Le Mardi 25 septembre 1792, en début de séance de l’Assemblée, quatre députés de Paris sont particulièrement soupçonnés de vouloir « détruire la liberté et instaurer la dictature et le triumvirat ».

Il s’agit de Maximilien-François-Isidore DE ROBESPIERRE (né à Arras en 1758 – mort à Paris en 1794), de Georges-Jacques DANTON (né à Arcis-sur-Aube en 1759 – mort à Paris en 1794), de Etienne-Jean PANIS (né en Périgord en 1757 – mort à Paris en 1832) et de Jean-Paul MARAT (né à Boudry, en Suisse, en 1743 – mort à Paris en 1793).

(…)

Merlin : « J’ai demandé la parole pour parler de l’ordre du jour ? Et le véritable ordre du jour, c’est de faire cesser les défiances qui peuvent perdre la chose publique, en nous divisant. Buzot a dit hier qu’il fallait que l’assemblée fut environnée d’une garde formée par des hommes des 83 départements de la République; et moi je dis : Il faut que lorsque nos concitoyens vont combattre les ennemis de la liberté, ils soient certains de combattre pour tous les individus qui composent la République et non pour des dictateurs et des triumvirs. Je demande à ceux qui connaissent dans cette assemblée des hommes assez pervers pour demander le triumvirat ou la dictature m’indiquent ceux que je dois poignarder. J’invite donc Lasource, qui m’a dit hier qu’il existait dans l’Assemblée un parti dictatorial, à me l’indiquer et je déclare que je suis prêt à poignarder le premier qui voudrait s’arroger un pouvoir de dictateur ».

Lasource : « Il est bien étonnant qu’en m’interpellant le citoyen Merlin me calomnie. Je ne lui ai point parlé d’un dictateur, ni d’une dictature, c’est-à-dire du pouvoir d’un seul; mais je lui est parlé d’un pouvoir dictatorial, auquel je voyais tendre quelques hommes habiles dans l’intrigue, avides de domination. C’est une conversation particulière que le citoyen Merlin révèle; mais loin de me plaindre de cette indiscrétion, je m’en applaudis; car ce que j’ai dit en particulier, je le redirai à cette tribune, et c’est un besoin de mon coeur.

Hier au soir, dans une assemblée publique, j’entendis dénoncer les deux tiers de la Convention nationale comme aspirant à écraser les vrais amis du peuple et à détruire la liberté. En sortant, quelques citoyens se réunirent autour de moi; je leur témoignai, avec une chaleur dont je ne sais point me défendre quand il s’agit de ma patrie, mes inquiétudes, ma douleur et mon indignation. Merlin s’arrêta avec nous, je ne lui tus pas mes sentiments.

On criait contre le projet de loi proposé pour la punition des provocateurs au meurtre et à l’assassinat. J’ai dit et je dis encore que cette loi ne peut effrayer que ceux qui méditent des crimes, et qui, en évitant dans l’ombre les vengeances de la loi, cherchent à les faire tomber tout entières sur le peuple qu’ils sacrifient en s’en disant les amis. On criait contre la proposition de confier la Convention nationale à une garde composée de citoyens de tous les départements. J’ai dit et je dis encore que la Convention nationale ne peut ôter à tous les départements de la république le droit de suivre le dépôt commun, de veiller de concert sur leurs représentants. On ne cesse de répéter que ce serait montrer de la défiance pour le peuple de Paris qui toujours a si bien gardé l’Assemblée nationale. Ce n’est pas le peuple que je crains, c’est lui qui nous a sauvés; et puisqu’il faut parler enfin des dangers que chacun a courus, je rendrai avec plaisir hommage aux citoyens de Paris; ce sont eux qui m’ont sauvé là (sur la terrasse des Feuillants), ce sont eux qui détournèrent de moi la mort dont j’étais menacé, qui éloignèrent de mon sein trente coups de sabre dont sans eux j’aurais été atteint dans la journée du 10 août. Mais je distingue soigneusement entre le peuple que j’aime et que je servirai sans cesse, et les scélérats qui se couvrent de son nom et pour lesquels je n’aurai jamais que haine et qu’horreur.

Ce n’est pas le citoyen que je crains, mais c’est le brigand qui pille ou l’assassin qui poignarde; et ceux-là, s’étonne-t-on que nous le craignions ?

J’interpelle à mon tour le citoyen Merlin. N’est-il pas vrai que lui-même ma averti en confidence, un de ces jours, au Comité de surveillance, que je devais être assassiné sur ma porte, ainsi que plusieurs de mes collègues, au moment où je rentrerais chez moi ? Ce n’est donc point contre le peuple de Paris que la Convention nationale a besoin d’une garde commune à tous les départements de la république, mais contre les assassins dont les ennemis de la patrie aiguisent les poignards et dirigent les coups.

Je déclare ici hautement que je voterai pour que tous les départements concourent à la garde du corps législatif. Je crains le despotisme de Paris, et je ne veux pas que ceux qui y disposent de l’opinion des hommes qu’ils égarent, dominent la Convention nationale et la France entière. Je ne veux pas que Paris, dirigé par des intrigants, devienne dans l’empire français ce que fut Rome dans l’empire romain. Il faut que Paris soit réduit à un quatre-vingt-troisième d’influence, comme chacun des autres départements; jamais je ne ploierai sous son joug; jamais je ne consentirai qu’il tyrannise la république, comme le veulent quelques intrigants contre lesquels j’ose m’élever le premier, parce que je ne me tairai jamais devant aucune espèce de tyran.

J’en veux à ces hommes qui n’ont cessé de provoquer les poignards contre les membres de l’Assemblée législative qui ont le plus fermement défendu la cause de la liberté : j’en veux à ces hommes qui, voulant écarter de la Convention nationale les membres de l’Assemblée législative, dont ils redoutaient la résistance et l’énergie, ont tenté de les faire égorger quand ils ont vu qu’ils ne pouvaient se débarrasser d’eux que par ce moyen. J’en veux à ces hommes qui, le jour même où se commettaient les massacres, ont porté leur scélérate audace jusqu’à décerner des mandats d’arrêt contre huit députés de la législative, qui n’avaient cessé de servir la cause de la liberté, qui n’avaient pas perdu un seul instant la confiance de l’empire, qui n’avaient émis une seule opinion anti-populaire.

Sont-ils les amis du peuple, ceux qui dirigeait les poignards contre ses plus constants amis ? Ah ! Ce sont eux qui sont les ennemis, les seuls ennemis de la république. Oui, ils veulent amener l’anarchie par les désordres des brigands envoyés par Brunswick, et parvenir, par cette anarchie, à la domination dont ils ont soif ! Je ne désigne ici personne, parce que jusqu’à présent j’ai mieux vu les choses que les individus. Je suis le projet avec soin. J’ai soulevé le rideau. Lorsque les hommes que je dénonce m’auront fourni assez de traits de lumière pour les voir et les montrer à la France, je viendrai les démasquer à cette tribune, je viendrai les attaquer, dussè-je, en sortant de cette enceinte, tomber sous leurs coups homicides.

