes au centre de l’Europe et gênerait l’exécution de ses plans.

Dès lors, l’objet et le principe de notre défense nationale sont de démontrer à nos voisins que cette guerre serait une entreprise longue et coûteuse. si nous devons être entraînés dans la lutte, il s’agira de vendre notre peau aussi cher que possible. (…)

5. J’ai pris la décision suivante : la défense du territoire s’organisera suivant un principe nouveau, celui de l’échelonnement en profondeur.

A cet effet, j’ai institué trois échelons de résistance principaux, complétés par un système intermédiaire de points d’appuis. Les trois échelons de résistance seront :

– les troupes frontière, qui conserveront leur dispositif actuel;
– une position avancée ou de couverture, qui utilisera le tracé de la position d’armée actuelle entre le lac de Zurich et le massif de Gempen et qui se prolongera sur un front ouest, jalonné généralement par le Jura bernois et neuchâtelois – Morat – la Sarine jusqu’à la trouée de Bulle;
– une position des Alpes ou Réduit national qui sera flanqué à l’est, à l’ouest et au sud, par les forteresses, englobées de Sargans, de St-Maurice et du Gothard. (…)

6. Ce nouveau dispositif de défense aura pour conséquence inévitable le maintien sur place de la population civile. Des évacuations partielles pourront, sans doute, être ordonnés par le commandement local suivant les circonstances. Mais il importe avant tout que la population ne reflue, en aucun cas, vers le Réduit national, où elle compromettrait le succès des opérations et ne disposerait pas d’approvisionnements suffisants. (…) »

Repli dans le Réduit national vu par des fusiliers

« Le lendemain, un ordre arriva que nous accueillîmes avec soulagement : Le bataillon est alarmé ! Départ à la tombée de la nuit. Destination inconnue ! (…)

Je ne sais pas où l’on va (…). C’est drôle : on a quitté la frontière pour marcher vers les Alpes (…). Pourquoi ? (…) pourquoi est-ce que nous abandonnons la frontière ? (…)
Sommes-nous trahis par quelqu’un à Berne ? (…) Est-ce que nous commençons à obéir à Hitler ? (…) Non, ce n’est pas possible !

(…) Mon commandant de bataillon n’obéira jamais à Hitler (…) Le Général, non plus (…) Dieu merci, nous avons le Général ! Après tout, où est passé le major ? Disparu depuis hier soir. Où se trouve-t-il maintenant ? Secret militaire (…). »

René-Henry Würst, Alerte en pays neutre. La Suisse en 1940 , Lausanne, Payot, 1966

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Lettre du Général Guisan au Maréchal Pétain (avril 1941)

« Monsieur le Maréchal,

La vigueur morale, intellectuelle et physique qui vous est conservée au seuil de votre quatre-vingt-sixième anniversaire, n’est pas seulement un bienfait pour l’Etat et pour le peuple de France. Elle offre aussi à tous ceux qui, au près ou au loin, pendant un quart de siècle, depuis les grands jours de Verdun, suivent et admirent vos efforts, un spectacle réconfortant et un exemple édifiant.

Les marques de l’intérêt fidèle que vous avez témoigné à mon pays et à son armée, en honorant de votre présence nos manoeuvres de 1937, sont toujours dans ma mémoire : j’en conserve un vivant et précieux souvenir.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Maréchal, mes voeux les plus déférents et cordiaux pour vous-même et pour l’avenir du pays auquel vous avez fait don de votre personne. »

signé : Général Guisan »

In Etudes et Sources , Archives fédérales, Berne 1984, p. 49.

[Certains ont utilisé ce genre de texte pour s’attaquer à la légende dorée de Guisan. Soit, mais notons néanmoins que le président américain Roosevelt ne disait pas autre chose en 1940 et qu’il s’agit surtout ici d’un échange de politesse. C’est bien avec la France que Guisan négocia un accord militaire secret en cas d’agression allemande. Il n’exista rien de tel avec l’Allemagne. ]

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Bataille des champs par F.T. Wahlen

« Suisses d’aujourd’hui, hommes et femmes; jeunes et vieux; intellectuels et ouvriers; citadins et paysans !
En septembre 1939, nous nous sommes tous dressés, d’un même élan, pour défendre l’indépendance de notre pays. Résolument, sans arrière-pensée, nous avons accepté les sacrifices matériels, les travaux et les peines qu’imposait le danger extérieur.
Pourtant, tout cela, nous l’avons fait en prévision d’une éventualité : l’invasion. La Providence a permis que ce ne fût pas notre destin. La lutte continue, mais sur deux fronts. Protéger notre pays, contre la guerre et ses horreurs, et sur le front intérieur, tenir spirituellement, moralement et économiquement. La faim nous désorganiserait et nous affaiblirait. Si nous ne gagnons pas cette nouvelle bataille, nous périrons; cette fois, c’est une certitude. (…) »

L’agriculture suisse en temps de guerre, Bataille des champs, Neuchâtel, La Baconnière, 1941, pp. 30-31

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Achats d’or par la Banque nationale suisse

« (…) A la veille de la Seconde Guerre mondiale, quatre monnaies passent pour des moyens de paiements internationaux, valables partout dans le monde et pour toutes les transactions possibles : l’or, le dollar américain, la livre sterling et, dans une certaine mesure, le franc suisse : (…) parce que la Suisse, en dépit de sa taille, et pour reprendre les termes de J. Hotz, chef de la Division du commerce, est étroitement mêlée au commerce mondial, exporte des capitaux dans toutes les directions et réalise sans trop de peine deux équilibres fondamentaux : celui de la balance des comptes et celui du budget, assurant ainsi à sa monnaie stabilité externe et maintien du pouvoir d’achat; sans oublier une importante couverture métallique (95 % en 1938-1939), gage de premier ordre.

Avec la guerre tout change. La livre sterling – dès septembre 1939 -, puis le dollar – dès décembre 1941 – deviennent des monnaies belligérantes, autrement dit des monnaies dont la valeur externe est aléatoire, liée aux vicissitudes des armes. Elles perdent dès lors de leur attrait, comme moyens de paiements internationaux.

(…) Restent l’or et le franc suisse. Mais l’or (…) pose lui aussi des problèmes : son transport devient difficile, en raison de la capacité réduite de fret ou des obstacles opposés par le blocus et le contre-blocus; ensuite, sa provenance fait peser une hypothèse sur son utilisation. On aura donc tendance à lui préférer une devise forte. Quelle devise forte ? La seule qui subsiste : le franc suisse. Le franc jouit pendant la guerre d’un statut particulier. Tout d’abord, il est une monnaie non-belligérante. Ensuite, il reste une monnaie libre : la Suisse n’a pas introduit le contrôle des changes; marché des devises et marché de l’or continuent à fonctionner sans restrictions – ou presque (contrôle souple du marché de l’or depuis fin 1942) -, c’est-à-dire que l’on peut vendre ou acheter des devises ou de l’or sans grandes entraves; sans entraves, et, il faut le souligner, à prix constant : la législation monétaire fait en effet à la banque émettrice – la Banque nationale suisse – l’obligation de maintenir le franc à un niveau constant par rapport à l’or et aux grandes monnaies comme le dollar.

Enfin, le franc suisse demeure dans une certaine mesure convertible. On sait que jusqu’après la Seconde Guerre mondiale toute monnaie se définit légalement par un certain poids d’or (pair métallique) : tant de milligrammes d’or par unité monétaire, dans notre cas par franc; quantité d’or qui gage en quelque sorte la monnaie et se matérialise dans les réserves (ou encaisse) de la banque émettrice. (…) les détenteurs de billets suisses peuvent se procurer du métal précieux sur le marché suisse de l’or, marché caractérisé par des fluctuations de prix – cours de l’or – très faibles. Cette particularité tient à l’action de la Banque nationale, qui régularise ce marché en achetant ou en vendant de l’or de manière à maintenir le prix de ce dernier au niveau du pair métallique (…).

Bref, non-belligérance, liberté et stabilité, convertibilité : telles sont les caractéristiques de la monnaie suisse, caractéristiques qu’elle est seule à réunir au sein du système monétaire international entre 1941 et 1945.

(…) On comprend, dans ces conditions, l’importance du franc suisse pour l’Allemagne : c’est une des modalités de paiement privilégiées par ses fournisseurs de matières stratégiques (…), c’est aussi la devise reine de ses services d’espionnage et de renseignements. L’acquisition de francs se fait de trois manières : soit par vente d’or contre de la monnaie suisse auprès des banques commerciales suisses, donc sur le marché suisse de l’or, soit par vente d’or contre de la monnaie suisse auprès de la Banque nationale suisse, soit enfin par vente de devises contre de la monnaie suisse auprès des banques suisses. De ces diverses modalités, c’est la vente d’or qui est la plus utilisée; la vente de devises porte sur des montants relativement faibles : il s’agit d’une somme inférieure à 50 millions de francs, soit moins de 5 % du volume des transactions sur l’or. C’est donc ce dernier qui retiendra notre attention.

(…) De 1940 à 1945, la Banque nationale suisse a absorbé l’équivalent de 1,2 à 1,3 milliard. Quant au métal absorbé par les grandes banques commerciales suisses, (…), son montant n’est pas exactement connu : probablement aux alentours de 150 millions de francs.

Ce total de 1,2 à 1,3 milliard absorbé par la Banque nationale suisse provient de diverses sources : or des réserves allemandes d’avant-guerre bien sûr; mais aussi or belge et hollandais. L’or hollandais est de l’or cédé par la Banque de Hollande à la Reichsbank en 1940-1941. Il ne s’agit pas d’or pillé ou volé par le Reich à proprement parler, mais d’or cédé dans des conditions douteuses : sous la pression de l’occupation et par un gouverneur pro-nazi placé par le Reich à la tête de la banque centrale de Hollande; autrement dit d’or entaché pour la Reichsbank d’un vice de possession. Il en va de même de l’or belge : cet or provient d’un dépôt fait par la Banque de Belgique auprès de la Banque de France en 1939, dépôt cédé en 1940, à la demande du gouvernement de Vichy, par la Banque de France à la Reichsbank (…). Par la suite, cet or a été falsifié à Berlin, c’est-à-dire refondu et antidaté de manière à avoir l’apparence de lingots des réserves allemandes d’avant-guerre, et c’est sous cette forme méconnaissable qu’il a été vendu à la Banque nationale suisse.

(…) Les francs suisses ainsi acquis constituent pour le Reich le coussin de devises fortes dont il a besoin. Très souvent, les destinataires ultimes de ces francs : exportateurs d’Espagne, du Portugal, de Roumanie, etc., demandent après coup – eux ou leur banque centrale – la conversion de ces francs en or : c’est de l’or suisse qu’ils obtiennent ainsi, autrement dit de l’or apparemment non suspect de vice de possession, de l’or lavé, blanchi par l’intermédiaire de la banque centrale suisse.

L’évaluation des services rendus

(…) à partir de la fin de 1941, la Suisse devient comme place monétaire une pièce maîtresse de l’économie de guerre allemande. On peut parler dans ce domaine d’une dépendance directe et décisive du Reich, dépendance qui exerce une dissuasion certaine.

(…) Le franc suisse constitue donc, de l’aveu même des experts de l’époque, un atout décisif en faveur de la Suisse. Un atout, c’est-à-dire une arme, mais il faut le souligner, une arme à double tranchant : favorable à la Suisse aussi longtemps que la Banque nationale accepte d’acheter de l’or allemand, problématique dès lors que se poserait la question d’un refus de la Banque nationale. Comme en témoignent divers rapports de la Banque, cette dernière éventualité n’a cessé d’agiter les esprits et a fait peser une hypothèse sur le comportement de l’institution (…).

Le franc suisse devient à partir de l’été 1941, (…) la seule monnaie internationale. Les Allemands en ont besoin pour payer leurs importations de matières stratégiques depuis les pays neutres. Mais ils ne sont pas les seuls : les Alliés en ont également besoin pour opérer divers règlements; par ailleurs, de nombreux pays neutres ou non-belligérants commercent entre eux en francs suisses. (…) Bref, tout le monde cherche à acheter des francs suisses : c’est un phénomène général. Ces achats se font, d’où qu’ils émanent : camp de l’Axe ou camp allié, selon des mécanismes analogues : pour se procurer des francs suisses, les Allemands vendent de l’or au système bancaire suisse; pour se procurer des francs suisses, les Alliés vendent de l’or à la Suisse. Or, ces mécanismes posent de redoutables problèmes d’ordre monétaire et d’ordre conjoncturel, qui nécessitent l’intervention de la Banque nationale

(…) Soumise à une très forte demande, celle-ci [la monnaie helvétique] voit son prix monter sur le marché de l’or : elle tend à s’apprécier par rapport à l’or et par rapport aux autres monnaies rattachées à l’or. Mais une telle évolution est incompatible avec le régime monétaire en vigueur, régime qui établit (…) un rapport fixe entre le franc et l’or. D’où la nécessité pour la Banque nationale d’intervenir : elle le fait en achetant de l’or contre des francs suisses, de manière à faire remonter le prix du métal précieux et à ramener le cours du franc au niveau fixé par la législation monétaire. (…)

Il y a donc hémorragie d’or pour la Banque nationale suisse, hémorragie qui menace son existence même et son activité. Des raisons légales et économiques contraignent en effet l’institution à disposer d’importantes réserves d’or, et à en disposer en Suisse même.