Je répète, en finissant, à la face de la république, ce que j’ai dit au citoyen Merlin en particulier. Je crois qu’il existe un parti qui veut dépopulariser la Convention nationale, qui veut la dominer et la perdre, qui veut régner sous un autre nom, en réunissant tout le pouvoir national entre les mains de quelques individus. Ma prédiction sera peut-être justifiée par l’événement; mais je suis bien loin de croire que la France succombe sous les efforts de l’intrigue; et j’annonce aux intrigants que je ne crains point, qu’à peine démasqués ils seront punis, et que la puissance nationale, qui a foudroyé Louis XVI, foudroiera tous les hommes avides de domination et de sang ».

(On applaudit)

Osselin : « Voulez-vous faire cesser ces malheureuses discussions ? Faites que chacun s’explique librement, et je ne doute pas que chacun de nous soit prêt à le faire. J’invite donc tous les membres de la députation de Paris à venir s’expliquer à cette tribune : car il faudrait être ignare ou scélérat pour prétendre à la dictature. Je demande donc que chacun de nous déclare qu’il ne veut vivre que pour la liberté et l’égalité, et que, comme moi, il veut avoir la république la plus démocratique possible ».

Barbaroux : « Oui, je dis qu’il existe un parti dans cette assemblée, c’est le parti de Robespierre. Voilà l’homme que je vous dénonce ».

Danton : « C’est un beau jour pour la nation, c’est un beau jour pour la république française, que celui qui amène entre nous une explication fraternelle. S’il y a des coupables, s’il y a un homme pervers qui veuille dominer despotiquement les représentants du peuple, sa tête tombera aussitôt qu’il sera démasqué. On parle de dictature, de triumvirat. Cette imputation ne doit pas être une imputation vague et indéterminée; celui qui l’a faite doit la signer; je le ferais, moi, cette imputation, dut-elle faire tomber la tête de mon meilleur ami. Ce n’est pas la députation de Paris, prise collectivement, qu’il faut inculper; je ne chercherai pas non plus à justifier chacun de ses membres; je ne suis responsable pour personne; je ne vous parlerai donc que de moi.

Je suis prêt à vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis trois ans, j’ai fait tout ce que j’ai cru devoir faire pour la liberté. Pendant la durée de mon ministère, j’ai employé toute la vigueur de mon caractère, et j’ai apporté dans le conseil tout le zèle et toute l’activité du citoyen embrasé de l’amour de son pays. S’il y a quelqu’un qui puisse m’accuser à cet égard, qu’il se lève et qu’il parle. Il existe, il est vrai, dans la députation de Paris, un homme dont les opinions sont pour le parti républicain ce qu’étaient celle de Rovou pour le parti aristocratique : c’est Marat. Assez et trop longtemps l’on m’a accusé d’être l’auteur des écrits de cet homme. J’invoque le témoignage du citoyen qui vous préside. Il lut, votre président, la lettre menaçante qui m’a été adressé par ce citoyen; il a été témoin d’une altercation qui a eut lieu entre lui et moi à la mairie. Mais j’attribue ces exagérations aux vexations que ce citoyen a éprouvées. Je crois que les souterrains dans lesquels il a été renfermé ont ulcéré son âme… Il est vrai que d’excellents citoyens ont pu être républicains par excès, il faut en convenir; mais n’accusons pas, pour quelques individus exagérés, une députation tout entière. Quant à moi, je n’appartiens pas à Paris; je suis né dans un département vers lequel je tourne toujours mes regards avec un sentiment de plaisir; mais aucun de nous n’appartient à tel ou tel département, il appartient à la France entière. Faisons donc tourner cette discussion au profit de l’intérêt général.

Il est incontestable qu’il faut une loi vigoureuse contre ceux qui voudraient détruire la liberté publique. Eh bien ! Portons-là cette loi, portons une loi qui prononce la peine de mort contre quiconque se déclarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat; mais après avoir posé ces bases qui garantissent le règne de l’égalité, anéantissons cet esprit de parti qui nous perdrait. On prétend qu’il est parmi nous des hommes qui ont l’opinion de vouloir morceler la France; faisons disparaître ces idées absurdes, en prononçant la peine de mort contre leurs auteurs. La France doit être un tout indivisible: elle doit avoir unité de représentation. Les citoyens de Marseille veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande donc la peine de mort contre quiconque voudrait détruire l’unité en France, et je propose de décréter que la Convention nationale pose pour base du gouvernement qu’elle va établir l’unité de représentation et d’exécution. Ce ne sera pas sans frémir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie; alors, je vous jure, nos ennemis sont morts ».

(On applaudit)

Billaud-Varennes : « Je demande que la Convention nationale prononce la peine de mort contre quiconque aura amené l’ennemi sur le territoire français ».

Buzot : « Rien ne prouve mieux que l’Assemblée, dans ses délibérations, doit se garder de toute espèce d’enthousiasme, que les propositions qui vous sont faites. Billaud-Varennes demande une peine de mort contre quiconque aura amené l’ennemi sur le territoire français, et l’on disait hier que le code pénal a prononcé à cet égard. Danton a demandé la peine de mort contre celui qui aurait amené le triumvirat ou la dictature. Ce n’est pas contre la dictature qu’il faut porter une peine, c’est contre les moyens qui conduisent à la dictature. Il ne sera plus temps de punir le dictateur; il vous aura maîtrisés : mais il faut que cette loi soit combinée : prenons garde d’exposer, par trop de précipitation, l’homme de bien à subir le sort du coupable. Il faut une loi précise. Je demande donc le renvoi de cette proposition à l’examen du comité. On vous a proposé une loi qui déclarât l’unité de la république. Et qui est-ce qui a dit, citoyen Danton, que quelqu’un songeât à la rompre, cette unité ? Lorsque j’ai dit hier qu’il fallait que la Convention fut entourée d’une garde composée d’hommes envoyée par les départements, n’était-ce pas parler en faveur de cette unité ? J’ai proposé cette mesure, et je disais que pour empêcher ces divisions fédératives, ces déchirements de la république française, il ne fallait que les départements ici, que chaque assemblée primaire envoyât ici un homme pour garantir cette unité… On nous parle de serment, je ne crois plus au serment; les Lafayette, les Lameth en avaient fait un, et ils l’ont violé. L’homme de bien n’a pas besoin de faire de serment pour défendre les intérêts de son pays. Un simple décret ne suffit pas pour assurer l’unité de la république française; il faut que cette unité existe par le fait, par une réunion d’hommes envoyés des 83 départements pour environner la Convention; mais toutes les idées doivent être combinées avec soin. Je demande donc le renvoi de ces observations à la commission des six, pour en faire le rapport le plus tôt possible ».

(On applaudit)

Robespierre : « En montant à cette tribune pour répondre à l’accusation portée contre moi, ce n’est point ma propre cause que je vais défendre, mais la cause publique. Quand je me justifierai, vous ne croirez point que je m’occupe de moi-même, mais de la patrie; citoyen, qui avez eu le courage de m’accuser de vouloir être l’ennemi de mon pays, à la face des représentants du peuple, dans ce même lieu où j’ai défendu ses droits, je vous remercie; je reconnais dans cet acte le civisme qui caractérise la cité célèbre qui vous a député. Je vous remercie, car nous gagnerons tous, à cette accusation. Après la véhémence avec laquelle on s’est élevé contre un certain parti, on a désiré savoir quel était le chef; un citoyen s’est présenter pour le désigner, et c’est moi qu’il a nommé.

Citoyens, il est difficile sans doute de répondre à une accusation qui n’est point précise; il est difficile de répondre à la plus vague, à la plus chimérique des imputations; j’y répondrai cependant. Il est des hommes qui succomberaient sous le poids d’une accusation de tyrannie, mais je ne crains point ce malheur; et grâces en soient rendues à mes ennemis, grâces en soient rendues à tout ce que j’ai fait pour la liberté. C’est moi qui, dans l’Assemblée constituante, ai pendant trois ans combattu toutes les factions. C’est moi qui ai combattu contre la cour, dédaigné ses présents, méprisé les caresses du parti plus séduisant, qui, sous le masque du patriotisme s’étaient élevé pour opprimer la liberté… »

(Plusieurs voix : « Ce n’est pas la question »)

Tallien : Un membre inculpé doit avoir le droit de répondre.

Robespierre : « Citoyens, pensez-vous que celui qui est accusé d’être traître envers son pays, n’ait pas le droit d’opposer à cette inculpation vague sa vie toute entière ? Si vous le pensez, je ne suis point ici dans le sanctuaire des représentants de la nation. Je vous ai rendu un témoignage qui partait de mon coeur, et vous m’interrompez quand je me justifie ! Je ne reconnais point là un citoyen de Marseille, ni un représentant du peuple français. C’est quelque chose peut-être que d’avoir donné pendant trois ans une preuve irrécusable de mon patriotisme, d’avoir renoncé aux suggestions de la vanité, de l’ambition. C’est moi dont le nom fut lié avec les noms de tous ceux qui défendirent avec courage les droits du peuple; c’est moi qui bravai non seulement la rage du parti aristocratique qui s’agitait dans ce côté, mais encore la perfidie des hypocrites qui dominaient dans celui-là; c’est moi qui, bravant les clameurs liberticides des uns, arrachai encore le masque dont se couvraient les Lameth et tous les intrigants qui leur ressemblaient. Mais c’est là aussi que commencèrent mes crimes; car un homme qui lutta si longtemps contre tous les partis avec un courage âcre et inflexible, sans se ménager aucun parti, celui-là devait être en butte à la haine et aux persécutions de tous les ambitieux, de tous les intrigants; lorsqu’on veut commencer un système d’oppression, on doit commencer par écarter cet homme-là.

Sans doute plusieurs citoyens ont défendu mieux que moi les droits du peuple, mais je suis celui qui a pu s’honorer de plus d’ennemis et de plus de persécutions; et ce système de persécutions est né au moment où, à la fin de la carrière de l’Assemblée constituante, le peuple de Paris me reconduisit avec le citoyen qui nous préside: touchant et doux témoignage dont le souvenir me dédommage de tant d’amertumes ! Mais en terminant cette honorable mission, il ne fut pas en mon pouvoir d’abandonner la cause de l’égalité et de la justice à laquelle j’avais attaché toutes mes affections. S’il était difficile de perdre un citoyen dans l’opinion publique, c’était celui que je viens de peindre avec ses défauts et ses qualités; celui qui, dans l’Assemblée constituante, s’est fermé pour toujours le chemin des honneurs et de la puissance; celui qui à fait décréter qu’aucun membre ne pourrait parvenir au ministère, ni à aucune des places du pouvoir exécutif, que deux ans après l’Assemblée ».

Osselin : « Robespierre veut-il finir cette longue querelle, et nous donner en quatre mots une explication franche ? »

(On applaudit).

Lecointre-Puyravaux : « Robespierre, ne nous entretiens pas de ce que tu as fait dans l’Assemblée constituante; dis-nous simplement si tu as aspiré à la dictature et au triumvirat ».

(Nouveaux applaudissements).

Robespierre : « De tous les devoirs qui m’ont été imposés par ceux que je représente, le premier est de réclamer la liberté des opinions, d’empêcher qu’il ne s’élève des voix qui compromettent la justice de l’assemblée, en ôtant à un citoyen la liberté de mettre sa justification dans tout son jour. Quoi ! L’on voudrait que je réduise ma justification à ces termes simples: Je n’ai point proposé la dictature et le triumvirat. Non, je prétends conserver le droit de me justifier par tous les moyens qui sont en mon pouvoir. Au reste, et je suis monté à cette tribune pour répondre aux imputations qui me sont faites, ne croyez pas que je sois dans l’intention de vous importuner souvent; écoutez-moi du moins aujourd’hui, votre caractère et votre justice vous l’ordonnent. Je disais que les deux décrets qui ont ôté tout espoir à l’ambition des représentants du peuple, qui les ont dépouillés de tout ce qu’ils auraient pu convoiter pendant deux ans de puissance absolue, c’est moi qui les ai fait rendre, c’est moi qui… »

(On murmure)

« Quand l’assemblée ne voudra plus m’entendre, elle me fera connaître sa volonté. Je sens qu’il est fâcheux pour moi d’être toujours interrompu ».

(Quelques voix : « Abrégez ! »)

« Je n’abrégerai point. Eh bien! je m’en vais donc vous forcer à m’écouter.

J’ose vous rappeler à votre dignité; il ne suffit pas d’entendre un accusé, il faut l’entendre de suite, il faut l’entendre sans l’interrompre, sans l’outrager, et puisqu’il faut vous le dire, je ne me regarde pas comme un accusé, mais comme le défenseur de la cause du patriotisme. Je vous déclare que telle est la position où je me trouve, que je me crois obligé d’invoquer la justice de la majorité de la Convention contre certains membres qui sont mes ennemis… ».

Cambon : « Il y a ici unité de patriotisme, et ce n’est point par haine qu’on interrompt Robespierre ».

Babey : « Président, faites finir Robespierre, son intention n’est pas, sans doute, de nous faire perdre la séance ».

Salle : « Robespierre est accusé par des députés. Au lieu de toutes ces déclamations, qu’il donne l’explication positive qu’on lui demande ».

Ducos : « Il importe infiniment que Robespierre soit parfaitement libre dans la manière dont il expose sa justification. Je demande pour son intérêt, pour le nôtre surtout, qu’il soit entendu sans interruption ».

(On applaudit)

Robespierre : « Un des membres qui m’ont interrompu a supposé que je devais répondre simplement à cette question : Avez-vous proposé la dictature ou le triumvirat ? Je dis que si je répondais par une simple dénégation, je n’aurais rien fait. Je dis que je ne suis pas accusé. Je dis que cette accusation est un crime. Je dis que cette accusation n’est pas dirigée pour me perdre, mais pour perdre la chose publique… »

(On murmure)

« Je demande que ceux qui me répondent par des rires, par des murmures, se réunissent contre moi, que ce petit tribunal prononce ma condamnation; ce sera le jour le plus glorieux de ma vie. Oui, il était absurde de m’accuser, puisque non content de remplir en vrai patriote les devoirs que mes commettants m’avaient imposés, je me suis encore dépouillé de tout ce que je pouvais regarder comme la récompense de mon patriotisme. La meilleure réponse à de vagues accusations est de prouver qu’on a toujours fait des actes contraires. Loin d’être ambitieux, j’ai toujours combattu les ambitieux. Ah ! Si j’avais été homme à m’attacher à l’un de ces partis qui, plus d’une fois, tentèrent de me séduire; si j’avais transigé avec ma conscience, avec la cause du peuple, je serais à l’abri de toutes persécutions, j’aurais évité la haine de ces hommes redoutables par leur influence, j’aurais eu l’avantage d’allier avec la réputation de patriote toutes les douceurs, toutes les récompenses du patriotisme qui sait se prêter à des actes de complaisance; et depuis un an que je combats contre quelques personnes, dont cependant je ne suspecterai point le patriotisme, on m’a présenté souvent le gage de la paix, j’en ai même accepté le baiser, mais j’ai gardé mon opinion qu’on voulait m’arracher.