(…) la Banque nationale suisse, pour remplir sa mission monétaire, se voit acculée à acheter de l’or à la Reichsbank, technique parfaitement efficace monétairement parlant, mais ayant pour désavantage d’exposer politiquement – et juridiquement – la Banque nationale ainsi que la Confédération. (…)

Les achats d’or allemand posent en effet un problème de politique de neutralité. La Banque nationale achète de l’or à la Reichsbank; mais, (…), elle achète aussi de l’or aux Alliés; et elle leur en achète de plus en plus à partir de 1942. (…)

Au total les achats d’or allié par la Banque nationale et par la Confédération représentent de septembre 1939 à mai 1945 une somme supérieure à 2 milliards de francs suisses. (…) Soit une somme supérieure aux achats d’or allemand par le système bancaire suisse (1,35 à 1,45 milliard de francs environ) et égale au montant cumulé des achats d’or allemand par la Suisse et des avances de clearing au Reich (2,45 à 2,55 milliards de francs).
(…) »

Philippe Marguerat, La Suisse face au IIIe Reich. Réduit national et dissuasion économique, 1940-1945, Editions 24 heures, Lausanne, 1991, pp. 85-159.

[Nous reprendrons cette question avec quelques comparaisons en fin de page.]

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A propos de la neutralité

Voici un choix historiographique de textes venant du Supplément culturel du journal « Le Temps » (6 avril 2002), à propos de la vision de la neutralité Suisse pendant le Seconde Guerre mondiale, sous le titre « la Providence accordant sa protection majeure ».

« Nous avons été sur le continent les premiers résistants de l’Europe ou bien les derniers qui fussent encore décidés à résister. C’est là un fait historique qu’aucune considération ne pourra changer. »

Extrait de la Revue militaire suisse, juin 1947.

« Non, ce n’est pas la soi-disant invincibilité de notre armée conjuguée à l’atout géographique de notre fortin alpin qui a fait hésiter Hitler à nous envahir (…). Mais ce sont plutôt et surtout notre étroite et active collaboration économique avec le Reich, nos accords de clearing, les armes qui sortaient de nos usines pour aller renforcer le potentiel militaire de la Wehrmacht, notre position stratégique au cour de l’Arc alpin, la sécurité et la discrétion de nos places financières qui recueillirent les tonnes d’or volées par les nazis, notre rôle de plaque tournante de l’espionnage international qui furent autant d’atouts que Hitler et son état-major ont soupesés à l’aune des seuls intérêts de leurs ambitions hégémoniques, atouts qui se sont imposés dans l’analyse des dirigeants nazis comme infiniment plus rentables qu’une invasion destructrice de notre pays. »

Extrait de Du Bonheur d’être Suisse sous Hitler de Jean-Baptiste Mauroux (Ed. d’En Bas, Lausanne, 1997; 1re éd.: Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1968 déjà !!)

« Finalement, les négociateurs suisses ont réussi une espèce de tour de force en obtenant de l’Allemagne nazie non seulement des denrées alimentaires et du pétrole, mais aussi le fer avec lequel se forgeaient dans nos usines les armes qui, si jamais elles étaient utilisées, le seraient contre l’Allemagne. Il en coûta évidemment un crédit de clearing qui, à la fin du conflit, atteignait 1119 millions de francs. Toute la question était de savoir si le prix ainsi payé pour conserver l’indépendance nationale était moralement et politiquement supportable ou s’il était exagéré. »

Extrait de Histoire de la Suisse, L’histoire récente (1928-1980) de Pierre Béguin (Payot Lausanne, 1980)

« La politique extrêmement peu accueillante menée à l’égard des réfugiés civils a contribué à isoler la Suisse sur la scène internationale au cours des dernières années de la guerre. La question des réfugiés politiques et des persécutés raciaux s’était déjà posée durant les années 30, mais la politique helvétique prend un aspect de plus en plus administratif et inhumain à partir de la déclaration de guerre. (…) Heureusement, de nombreux Suisses agirent en faveur des réfugiés, et critiquèrent d’auteurs sévèrement la politique fédérale en la matière. On ne peut cependant dire que la majorité de la population se soit montrée à la hauteur de la tradition humanitaire si souvent évoquée dans les fêtes patriotiques. »

Extrait de Hans Ulrich Jost, in Nouvelle Histoire de la Suisse et des Suisses, sous la dir. de Jean-Claude Favez (Payot, Lausanne, 1982-83)

« Malgré les circonstances contraignantes qui ont déterminé la politique suisse en matière de transaction d’or, on ne peut se débarrasser de l’impression gênante que les échanges d’or avec l’Allemagne reposaient sur une association douteuse, sur un compagnonnage scélérat avec une dictature inhumaine, sur une collaboration quasi conspiratrice avec un régime hostile à la Confédération suisse et à sa conception de l’Etat. »

L’Or des nazis. La Suisse, un relais discret de Werner Rings (Payot, Lausanne, 1985)

« L’encerclement de la Suisse, la précarité de son ravitaillement, l’impossibilité de transférer les réfugiés vers un pays d’accueil rendaient inévitable une limitation rigoureuse et forcément arbitraire des entrées. (…) A ces douloureuses contraintes près, le défi de la neutralité a été tenu et la Suisse ne s’est pas alignée sur l’ordre totalitaire. Le mérite, la Providence accordant sa protection majeure, les Anglais, puis les Américains luttant pour la liberté, la rendant et la garantissant à l’Europe occidentale, en reviennent à la cohésion solidaire du peuple suisse dans sa vocation de liberté et dans sa volonté de résistance. Le général Guisan en a été, dans l’armée et dans le peuple, la personnification emblématique. Mais la responsabilité n’en relève pas moins du Conseil fédéral qui lui a donné sa mission et l’a maintenue, lui en consentant les moyens. Le gouvernement a su assurer, dans une collégialité sans défaillance grave, la conduite de la politique étrangère et la survie économique dans les conditions les plus critiques. »

Extrait de Le Défi de la neutralité de Georges-André Chevallaz (L’Aire, 1995)

« Les partis politiques traditionnels durent en partie se taire, et l’on assista à une inféodation de la structure du pouvoir par des clans issus des droites. De petits «baillis », forme helvétique des Führer, (…) tentèrent de se créer leur territoire. Il en résulta une segmentation du monde politique (désormais éclaté en mouvements, ligues et réseaux privés), mais aussi de l’armée ou de l’administration. Le Conseil fédéral lui-même était divisé. Il ne restait plus en définitive qu’une seule structure cohérente au niveau du pouvoir central : le Département de l’économie publique, et la Délégation permanente pour les négociations économiques avec l’étranger qui s’y rattachait. Ces dernières assumèrent les décisions essentielles pour l’existence du pays, sans pour autant que puisse intervenir une opinion publique toujours plus livrée à la propagande de l’armée et à l’omniprésence du général. »