Paris est l’arène où j’ai soutenu ces combats politiques contre mes détracteurs; ce n’est point donc à Paris qu’on peut en imposer sur mon compte, car là, on assiste aux délibérations de l’Assemblée nationale, aux débats des sociétés patriotiques; mais il n’en est pas de même dans les départements; et vous, représentants du peuple, qui devez apporter ici des sentiments de fraternité pour vos collègues, c’est vous que j’adjure de m’écouter… Il n’en est pas de même dans les départements; là vous ne connaissez ces débats que par les papiers publics. Eh bien ! Ces papiers défiguraient, pour la plupart, la vérité, suivant l’intérêt d’une coalition dans laquelle se trouvent ceux que j’appelais tout à l’heure mes ennemis; et nous, qui avions une opinion contraire à ce système, nous ne lui opposions aucuns papiers, et la calomnie a pu exercer impunément ses ravages dans les départements. Vous avez apporté de funestes préventions contre quelques hommes. Je vous en conjure, au nom de la chose publique, dégagez-vous de ces impressions dangereuses, écoutez-moi avec impartialité. Si la calomnie est la plus redoutable des persécutions, elle est aussi celle qui nuit le plus à l’intérêt de la patrie. On nous a accusés partout de tramer des projets ambitieux contre la liberté de notre pays; mais avant cette accusation nous avions, nous, dévoilé des faits multipliés, des faits précis d’un système aristocratique favorable seulement à l’intérêt d’un parti. On nous a accusés par des expressions insignifiantes; mais nous avions fait, nous, des dénonciations positives; et c’est au moment où nous combattions les coupables, c’est lorsqu’avant la guerre, je demandais la destitution de Lafayette, qu’on a osé dire que j’avais eu des conférences avec la reine, avec la Lamballe; c’est alors qu’on nous imputait à crimes les phrases irréfléchies d’un patriote exagéré et les marques de confiance qu’il donnait à des hommes dont il avait éprouvé, pendant trois ans, l’incorruptibilité; et ces combinaisons perfides, on les renouvelle depuis le commencement de la Convention nationale; elles en ont même précédé l’ouverture, parce que ceux qui avaient véritablement le dessein d’opprimer la liberté, ont pensé qu’il fallait commencer par perdre dans l’opinion publique les citoyens qui ont fait le serment de combattre jusqu’à la mort , d’immoler toutes les factions, tous les partis.

On nous a dit sans preuves : Vous aspirez à la dictature; et nous, nous avions soupçonné, d’après des faits, que nos accusateurs voulaient nous donner un gouvernement étranger à nos moeurs, étranger à nos principes d’égalité; nous avions soupçonné qu’on voulait faire de la république française un amas de république fédératives qui seraient sans cesse la proie des fureurs civiles ou de la rage des ennemis. Je ne sais si ces indices sont fondés, mais nous avons cru devoir adopter ces soupçons d’après l’affectation de quelques personnes à calomnier ceux qui avaient voulu la liberté tout entière. Nous les avons conçus, ces soupçons, lorsque nous avons entendu accuser la Commune; lorsque nous avons entendu dire que la loi agraire avait été prêchée dans l’assemblée électorale, quand nous savions, nous, membres de cette assemblée, qu’il n’y avait été agité aucune question relative à la propriété; lorsque nous avons vu tous les coups qui ont porté sur les hommes les plus atroces, présentés comme des crimes, en les dépouillant de tous les caractères de la révolution. Quand nous avons vu rejeter tous ces faits sur les autorités constituées révolutionnairement dans Paris, nous avons cru qu’il y avait un dessein formé de faire une république fédérative.

Je reviens à moi. Vous croyez donc que j’ai conspiré contre la liberté de mon pays ? Détrompez-vous. Est-ce accuser un citoyen que de lui dire: vous aspirez à la dictature ? Quels sont vos faits, où sont vos preuves ? Ah ! Vous n’avez rien dit, mais vous avez eu assez de confiance pour croire que ce mot lancé contre moi pourrait me rendre l’objet d’une persécution. Vous ne savez donc pas quelle est la force de la vérité, quelle est l’énergie de l’innocence quand elle est défendue avec un courage imperturbable ? Vous m’avez accusé, mais je ne vous en tiens pas quitte; vous signerez votre accusation, vous la motiverez; elle sera jugée aux yeux de la nation entière; il faut savoir si nous sommes des traîtres, si nous avons des desseins contraires à la liberté, contraires aux droits du peuple que nous n’avons jamais flatté, car on ne flatte pas le peuple; on flatte les tyrans, mais la collection de vingt-cinq millions d’hommes, on ne la flatte pas plus que la Divinité.

J’en ai trop dit sur cette misérable inculpation; je viens aux propositions qui ont été faites : la première de décerner une peine de mort contre quiconque proposerait la dictature, le triumvirat, ou toutes autres autorités contraires au système de liberté adopté par la république française; je dis que cette proposition ne peut être éludée que par ceux qui auraient conçu le système d’accaparer toutes les places et l’opinion, ou qui se croiraient soutenus par les puissances étrangères. Sans doute nous mourrons tous pour arrêter cette coalition des despotes; mais si ces hommes se croyaient assez près de la victoire pour affecter la couronne dictatoriale, demain ils ne seraient plus, le peuple aurait prononcé leur arrêt de mort. Une autre proposition est celle de déclarer que la République française ne formera qu’un seul état. Qu’y a-t-il donc de difficile dans une pareille déclaration ? La nécessité de l’unité de la République n’est-elle pas reconnue ? Que signifient ces demandes éternelles de renvoyer à des commissions ? N’est-il pas vrai qu’une grande assemblée, chargée de construire le grand édifice d’une constitution, doit faire par elle-même tout ce qu’elle peut faire; qu’elle ne peut en confier le travail à quelques personnes, sans compromettre à certains points les intérêts du peuple ? Qu’on renvoie des objets de détails, à la bonne heure, mais renvoyer ces propositions, c’est violer tous les principes.

Déclarons que la République française formera un Etat unique, soumis à des lois constitutionnelles, uniformes. Il n’y a que la certitude de l’union la plus forte entre toutes les parties de la France qui puisse fournir les moyens de repousser ses ennemis avec autant d’énergie que de succès. Je demande donc que ces propositions aussi simples que naturelles, soient adoptées sur le champ, et qu’on examine à fond l’objet qui me regarde ».

(Barbaroux de Marseille se présente pour signer la dénonciation qui a été faite)

Barbaroux : « Nous étions à Paris. Vous savez quelle conspiration patriotique a été tramée pour renverser le trône de Louis XVI le tyran. Les Marseillais ayant fait cette révolution, il n’était pas étonnant qu’ils fussent recherchés par les différents partis qui malheureusement divisaient alors Paris. On nous fit venir chez Robespierre. Là, on nous dit qu’il fallait se rallier aux citoyens qui avaient acquis de la popularité. Le citoyen Panis nous désigna nominativement Robespierre comme l’homme vertueux qui devait être dictateur de la France; mais nous lui répondîmes que les Marseillais ne baisseraient jamais le front ni devant un roi, ni devant un dictateur… »

(On applaudit)

« Voilà ce que je signerai, et ce que je défie Robespierre de démentir. On vous dit, citoyens, que le projet de dictature n’existe pas. Il n’existe pas ! Et je vois dans Paris une commune désorganisatrice qui envoie des commissaires dans toutes les parties de la république pour commander aux autres communes, qui délivre des mandats d’arrêt contre des députés du corps législatif, et contre un ministre, homme public, qui appartient, non pas à la ville de Paris, mais à la république entière… »

(On applaudit)

« Le projet de dictature n’existe pas ! Et cette même commune de Paris écrit à toutes les communes de la république de se coaliser avec elle, d’approuver tout ce qu’elle a fait, de reconnaître en elle la réunion des pouvoirs. On ne veut pas la dictature; pourquoi donc s’opposer à ce que la Convention décrète que des citoyens de tous les départements se réuniront pour sa sûreté et pour celle de Paris ? … Citoyens, ces oppositions seront vaines; les patriotes vous feront un rempart de leur corps. Huit cents Marseillais sont en marche pour venir concourir à la défense de cette ville et à la vôtre. Marseille, qui constamment a prévenu les meilleurs décrets de l’Assemblée nationale; Marseille, qui depuis quatre mois a aboli chez elle la royauté, a donné encore la première l’exemple de cette mesure. Elle a choisi ces huit cents hommes parmi les citoyens les plus patriotes et les plus indépendants de tout besoin. Leurs pères leur ont donné à chacun deux pistolets, un sabre, un fusil et un assignat de 500 livres. Ils sont accompagnés par 200 hommes de cavalerie, armés et équipés à leurs frais. Ils vont arriver: et les Parisiens, n’en doutons pas, les recevront avec fraternité, malgré les arguments par lesquels on cherche à leur prouver que ce renfort de patriotes est inutile: car ces arguments sont absolument les mêmes que ceux que débitaient l’ancien état-major de la garde nationale de Paris, lorsqu’il voulait empêcher, il y a quatre mois, la formation du camp de 20.000 hommes… »

(On applaudit)

« Hâtez-vous donc de rendre ce décret, et de consacrer par là le principe que la Convention n’appartient pas seulement à Paris, mais à la France entière. Pour nous, députés du département des Bouches-du-Rhône, nous voterons pour ce décret, qui ne peut déplaire à la ville de Paris, puisqu’il assure sa défense. Nos commettants nous ont chargé de combattre les intrigants et les dictateurs, de quelque côté qu’ils se trouvent. Voyez avec quelle rage les uns et les autres distillent la calomnie; ils vous accusent déjà d’avoir déclaré la guerre. La guerre, citoyens… Elle a été entreprise pour la cause la plus juste, pour celle de la liberté; elle a tué Louis XVI… Il faut donc la continuer avec courage. Jugez ensuite le ci-devant roi. Puisque vous réunissez tous les pouvoirs, il vous appartient d’exercer, dans cette circonstance, le pouvoir judiciaire. Entourez-vous des Parisiens et des citoyens libre des départements qui veulent combattre sous vos yeux l’ennemi commun. Rappelez la municipalité de Paris à ses fonctions administratives. N’abandonnez pas cette ville qui a tant servi la liberté, dussions-nous être bloqués par l’ennemi; mais décrétez que nos suppléants se réuniront dans une ville désignée, si nous devons mourir ici… »

(Applaudissements unanimes et réitérés)

« Prescrivons le gouvernement fédératif, pour n’avoir qu’une république unique .. Quant à l’accusation que j’ai faite en commençant, je déclare que j’aimais Robespierre, que je l’estimais; qu’il reconnaisse sa faute, et je renonce à poursuivre mon accusation; mais qu’il ne parle pas de calomnie. S’il a servi la liberté par ses écrits, nous l’avons défendue de nos personnes. Citoyens, quand le moment du péril sera venu, alors vous nous jugerez; alors nous verrons si les faiseurs de placards sauront mourir avec nous »

(Les applaudissements recommencent avec plus de force)

(On demande de toutes parts l’impression de ce discours)

Tallien : « Vous ne voulez pas sans doute imprimez une calomnie : or, il y a dans ce discours un fait inexact.. »

(On murmure)

« Il y est dit qua la municipalité de Paris a invité les autres communes a se fédérer à elle… »

(Plusieurs voix : Oui, oui. D’autres : Elle répondra)

« Je soutiens que jamais il n’est émané de cette commune aucun acte public de cette nature… »

(Les murmures continuent, et couvrent la voix de l’opinant)

Boileau : « J’atteste qu’ayant été député par l’assemblée électorale séante à Auxerre, au-devant des commissaires du pouvoir exécutif, ceux-ci me dirent que la commune de Paris s’était emparée de tous les pouvoirs, qu’il n’y avait plus de confiance a mettre dans les administrateurs, ni les généraux; que la commune de Paris avait décidé de ne plus riens laisser faire au pouvoir exécutif qu’en surveillant ses opérations, qu’elle nous invitait à se réunir à elle, et à approuver les mesures qu’elle prendrait pour le salut public. En un mot, ces commissaires se disaient envoyés plus particulièrement par la commune de Paris que par le pouvoir exécutif ».

Cambon : « Comme ayant assisté à la session de l’Assemblée nationale législative, je dois ici appuyer une dénonciation qui lui a été faite, et sur laquelle sa prompte séparation l’a empêchée de prononcer. L’on me démentira peut-être; mais je n’en dois pas moins déclarer les faits qui sont à ma connaissance. J’ai vu afficher dans Paris des imprimés où l’on disait qu’il n’y avait pas d’autre moyen de salut public que le triumvirat; et ces écrits sont signés par Marat. J’ai vu dans des jours de deuils des dénonciations faites contre des membres du corps législatif, qui ont été forcés de demander leur démission, ici, à cette tribune, pour des missions qui leur avaient été confiées par l’Assemblée nationale. J’ai vu des municipaux persécuter les représentants du peuple dont la nation avait prononcé l’inviolabilité; je les ai vus fouiller les papiers dans les dépôts, s’immiscer dans la comptabilité des caisses publiques et y mettre les scellés. Et quel autre exemple de dictature aurait-on pu donner ? N’est-ce pas vouloir dire: la commune de Paris fait la nation entière ? Comment, en effet, lorsqu’il existe une Assemblée nationale, a-t-on l’audace de s’emparer des caisses publiques ? J’ai vu ces mêmes hommes s’obstiner dans leur refus d’obéir à la loi; car il en existe une qui porte que la commune de Paris sera renouvelée, et elle ne l’est pas encore. Les lois ne sont-elles donc pas obligatoires pour cette commune comme pour toutes les communes de la république ? J’ai vu cette même commune aller dans tous les édifices nationaux, s’emparer de tous les effets les plus précieux, sans même dresser aucun procès-verbal de ces enlèvements; et lorsqu’un décret a ordonné que ces effets seraient apportés à la trésorerie nationale, j’ai vu encore ce décret rester sans exécution.