Extrait de Le Salaire des neutres de Hans-Ulrich Jost (Denoël, Paris, 1999)

« Entre 1942 et 1944, (…) la Suisse se trouva dans une position géographique et historique unique qui paraissait lui faire un devoir de mener une politique active d’accueil et de secours international. Elle en avait la possibilité. Elle abritait déjà un grand nombre de réfugiés civils et d’internés militaires ; un contingent accru ne l’aurait pas mise dans une difficulté insurmontable. En fermant la frontière de plus en plus sévèrement, en remettant à leurs poursuivants des réfugiés surpris lors de leur passage clandestin, et en s’accrochant trop longtemps à cette attitude restrictive, on livra des êtres humains à un destin tragique. Dans ce sens, les autorités de la Suisse ont réellement contribué à la réalisation de l’objectif des nationaux-socialistes. »

Extrait de La Suisse, le national-socialisme et la Seconde Guerre mondiale. Rapport final de la Commission indépendante d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale, ou rapport Bergier (Pendo, 2002)

[Evidemment, le passage sur « les autorités de la Suisse ont réellement contribué à la réalisation de l’objectif des nationaux-socialistes » a été très mal perçu par une grosse partie de l’opinion publique helvétique et aussi par de nombreux historiens ». Dans la partie suivante, nous discuterons de quelques éléments de façon plus complète.]
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A propos des Réfugiés refoulés

 » Entre 1939 et 1945, la Suisse a accueilli 104 000 internés militaires et 60 000 réfugiés civils. Le rapport Bergier ne reprend donc pas les chiffres avancés par le rapport Ludwig, qui estimait à 295 000 le nombre total de réfugiés accueillis. Non parce que ce chiffre est faux (il incluait en plus les enfants étrangers en vacances en Suisse (60 000) et les frontaliers présents temporairement), mais parce qu’il résulte d’une addition discutable et « élude la question centrale : la politique restrictive à l’égard des 20 000 réfugiés refoulés » (Bergier s’écarte ici de certains auteurs qui chiffrent à 30 000 le nombre de réfoulés). Or, la Suisse savait au début 1942 que les Juifs refoulés étaient voués à la mort. Malgré des gestes collectifs de bonne volonté (Secours suisse aux enfants, oeuvre d’entraide, Eglises), « losqu’il s’est agi d’accorder une large protection aux juifs persécutés, la Suisse, notamment ses dirigeants politiques, a manqué à ses devoirs ». En effet, « avec la Suède jusqu’à la fin 1942, la Suisse a été le seul pays à appliquer un critère formel de sélection fondé sur la race selon la définition national-socialiste ». En ce sens, les autorités ont réellement contribué à la réalisation de l’objectif des nationaux-socialistes. »

Extrait de la Tribune de Genève du 23 mars 2002 (article « 1939-1945 : un pouvoir pas à la hauteur »)

Le nombre de refoulés à la frontière genevoise

Genève est le seul canton suisse à avoir des archives intactes conservées sur la question. On connait donc bien les données pour l’accueil et le refoulement des réfugiés se présentant le long de la frontière genevoise avec la France.

C’est le 4 août 1942 que le gouvernement fédéral décide la fermeture de la frontière par crainte d’un afflux massif de réfugiés. Etre juif n’est pas considéré comme un motif suffisant d’asile. Les consignes d’application venant de Berne ne seront pas claires et changeront souvent. Contradiction et arbitraire avec un cortège d’attitude humanitaire ou d’excès de zèle seront vus le long de la frontière de la part des fonctionnaires douaniers et de l’armée… L’âge fut un critère important de refoulement (à partir de fin 1942, les enfants de moins de 12 ans ne sont pas refoulés, ainsi que les familles d’enfants de moins de 6 ans).

Voici les données pour la période critique de 1942 à 1944 à Genève.

De 1942 à 1944, aux frontières du canton de Genève avec la France

24’000 réfugiés, dont 9800 Juifs

2’200 refoulés, dont 996 Juifs et, sur ce nombre, 118 furent déportés.

Source : documentaire télévisé Mémoires de frontières de Bernard Romy et Claude Torracinta, diffusé sur TSR 2 le 24 mars 2002.

On ne s’accorde pas sur le nombre de juifs refoulés à la frontière

La question des refoulements à la frontière pendant la guerre est moins une querelle d’historiens qu’une affaire de récupération politique.

C’est une interview de Serge Klarsfeld, ­parue dimanche, qui a créé l’émoi. Le «chasseur de nazis» y affirme que le nombre de juifs refoulés par la Suisse durant la guerre ne dépasse pas 3000. Et le journal («Der Sonntag») fait monter la sauce en mettant ce chiffre en parallèle avec celui de 24 500 avancé par la commission Bergier en 2002. Procédé douteux.

Dans son rapport final sur la Suisse durant la guerre, la commission d’historiens présidée par Jean-François Bergier parle de 24 500 refoulements à la frontière entre 1939 et 1945. Sachant que des réfugiés ont été refoulés plusieurs fois, on arrive à un total approximatif de 20 000 personnes.

Un travail de fourmi

Le nombre exact est impossible à déterminer, dit le rapport, tout comme les motifs de fuite, religion, opinion politique, âge ou sexe. Combien de juifs parmi ces 20 000 ? Le rapport ne peut le dire. Jusqu’au début 1944, «une grande partie» étaient des juifs, ensuite toutes sortes de fuyards anticipant la défaite allemande.

En fait, Serge Klarsfeld affirme que ses ­recherches sur les refoulements à la frontière (notamment franco-suisse) permettent d’abaisser à 3000 le nombre de juifs refusés durant toute la guerre. Il s’appuie aussi sur les travaux de l’historienne genevoise Ruth Fivaz-Silbermann sur tout l’Arc jurassien.

Qu’il s’agisse des archives militaires de Genève ou des registres douaniers de Neuchâtel, ce sont des dizaines de milliers de dossiers qu’il faut déchiffrer l’un après l’autre. «Un travail de fourmi que la commission Bergier, vu l’ampleur de son mandat, n’a pas eu le temps de faire», explique Ruth Fivaz-­Silbermann (voir plus bas la présentation de sa thèse sur la question).

Rapport de 11 000 pages

Elle précise d’ailleurs que le rapport Bergier ne parle à aucun moment de 24 000 refoulés juifs. Quant à ses recherches, elles l’amènent en gros à l’estimation faite par Carl Ludwig en 1957 d’environ 10 000 refoulements (juifs et autres). Cela figurera dans la thèse qu’elle publiera «sans précipitation, dans quelques mois».

Ancien conseiller scientifique de la commission Bergier, Marc Perrenoud ne s’offusque pas que les estimations du rapport de 2002 soient nuancées, voire revues à la baisse en raison de nouvelles recherches: «Nous avons donné des chiffres avec toute la prudence nécessaire, mais sans nous focaliser sur cet aspect.»

Il est vrai que les 11 000 pages du rapport cernent les enjeux majeurs du comportement de la Suisse pendant la guerre, du point de vue politique, économique, social, etc. Et il était plus important d’analyser ce que les autorités savaient en été 1942 du sort réservé aux juifs, quand elles ont fermé les frontières à ceux qui fuyaient «en raison de leur race»…

L’honneur vendu

Il a fallu analyser la complexité de ces années tragiques, note Marc Perrenoud. «Nos observations étaient parfois dures à avaler, d’autres fois elles disculpaient le pays d’accusations diffusées auparavant, comme celles des «trains de la mort» traversant la Suisse, selon une fausse information de la chaîne BBC en 1997, ou sur la prospérité helvétique soi-disant alimentée uniquement par les avoirs spolliés aux juifs.»

Une neutralité que le professeur d’économie Jean-Christian Lambelet dénie clairement à la commission Bergier, «dont la mission était de détruire le modèle d’une Suisse qui a su résister». Une mission dont le Conseil fédéral «porte la responsabilité», lui qui a «vendu l’honneur de la Suisse pour une bouchée de pain».

Pour Ruth Fivaz-Silbermann, «M. Lambelet, qui n’est pas historien, s’est placé dans une dynamique qui l’amène à des positions qui ne tiennent pas la route».

in La Liberté, 12 Février 2013 par François Nussbaum repris sur

http://www.lecourrier.ch/105882/on_ne_s_accorde_pas_sur_le_nombre_de_juifs_refoules_a_la_frontiere

Réflexion personnelle

Les articles et débats contenus dans

– Le rapport « Les réfugiés civils et la frontière genevoise durant la Deuxième Guerre mondiale. Fichiers et Archives », Genève, 2000

– « Le passage de la frontière durant la Seconde Guerre mondiale. Sources et méthodes », Genève, 2002

qui sont accessibles sur Internet, sont très utiles pour toute cette problématique du nombre de refoulements/refoulés en Suisse, pas seulement à Genève.

A leurs lectures, j’arrive aux estimations suivantes :

300’000 réfugiés pendant la guerre (jamais plus de 105’000 à la fois), en grande majorité des soldats (déserteurs, internés…)

dont

55’000 réfugiés civils admis en Suisse (jusqu’en 1950, dont 51’000 pendant la Guerre)

dont

21300 Juifs qui ont bénéficié de l’asile pendant la Guerre

Le nombre de refoulements ne donnent pas le nombre de refoulés au final, car certains ont tenté plusieurs fois leur chance avec succès ou pas.

24500 refoulements, pour probablement 20’000 refoulés définitifs (estimation 20 % d’individus refoulés plus d’une fois, entre 15 et 25 %).

Donc, selon l’estimation assez fiable également que les Juifs ont représentés les 2/3 des individus concernés, nous arrivons à (environ)

16’000 refoulements concernant des Juifs et, au final, probablement 13’000 Juifs refoulés, mais peut-être nettement moins, si on songe que les nombres bien établis à la frontière du canton de Genève ne donnent pas plus de 10 % de Juifs refoulés, et que le pourcentage des réfugiés représenté par le canton de Genève sur l’ensemble de la Suisse entre 1942 et 1944 culmine à 42 % du total – ce qui s’explique par la position géographique de ce canton et aussi par l’efficacité des réseaux clandestins, qui vont permettre à de nombreux réfugiés d’éviter un refoulement direct à la frontière – on est en droit d’admettre que le nombre total de réfugiés refoulés juifs, Juifs est bien inférieur à cette estimation. On constate aussi que si la loi fédérale semble rigide, la pratique aux frontières est souvent très souple… En tout cas, l’antisémitisme supposé et parfois réel, n’est pas un facteur aggravant globalement les refoulements. C’est bien la crainte, réelle même si exagérée, d’un trop plein de population qui joue à plein. En 1943, à la frontière genevoise, ce sont les réfugiés français du STO qui sont de loin les plus refoulés à la frontière, jusqu’à 45 % du total (1) de ceux qui ne cachent pas la raison de leur tentative (nombreux sont ceux qui la cache, sachant qu’elle augmente le risque de se faire refouler). La catégorie dont on craint un afflux massif est très clairement la plus ciblée par les refoulements et cette catégorie a pu varier au cours de la guerre.

Certains ajoutent au nombre de refoulés, ceux qui ont vu leur demande de visas refusée et qui n’auraient pas tenté de passer la frontière ensuite.

Il y a eu 24000 demandes de visas, dont 14500 ont été refusées. Certains ont estimé que 20 % (15-25 %) ont essayé de passer (assez aléatoire). On pourrait alors parler d’environ 30’000 refoulés-refusés (au lieu de 20’000) dont 20’000 Juifs, augmentant le nombre de Juifs refoulés à un maximum de 15’000 environ. Sous toute réserve…

Depuis la France, on pense qu’environ un millier de Juifs refoulés ont été déportés par les Nazis, sur un total de 5000 refoulements de Juifs (certains plusieurs fois) vers la France (nombre donné par Serge Klarsfeld (2), aboutissant aux 3000 Juifs refoulés indiqués dans l’article de La Liberté au-dessus). Il est possible que cette proportion de déportés (20 % des refoulés au maximum, mais pour Genève cette proportion tombe à 10 %) soit généralisable à l’ensemble (cela donnerait au maximum 3000 Juifs déportés en tenant compte aussi des visas refusés). Il y a eu sans doute des déportés parmi les Non-Juifs refoulés, même si en nombre et proportion (très ?) inférieure.

Sans rien ôter à ce qu’il y a d’un peu macabre (et vain) dans nos calculs, l’historien doit donner les estimations les plus fiables possibles et celles du rapport Bergier sont nettement surestimées et pas très transparentes, induisant de nombreuses erreurs d’interprétation.

Du reste, la thèse de Ruth Fivaz-Silbermann, présentée juste en-dessous, donne les meilleures données chiffrées sur la question jamais réalisées et confirme totalement mon propos, avec un nombre encore plus faible de Juifs refoulés et déportés.

Notons que des défenseurs de la Suisse ont fait aussi un calcul inverse, consistant à estimer le nombre de Juifs protégés ou sauvés par l’existence même de la Suisse, par un accueil bien plus grand que le nombre de refoulements, par l’action officielle du CICR à l’étranger (protection des prisonniers de guerre alliés juifs, par exemple) et moins officiel de certains diplomates (par exemple Carl Lutz à Budapest en 1945) et délégués du CICR à l’étranger. Ainsi, Marc-André Charguéraud donne le nombre de plus de 100’000 Juifs protégés-sauvés par la neutralité helvétique (3) au cours de la seconde Guerre mondiale.