Voilà des faits. Répondez, vous qui niez le projet d’établir à Paris une autorité dictatoriale. Oui, on veut nous donner le régime municipe de Rome, nous asservir à la volonté de quelques intrigants. Doit-on s’étonner si des âmes fortes, prêtes à tout sacrifier pour le salut de la liberté, se précautionnent contre ce nouveau genre d’opposition ? Je le dis : les pays méridionaux veulent l’unité républicaine… »

(Une impulsion spontanée fait lever l’Assemblée tout entière: « Nous la voulons tous »)

« Ils en donnent un exemple remarquable. Non seulement ils ont envoyé des représentants à la Convention, mais ils vous envoient des défenseurs chargés de combattre pour la liberté partout où elle sera attaquée. Mais, animés d’un patriotisme aussi chaud que le climat qu’ils habitent, ils veulent la liberté tout entière, et ils combattront tous les individus qui ne parleront sans cesse que d’eux, sous le prétexte de combattre le gouvernement fédératif; ils ne veulent point unité de personnes, mais unité dans le corps représentatif… »

(On applaudit)

« Ils ont fait la terrible expérience de ce que c’est que de se soumettre, soit par l’opinion, soit autrement, à un seul individu; et si l’on veut prouver non par des phrases mais par des faits, qu’on ne veut pas la dictature, qu’on exécute les lois ».

(Il s’élève de nombreux applaudissements).

Un membre : « C’est dans le département du Nord que ces mêmes émissaires de la commune de Paris ont osé tenir les discours les plus incendiaires, et j’atteste qu’ils ont cherché à y fomenter la rébellion; ils ont voulu dicter des lois à toute la république, et ils osent nier que le projet de dictature existe !

Ils ont dit à la Société Populaire de Douai: « Dressez des échafauds, que les remparts soient hérissés de potences; que quiconque ne sera pas de notre avis y soit immolé à l’instant. La commune de Paris, ont-ils ajouté, s’est emparée de tous les pouvoirs; approuvez toutes les mesures qu’elle prendra, et elle sauvera l’empire ».

Ils seraient parvenus peut-être à égarer une partie du peuple, mais le citoyen Rançon, accusateur public, prit la parole et les menaça de toute la rigueur des lois. Ils furent obligé de se retirer. Voilà comment, dans une ville majeure, ces députés, vils intrigants, voulaient, au lieu de la liberté, ne propager que l’anarchie et le désordre ».

Un membre : « Pendant que l’Assemblée électorale de Seine-et-Marne était formée à Meaux, deux députés de la municipalité de Paris vinrent décorés de leur écharpe; ils nous annoncèrent qu’il n’y avait plus de lois, que nous étions maîtres de faire ce que nous voudrions, que nous étions souverains. Ils ont électrisé notre assemblée; ils nous ont conduits d’inconséquence en inconséquence; ils ont voulu proscrire l’habit national; ils se sont emparés d’une collecte que nous avions faite; ils ont ensuite péroré le peuple; et le soir même quatorze tête ont tombés. Ces municipes, prétendus amis de la liberté, ne sont donc que des incendiaires, des voleurs et des assassins ».

Panis : « Je ne monte à la tribune que pour répondre à l’inculpation du citoyen Barbaroux. Je ne l’ai vu que deux fois, et j’atteste que ni l’une ni l’autre, je ne lui ai parlé de dictature. Je me rappelle qu’ayant besoin de lui pour engager les Marseillais à venir à la section des Cordeliers, mesure que j’avais jugée, ainsi que beaucoup de bons citoyens très importante, je m’adressai à Barbaroux pour effectuer cette translation. J’étais membre du corps municipal, et je me trouvais à la mairie avec Sergent et plusieurs bons citoyens qui jouissaient de la confiance des patriotes. Les citoyens venaient à chaque instant nous rendre compte de leurs craintes sur le château des Tuileries. Ils nous annonçaient que le projet était formé pour égorger tous les patriotes dans la nuit du 9 au 10. Ils nous en donnaient non seulement des indices, mais les preuves les plus claires. Nous entendîmes les dépositions d’un nombre immense de citoyens. Ces preuves subsistent encore, et nous les produirons. Je m’adressai donc à Barbaroux, et lui dis : Depuis quinze jours, je fais de vains efforts pour engager les Marseillais à venir à la caserne des Cordeliers, section du Théâtre Français; cependant cette section me paraît devoir être, dans des moments de danger, le point de ralliement des patriotes. C’est toujours elle qui a donné l’éveil aux citoyens. Danton y préside; elle est animée d’un patriotisme brûlant. Si les Marseillais sont là, il sera possible de sortir de notre situation. Elle est terrible. Nous sommes perdus si nous ne parvenons à vider le cheval de Troye. C’est ainsi que j’appelais alors le château des Tuileries. Quinze mille aristocrates soudoyés sont prêts à nous égorger.

L’objet de mon entretien avec Barbaroux n’était donc que de le prier d’engager les Marseillais à venir aux Cordeliers. J’étais instruit de tous les projets de la cour; nous avions plusieurs bons citoyens qui se glissaient dans le château et qui nous rapportaient ce qui s’y passait. Plusieurs enregistrés de l’infâme Danglemont, payés à 10 livres et 15 livres par jour, étaient cependant de bons patriotes, et venaient nous révéler tous les secrets de cette conjuration. Que faire dans de si cruelles conjectures ? La bombe allait éclater; nous étions perdus si nous n’avions l’adresse de prévenir le coup. Beaucoup d’excellents citoyens étaient trop confiants, ils voulaient des preuves judiciaires, mais les preuves politiques nous suffisaient. Nous résolûmes de tout tenter seuls. Nous nous réunîmes donc un certain nombre de bons citoyens pour tramer patriotiquement contre le siège des Tuileries.

Président, vous étiez alors à la maire, vous devez vous rappeler que quelques jours avant le 10, je vous dis: « Nous ne pouvons plus y tenir, il faut vider le château des conjurés qui y sont réunis par milliers; nous n’avons plus de salut que dans une sainte insurrection ». Vous ne voulûtes pas me croire, vous pensiez que le parti aristocratique était abattu, qu’il n’était plus à craindre. Je fus donc obligé de me séparer de vous pour continuer mes opérations. Nous nous réunîmes aux Cordeliers; et si notre insurrection n’eût pas été faite, nous serions tous égorgés. Vous en verrez les preuves, elles sont immenses, mathématiques, évidentes; vous vous rappelez notre position à la mairie; nous n’y étions que deux chauds patriotes, Sergent et moi; nous étions environnés de l’aristocratie de nos bureaux et d’espions. Avions-nous un secret patriotique, il était aussitôt éventé. Nous résolûmes de former un comité secret pour recueillir les renseignements que venaient nous apporter les bons citoyens. Les Marseillais brûlaient, comme nous, du désir d’abattre le despotisme. Ils allèrent loger à la caserne des Cordeliers, ils vinrent dès le lendemain nous demander des cartouches; nous ne pouvions leur en délivrer sans votre signature, président, mais nous craignions de vous en parler, parce que vous n’étiez pas assez défiant.