Et que pouvons nous dire en comparaison internationale.
La Suède n’a accueilli que 9000 Juifs (y compris les Juifs danois) pendant la Guerre. (4)
Les USA ont accueilli de Pearl Harbour à la fin de la Guerre que 21000 réfugiés (pas tous Juifs…)
soit nettement moins de Juifs que la Suisse. (5)
Des jugements plus positifs venant de personnalités et chercheurs juifs existent aussi :
«  Il est incontestable qu’en matière d’accueil des réfugiés, la Suisse a été, si l’on tient compte de sa faible étendue, plus généreuse que n’importe quel autre pays, à l’exception de la Palestine. » (6)
Et de Gerhart Riegner, représentant le congrès juif mondial à Genève, qui a envoyé le fameux télégramme Riegner le 8 août 1942 révélant le plan d’extermination des Juifs d’Europe :
« Il n’y a pas beaucoup de pays qui peuvent se prévaloir d’en avoir sauvé autant. » (7)

Ni Ange. ni démon, la Suisse aurait pu faire plus évidemment, mais c’est toujours un peu facile et commode de juger après, quand on connaît le futur. Les priorités des autorités étaient conformes à l’esprit de l’époque, elles ne se sentaient responsables que de la Suisse et seulement d’elle.

Notes :
1) Coll. sous direction de Jean-Philippe Chenaux, Les conditions de la survie, La Suisse, la deuxième Guerre mondiale et la crise des années 90, Lausanne , 2002, page 136 (ci-dessous « Survie ») ; ce pourcentage est tiré des rapports genevois.
2) in Survie page 135
« Le 10 février 2013, Serge Klarsfeld annonce que la Suisse aurait, d’après lui, refoulé non pas 25 000 Juifs mais « un peu moins de 3000 » et en aurait accepté 30 000.  » in Wikipédia, article , Histoire_de_la_Suisse_pendant_la_Seconde_Guerre_mondiale#La_neutralité, notes 35 et 36. Consulté le 1er mai 2017.
3) in La Suisse présumée coupable, Lausanne, 2001, pp., 107-112
4) in Survie p. 137
5) in Survie p.138)
6) David S. Wyman, L’abandon des Juifs – les Américains et la solution finale, préface d’Elie Wiesel, 1987, p. 304 cité dans Survie page 139
7) Gerhart M. Riegner, Ne jamais désespérer, éd. du Cerf, 1998, pp. 226-228 cité dans Survie page 139
De 1965 à 1983, Riegner fut président du Congrès juif mondial.

[Patrice Delpin , avril 2017]

La thèse de Ruth Fivaz-Silbermann

Après 19 ans de recherche, cette historienne a défendu sa thèse, « La fuite en Suisse », sur le passage et le refoulement des Juifs à la frontière franco-suisse pendant la seconde Guerre mondiale à l’Université de Genève le 27 mai 2017.

— (ajout de décembre 2020) —
Cette thèse est aujourd’hui publiée et disponible entièrement sur
Archive ouverte UNIGE : https://archive-ouverte.unige.ch/unige:96640

Ruth Fivaz-Silbermann
La fuite en Suisse: migrations, stratégies, fuite, accueil, refoulement et destin des réfugiés juifs venus de France durant la Seconde Guerre mondiale.

et en novembre 2020 est paru cette version

La fuite en Suisse. Les Juifs à la frontière franco-suisse durant les années de « la Solution finale ». Itinéraires, stratégies, accueil et refoulement, Coédition Calman-Lévy/Mémorial de la Shoah, 1448 pages.

Extrait de la préface de Serge Karlsfeld (p. 11) :

« Le livre de Ruth Fivaz est fondamental : il met fin aux polémiques sur le nombre des refoulés qui ne dépasse certainement pas le nombre de 3000, dont moins d’un tiers ont péri à la suite des refoulements dont ils ont été victimes et que la Suisse aurait pu accueillir comme tous ceux auxquels elle a ouvert sa porte. Un grand livre qui obligera désormais tous ceux pour qui la Suisse est un sujet de livre ou de conversation à tenir compte de son contenu plutôt que de céder à leurs préjugés. »

Les chiffres bruts qu’elle a pu établir sont :
15’519 Juifs se présentant à la frontière franco-suisse
12’675 Juifs pouvant entrer en Suisse (81,67 %)
2’844 Juifs refoulés (définitivement) (18,33 %)
Entre 400 et 900 Juifs ont péri dans les camps nazis (elle en a identifié 248).

Source :
dans le « 19h30 » principal journal d’information quotidien de la Télévision suisse romande 1. http://www.rts.ch/play/tv/19h30/video/19h30?id=8655529
après 9 minutes

On s’accorde pour dire que 2/3 des Juifs réfugiés en Suisse sont passés par la frontière franco-suisse. Il est malheureusement impossible d’être certain en l’état qu’un ajout de 1400 puisse nous donner une certitude sur le nombre total de refoulés sur tout le pourtour de la Suisse. Tout au plus pourrait-on estimer qu’un nombre de 4200 à 5000 refoulés au total représente à ce jour la meilleure estimation pour l’ensemble de la Suisse que nous ayons. La thèse de Ruth Fivaz-Silbermann n’est pas une clôture définitive de cette question, mais va rester comme une borne majeure de la recherche historique sur un sujet tragique.

Voir aussi l’article suivant en lien avec le « 19h30 ».
Le nombre de Juifs refoulés aux frontières suisses revu à la baisse

« Le nombre de Juifs renvoyés à la frontière franco-suisse pendant la Seconde Guerre mondiale pourrait être nettement inférieur à celui avancé par le rapport Bergier, selon les travaux de Ruth Fivaz-Silbermann présentés samedi à Genève.
L’historienne, qui a travaillé 19 ans sur son doctorat « La fuite en Suisse », a retrouvé la trace de 2844 juifs refoulés à la frontière franco-suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, utilisée par deux tiers des réfugiés voulant échapper à l’Allemagne nazie.
Lors de la Seconde Guerre mondiale, plus de 15’000 juifs se sont présentés à la frontière franco-suisse, un peu moins de 20% – soit 2844 – ont été refoulés, selon ses recherches.
Parmi ceux-ci, la chercheuse de l’Université de Genève a identifié 248 juifs qui ont été déportés et exterminés après leur renvoi par la Suisse. Mais les archives étant lacunaires, elle estime qu’en plus de ceux-ci quelques centaines d’autres juifs, qui n’ont pas été identifiés, ont pu périr après leur renvoi par la Suisse.

24’398: le chiffre de la commission Bergier

Avec ses travaux, Ruth Fivaz-Silbermann remet en question le chiffre de 24’398 refoulements civils lors de la Seconde Guerre mondiale utilisé pour le rapport Bergier, dont il estimait qu’il inclut une grande majorité de juifs.
La commission d’experts mise en place par la Suisse pour faire toute la lumière sur la question des fonds en déshérence n’a toutefois pas elle-même étudié la question du nombre de personnes refoulées à la frontière, celle-ci ne figurant pas dans son mandat. C’est d’ailleurs ce que critique aujourd’hui l’historien français Serge Klarsfeld.
Le chiffre de 24’398, utilisé dans le rapport, est issu d’une étude publiée en 1996 par Guido Koller, historien aux Archives fédérales à Berne. Il comprend aussi les personnes d’autres confessions et certains réfugiés ayant été refoulés plusieurs fois – à l’instar d’Etta Dagan, que le 19h30 avait rencontrée. C’est pourquoi le nombre des refoulements est forcément supérieur à celui des personnes effectivement refoulées.
Contacté par la RTS, Georg Kreis, membre de la commission Bergier et Guido Koller, n’ont pas souhaité prendre position par rapport à la volumineuse thèse (plus de 1000 pages) de Ruth Fivaz-Silbermann qu’ils n’ont pas lue. Tous deux saluent néanmoins le fait que de nouvelles études permettent d’avoir une image plus précise de la politique suisse et de ses conséquences lors de ce conflit mondial qui a fait 6 millions de victimes juives à travers le monde entre 1939 et 1945.

De précédents travaux

Car Ruth Fivaz-Silbermann n’est pas la seule à apporter par ses investigations un nouvel éclairage sur la politique suisse à cette période. Deux autres historiens, juifs comme elle, sont parvenus ces dernières années à la même conclusion que la chercheuse genevoise, à savoir que le nombre de refoulés juifs est plus modeste qu’admis lors de la parution du rapport Bergier.
Serge Klarsfeld, qui a notamment travaillé sur les archives de la Shoah, avait indiqué il y a sept ans que 3000 juifs avaient été refoulés par la Suisse.
Quant à Henry Spira, auteur de la plus complète étude réalisée sur la frontière jurassienne, il estime que les chiffres ont été surestimés car ils comprennent notamment tous les passagers volontaires de la frontière: par exemple, les réfugiés entrant en Suisse par la frontière nord pour fuir via Genève ou tous les réfugiés qui sont rentrés volontairement chez eux dès le 4 août 1944, au fur et à mesure que la France, la Belgique ou la Hollande étaient libérées.

Rothmund réhabilité ?

Ruth Fivaz-Silbermann a également découvert que Heinrich Rothmund, le directeur de la division de police au Département de justice et police qui incarnait la dureté de la politique suisse, était bien plus nuancé dans l’application de la décision du Conseil fédéral de fermer les frontières aux juifs le 4 août 1942.
« Il n’était nullement antisémite », estime la chercheuse qui a découvert plusieurs documents témoignant d’une politique moins restrictive appliquée par Heinrich Rothmund. »

Source : http://www.rts.ch/info/suisse/8655065-le-nombre-de-juifs-refoules-aux-frontieres-suisses-revu-a-la-baisse.html
par Nicolas Rossé, 27 mai 2017

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Et quelques autres questions, encore polémiques

Transit à travers la Suisse

En juin 1997, la BBC diffuse un reportage intitulé Nazi Gold, qui affirme que des trains transportant des Juifs italiens auraient traversé la Suisse. Ce reportage sera également diffusé sur les chaînes de télévision helvétique.
Problème : cette affirmation est totalement fausse. Une annexe au rapport Bergier (publiée ultérieurement au rapport final) le démontrera. (1)
On était alors au maximum de la polémique contre la Suisse pendant la seconde Guerre mondiale. C’est à un véritable lynchage médiatique que l’on assiste.
Malheureusement, aucun démenti à la hauteur du reportage diffusé dans les chaînes télévisées ne fut fait. Cette légende plus que noire continue à circuler.
Il fut aussi révélé que les cols autrichiens (Brenner principalement) et leurs liaisons vers l’Italie ne furent jamais bombardés de toute la guerre et furent toujours opérationnels, dispensant les Nazis de chercher d’éventuelles voies de traverse.
La Suisse n’autorisa que des transports de matériel (principalement du charbon, pas d’armements) entre l’Allemagne et l’Italie. Il n’y eut jamais non plus de transport de troupes allemandes traversant la Suisse.
Le seul accord permettant de faire transiter des troupes étrangères par la Suisse est fait en juillet 1945 avec le Royaume-Uni de Grande-Bretagne. Des permissionnaires ou démobilisés anglais se trouvant en Italie pourront transiter par la Suisse dès juillet 1945, alors que la guerre n’est pas finie dans le Pacifique. Cela est la seule violation d’un principe essentiel de neutralité dans le transport, fait uniquement en faveur des Alliés. (2)
A titre de comparaison, la Suède autorisa le passage de troupes allemandes par son territoire, dès avril 1940 pendant la bataille de Narvick. En juin 1941, une division entière transita vers la Finlande et le front de Carélie. Pendant la Guerre, ce ne sont pas moins de 2’140’000 soldats allemands et 100’000 wagons d’armes qui vont traverser la Suède (3).

Notes :
1) Gilles Forster, Transit ferroviaire à travers la Suisse (1939-1945), CIE, 2001
cité in Survie, pp. 69-70
2) Coll. sous direction de Jean-Philippe Chenaux, Les conditions de la survie, La Suisse, la deuxième Guerre mondiale et la crise des années 90, Lausanne , 2002, page p. 196 (ci-dessous « Survie »)
3) in Survie, p. 219

Achat d’or aux Alliés = achat d’or au Reich
L’achat d’or contre des francs ou vente de francs suisses contre une monnaie s’équilibre sur l’ensemble de la Guerre. 2,8 milliards de CHF aux Alliés contre 2,7 milliards à l’Axe. (1)
Ces francs suisses servaient aussi au commerce international allié.
A peu près tout le monde s’accorde, ce qui est rare, sur le fait que l’achat d’or vis-à-vis du Reich a eu un effet dissuasif évident contre une éventuelle agression nazie. Cela a protégé la Suisse en 1943-44, sinon d’une invasion, du moins d’une guerre économique qui aurait très bien pû être fatale sans recours aux armes. (2)
A cette époque, le Réduit alpin représentait un problème militaire qui n’aurait pas été si simple à résoudre pour l’agresseur.