Un jeune Marseillais, brûlant de patriotisme, se mettant le pistolet sur la gorge, s’écria : « Je me tue si vous ne me donnez pas les moyens de défendre ma patrie ». Il nous arracha des larmes, et enfin nous signâmes seuls l’ordre de délivrer des cartouches.

Quant au citoyen Barbaroux, je ne le vis plus depuis, et j’atteste sur mon serment, que je ne lui ai pas dit un seul mot qui ne fût relatif à la translation des Marseillais, et que je ne lui ai jamais parlé de dictature. D’où a-t-il pu inférer une pareille accusation. Quels sont ses témoins ? »

Rebecqui : « Moi ».

Panis : « Vous êtes son ami, je vous récuse. En vérité, cela ne vous paraît-il pas bien étrange ? Quoi, dans l’instant où les patriotes étaient prêts à être immolés, où notre seul soin, notre seule pensée étaient de faire le siège des Tuileries, nous aurions songé à la dictature dans un moment où nous étions trop persuadés de l’insuffisance de notre force, où je disais à tous mes amis : « Il y a cent à parier contre un que nous succomberons; mais il vaut mieux prévenir le coup que d’attendre une mort certaine ». Dans ce moment où je croyais à chaque instant voir Paris égorgé, j’aurais songé à établir une autorité dictatoriale ! Elle ne s’établit que par des forces immenses, et nous étions les plus faibles; jugez des vraisemblances. Cet événement m’avait mis en relation avec les chefs des Marseillais. Je les adjure tous de déclarer si jamais je leur ai parlé de dictature ni de Robespierre; et certes, si j’avais conçu le projet qu’on nous attribue, ce n’est pas à Barbaroux seul que j’en aurais parlé. Quant aux opérations du comité de surveillance qui a été aussi inculpé, je suis prêt à les justifier ».

Brissot : « Par quel motif avez-vous délivré un mandat d’arrêt contre un député ? N’était-ce pas pour l’immoler avec les prisonniers de l’Abbaye ? »

Panis : « On ne se reporte pas assez dans les circonstances terribles où nous nous trouvions. Nous vous avons sauvés, et vous nous abreuvez de calomnies. Voilà donc le sort de ceux qui se sacrifient au triomphe de la liberté ! Notre caractère chaud, ferme, énergique, nous a fait, et particulièrement à moi, beaucoup d’ennemis. Qu’on se représente notre situation, nous étions entourés de citoyens irrités des trahisons de la cour. On nous disait : « Voici un aristocrate qui prend la fuite. Il faut que vous l’arrêtiez, ou vous êtes vous-mêmes un traître ». On nous mettait le pistolet sous la gorge, et nous nous sommes vus forcés de signer des mandats, moins pour notre propre sûreté que pour celle des personnes qui nous étaient dénoncées.

Par exemple, beaucoup de bons citoyens vinrent nous dire que Brissot partait pour Londres avec les preuves écrites de ses machinations. Je ne croyais pas, sans doute, à cette inculpation; mais je ne pouvais répondre personnellement et sur ma tête qu’elle ne fût pas vraie. J’avais à modérer l’effervescence des meilleurs citoyens reconnus pour tels par Brissot lui-même. Je ne crus pouvoir mieux faire que d’envoyer chez lui des commissaires, pour lui demander fraternellement la communication de ses papiers, convaincu que cette communication ferait éclater son innocence et dissiperait les soupçons, ce qui en effet est arrivé. On a accusé le comité de surveillance d’avoir envoyé des commissaires dans les départements, pour enlever les effets et même arrêter des individus. Voici les faits. Nous étions alors en pleine révolution; les traîtres s’enfuyaient, il fallait les poursuivre; le numéraire s’exportait, il fallait l’arrêter. On vint, de la part de plusieurs bons citoyens qui avaient bien mérité de la patrie, nous avertir qu’il y avait à Haussy-le-Franc, dans la maison de madame Louvois, beaucoup d’argenterie qui devait être exportée. Nous chargeâmes ces citoyens d’y aller en qualité de commissaires. Nous écrivîmes aux officiers municipaux du lieu, pour les inviter à se réunir à nous. Le département s’y opposa. Le maire Guyardel empêcha les commissaires d’être égorgés. Croyez-vous que nous nous fussions exposés à tous ces dangers, si ce n’eût été pour le salut public ? Oui, nous avons, illégalement si vous voulez, empêché l’exportation de sommes très considérables. Quant à l’inculpation de Barbaroux, je la nie formellement; je le prie de la soutenir de tout son pouvoir. J’emploierai toutes mes facultés à faire triompher la liberté ».

(Marat demande la parole)

(Violents murmures; cris : « A bas de la tribune »)

Lacroix : « Je demande que l’Assemblée ne prononce que lorsqu’elle aura tous les éclaircissements qui lui ont manqué jusqu’ici et je fais la motion expresse que Marat soit entendu ».

Marat : « Messieurs, j’ai dans cette Assemblée un grand nombre d’ennemis personnels… »

(Ici les trois quarts de l’Assemblée se lèvent en criant : « Nous le sommes tous ! Oui, tous ! »)

« J’ai dans cette Assemblée un grand nombre d’ennemis personnels, je les rappelle à la pudeur; ce n’est point avec des clameurs, des menaces, des outrages que l’on prouve à un homme inculpé qu’il est coupable, ce n’est point en criant haro sur un défenseur du peuple qu’on peut lui démontrer qu’il est criminel.

Je rends grâces à la main cachée qui a jeté au milieu de vous un vain fantôme pour effrayer les hommes timides, diviser les bons citoyens, et mettre en défaveur la députation de Paris. Je rends grâces à mes persécuteurs de m’avoir fourni une occasion de vous ouvrir mon âme tout entière.

On accuse certains membres de la députation de Paris d’aspirer à la dictature, au triumvirat, au tribunat; cette inculpation absurde ne peut trouver des partisans que parce que je fais partie de cette députations. Eh bien ! Messieurs, je dois à la justice de déclarer que mes collègues, notamment Danton et Robespierre, ont constamment repoussé toute idée de dictature, de triumvirat et de tribunat. Lorsque je la mettais en avant, j’ai même eu à rompre à ce sujet plusieurs lances avec eux.

Je crois être le premier écrivain politique et peut-être le seul en France depuis la Révolution, qui ait proposé un dictateur, un tribun militaire, des triumvirs, comme le seul moyen d’écraser les traîtres et les conspirateurs. Si cette opinion est répréhensible, je suis seul coupable; si elle est criminelle, c’est sur ma tête seule que vous devez appeler les vengeances de la nation. Je m’offre donc moi-même comme une victime dévouée; mais avant de me condamner, daignez m’entendre.