Notes :
1) in Survie, p.178)
2) in Survie, p. 174
3) Philippe Marguerat, La Suisse face au IIIe Reich. Réduit national et dissuasion économique, 1940-1945, Editions 24 heures, Lausanne, 1991, p. 158)

Apports à la machine de guerre allemande et à l’économie du Reich

Présentés comme essentiel par des polémistes, elle est à relativiser nettement.
Le rapport Bergier précise bien , même s’il le fait de manière très rapide, que « la balance commerciale (de la Suisse envers l’Allemagne) était négative (à la fin de la Guerre) » et que la Suisse devait à l’Allemagne 285 millions de francs, ayant importé plus qu’elle n’a exporté vers l’Allemagne. (1)

On a beaucoup exagéré l’importance des livraisons d’armes helvétiques à l’Allemagne :
« les armes et le matériel stratégique suisses, s’ils constituent un appoint important dans certains secteurs, notamment ceux de la construction de chars et d’engins téléguidés, représentent une part infime de la production totale d’armements en Allemagne : 1,34 milliard de francs suisses sur environ 210 milliards de francs (120 milliards Reichsmark), soit 0,6 % et si l’on ne tient compte que de la livraison d’armements au sens strict, la proportion descend à moins de 0,3% (600 millions de francs suisses sur 210 milliards de francs). C’est dire l’importance relative de ce facteur ». En juin 1943, Albert Speer, ministre de l’économie du Reich, affirme pouvoir renoncer, si nécessaire, aux livraisons techniques spéciales suisses concernant la production de chars de combat. (2)

Et aux Alliés

Malgré l’encerclement de l’Axe (total pendant 2 années de l’automne 1942 à l’automne 1944), les Alliés ont pu recevoir pendant la Guerre 2,8 à 3 milliards de francs suisses de produits helvétiques contre 3,9 à 4 milliards à l’Axe (75 % des livraisons à l’Axe ; 80 % si l’on s’en tient aux produits considérés comme stratégiques ou importants. (3)

Evidemment, de fin 1941 à 1944, les chemins pour atteindre les USA étaient parfois tortueux via le Portugal et l’Amérique latine.
En 1942, les exportations suisse vers le Reich atteignirent leur maximum pour 665,6 millions de francs, mais les exportations vers les Alliés ne furent de loin pas négligeable en comparaison avec 311 millions de francs.

« Envers les Alliés, certaines exportations suisses étaient aussi considérées comme importantes. Les produits horlogers en particulier, mais aussi des machines et des produits chimiques. » (4)
Tous les bombardiers américains avaient quelques petites pièces helvétiques dans leur composition.
Bien sûr, comme le remarquait Albert Speer pour l’Allemagne, si les Alliés avaient dû s’en passer, ils auraient très bien pu les produire eux-mêmes. Mais la logique voulait que si on peut les obtenir, c’est plus simple et cela libère son industrie pour d’autres fabrications.

« Si l’on tient compte de tous ces circuits (directs et indirects par la Portugal et l’Amérique latine), les fournitures de produits horlogers au camp allié – fournitures d’importance stratégique – atteignent un chiffre compris entre 1,5 et 2 milliards de francs (suisses). Et ces fournitures se font presque intégralement à coup d’avances de la Banque nationale et de la Confédération (suisse) ». (5)
« La Suisse a fourni 2 fois plus d’avance au sens strict aux Alliés qu’à l’Allemagne : 2,5 milliards de francs aux Alliés, contre 1,1 milliard dans le cadre du clearing allemand. » (6)

Bref, on peut tourner le problème dans tous les sens, on est très très loin de l’importance pour l’Allemagne des livraisons de fer suédois, 10 millions de tonnes de minerai de fer annuellement jusqu’en 1943 (7), moins ensuite, mais encore en 1945, qui nourrit la machine de guerre allemande.

1) CIE , rapport final, pp. 172-173 cité in Survie, p.150
2) Philippe Marguerat, La Suisse face au IIIe Reich. Réduit national et dissuasion économique, 1940-1945, Editions 24 heures, Lausanne, 1991, pp. 110 cité Marguerat ci-dessous.
3) in Survie, p.179
4) in Marguerat pp. 153-154
5) in Marguerat p. 156
6) in Marguerat p. 158
7) in Survie, p. 220

Combien de Suisses pro-nazis ?

Très peu de toute évidence.
Un des rapports hebdomadaires au Conseil fédéral de la Division presse et radio, organe militaire qui surveillait la presse et l’état de l’opinion publique, indique en date du 2 juillet 1940 qu’en Suisse alémanique seul 1 % de la population est acquise au nazisme. En Romandie, cette proportion est moindre, même il y a moins d’antipathie pour le régime fasciste italien (et j’ajoute pour la France de Pétain). Les adeptes convaincus d’une dictature totalitaire fasciste représentaient une très faible minorité. (1).

Les Alliés eurent bien conscience que la Suisse, dépendante à 100 % pour son charbon et son fer, pour 40 % de son ravitaillement, de l’étranger pendant toute la Guerre, avait une faible marge de manoeuvre. Encerclée par l’Axe pendant 4 ans (à l’exception de l’étroit couloir vers la zone sud française pendant 2 ans), la Suisse n’avait pas trop le choix dans ces relations économiques avec l’Allemagne. Churchill ironisait : « Les Suisses travaillent 6 jours pour les Nazis et le septième ils le consacrent à prier pour la victoire des Alliés. » (2).

Mais on se rappellera ce jugement final de Churchill :
« Je note ceci pour les archives. De tous les pays neutres, c’est la Suisse qui mérite le plus d’être citée. Elle fut la seule force internationale à servir de lien aux nations horriblement séparées et à la nôtre en particulier. Quelle importance cela peut-il avoir qu’elle ait été capable de nous donner les avantages que nous recherchions sur le plan commercial ou qu’elle ait donné trop aux Allemands pour se sauver elle-même ? Elle a agi en Etat démocratique luttant pour sa liberté au milieu de ses montagnes et fut, en esprit, malgré la différence de race, largement de notre côté. » (3)

Notes :
1) in Survie, p. 140, note 3
2) in Jean-Baptiste Mauroux, Du bonheur d’être Suisse sous Hitler, Lausanne, 1997 (2e édition augmentée) p. 33. La première édition de ce livre date de 1968. Mauroux était parmi les premiers à avoir un jugement très critique, confinant à la légende noire.
3) Il adresse cette note à son secrétaire des Affaires étrangères, le 3 décembre 1944, citée d’après Jon Kimche, Un général suisse contre Hitler. L’espionnage au service de la paix, Paris, éd. Fayard, coll. « Les grands études contemporaines » 1962, p. 17. Bien sûr, ce livre fleure bon la légende dorée, mais cette position de Churchill est très bien documentée et elle a été abondamment citée.

Légende dorée ou noire, on trouvera des éléments véridiques partout et il faut prendre dans les deux pour se faire une idée plus objective de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale.

[Patrice Delpin, mai 2017]