Mes opinions sur le triumvirat et le tribunat sont consignées dans des écrits signés de moi, imprimés et colportés publiquement depuis près de trois ans; et c’est aujourd’hui qu’on entreprend de les métamorphoser en crime de lèse-nation ! …

Eh quoi ! Des opinions avouées hautement et soumises à l’examen des lecteurs, peuvent-elles donc être regardées comme des délits ? Non, sans doute; fussent-elles fausses, elles ne seraient jamais que de simples erreurs; fussent-elles extravagantes, leur auteur ne passerait jamais que pour un aveugle et un insensé. C’est dans les ténèbres que se cachent les traîtres, que se trament les complots, et jamais machinateur ne prêcha sa doctrine sur les toits. J’ai soumis mes opinions à l’examen du public; si elles sont dangereuses, c’est en les combattant par des raisons solides, et non en me vouant à l’anathème, que mes ennemis devaient les proscrire; c’est en les réfutant, et non en levant sur ma tête le glaive de la tyrannie, qu’ils devaient en détruire la funeste influence.

Au demeurant, Messieurs, que me reprochez-vous ? Lorsque les trahisons éternelles d’une cour perfide et de ses créatures, lorsque les complots sans cesse renaissants des ennemis de la Révolution, lorsque les trames sanguinaires des suppôts du despotisme menaçaient la liberté; lorsque les infidèles représentants du peuple, les iniques dépositaires de l’autorité, les indignes ministres des lois, conjurés avec un prince atroce, conduisaient la patrie sur les bords de l’abîme; lorsque les législateurs vendus, prostituant leur ministère auguste à faire des lois tyranniques, enchaînaient le peuple pour l’égorger; lorsque les fonctionnaires publics n’étaient occupés qu’à favoriser les traîtres; lorsque les magistrats couvraient de l’égide sacrée de la justice les ennemis de l’Etat, tandis qu’ils égorgeaient avec le glaive de la tyrannie les amis de la patrie, les défenseurs de la liberté; lorsque, par les attentats concertés de ces scélérats, la patrie était prête à périr, qui de vous, Messieurs, eût osé me faire un crime d’avoir, dans les transes de mon désespoir, appelé sur leurs têtes criminelles la hache des vengeances populaires ? Qui de vous osera me faire un crime d’avoir recommandé le seul moyen de salut public qui nous fût laissé ?

Le peuple, sans obéir à ma voix, a eu le bon sens de sentir que c’était effectivement là toute sa ressource, il l’a employée plusieurs fois pour s’empêcher de périr. Ce sont les scènes sanglantes des 14 juillet, 6 octobre 10 août, 2 septembre qui ont sauvé la France : que n’ont-elles été dirigées par des mains habiles !

Redoutant moi-même ces terribles mouvements d’une multitude effrénée, désolé de voir la hache frapper indistinctement tous les coupables et confondre les petits délinquants avec les grands scélérats, désirant la diriger sur la seule tête des principaux contre-révolutionnaires, j’ai cherché à soumettre ces mouvements terribles et désordonnés à la sagesse d’un chef, à la fois patriote intègre et homme d’Etat, qui aurait recherché et mis à mort les principaux conspirateurs, pour couper d’un seul coup le fil à toutes les machinations, épargner le sang, ramener le calme et cimenter la liberté.

Suivez mes écrits, c’est dans cette vue que j’ai demandé que le peuple se nommât un dictateur, un tribun militaire. Pour prévenir les abus et les dangers d’une pareille mission, j’ai recommandé qu’elle fut restreinte au pouvoir de punir capitalement les chefs des machinateurs, que la durée en fût limitée à quelques jours, et que le citoyen jugé digne de la remplir fût en quelque sorte enchaîné par le pied à un boulet, afin qu’il fût lui-même à chaque instant, sous la main du peuple, au cas qu’il vînt à oublier ses devoirs.

Si cette mesure salutaire eût été employée immédiatement après la prise de la Bastille, que de désastres eussent été prévenus ! Si, comme je le demandais, on eût alors fait tomber cinq cents têtes traîtresses, cent mille patriotes n’auraient pas été égorgés, cent milles patriotes ne seraient pas menacés de l’être, l’Etat n’eût pas été si longtemps déchiré par des factions, bouleversé par des séditions, livré aux troubles, à l’anarchie, à la misère, à la famine, à la guerre civile; il n’eût pas été menacé de devenir la proie des hordes barbares de tant de despotes ligués !

Les penseurs, Messieurs, sentiront toute la justice de cette mesure. Si sur cet article vous n’êtes pas à ma hauteur, tant pis pour vous ! … Des flots de sang vous feront un jour sentir votre erreur et vous déplorerez avec amertume votre fatale sécurité.

Souffrez que je vous dise un mot de moi: on a eu l’impudeur de m’accuser de vues ambitieuses. Je ne m’abaisserai pas à repousser cette ridicule inculpation. Que ceux qui seraient encore tentés de le faire, jettent les yeux sur ma conduite publique; qu’ils jettent mêmes les yeux sur ma personne ! Si j’avais voulu mettre un prix à mon silence, je serais gorgé d’or et je suis dans la pauvreté; je n’ai jamais demandé ni pensions, ni emplois; pour mieux servir la patrie, j’ai bravé la misère, les dangers, les souffrances; j’ai été poursuivi chaque jour par des légions d’assassins; pendant trois ans, je me suis condamné à une vie souterraine, et j’ai plaidé la cause de la liberté, ma tête sur le billot… Parlez, lâches calomniateurs, est-ce là la conduite d’un ambitieux !… »

(Applaudissements)

« Cessons, Messieurs, de consumer un temps précieux en vaines altercations, en débats scandaleux. Craignons de donner de la consistance à des bruits absurdes, adroitement répandus par les ennemis de la patrie, dans la vue de retarder le grand oeuvre de la Constitution; et, pour les mettre eux-mêmes à une épreuve pénible, souffrez que je vous presse de consacrer incessamment la déclaration des droits, de poser les bases sacrées d’un gouvernement juste et libre, qui doit faire les destinées de la France, cimenter la liberté et assurer le bonheur du peuple, pour lequel à chaque instant je suis prêt à donner ma vie… »

(Applaudissements prolongés à gauche et dans les tribunes)

Vergniaud : « S’il est un malheur pour un représentant du peuple, c’est, pour mon coeur, celui d’être obligé de remplacer à cette tribune un homme chargé de décrets de prise-de-corps qu’il n’a pas purgés… »

(Murmures)

Marat : « Je m’en fais gloire ! »

Chabot : « Sont-ce les décrets du Châtelet dont on parle ? »

Tallien : « Sont-ce ceux dont il a été honoré pour avoir terrassé Lafayette ? »

(Applaudissements)

Vergniaud : « C’est le malheur d’être obligé de remplacer un homme contre lequel il a été rendu un décret d’accusation, et qui a enlevé sa tête audacieuse au-dessus des lois; un homme enfin tout dégouttant de calomnie, de fiel et de sang. Je n’ai jamais calomnié personne, quoique j’ai accusé quelquefois… »

(De vifs murmures interrompent l’orateur)

Ducos : « Si l’on a fait l’effort d’entendre Marat, je demande qu’on entende Vergniaud. »

Lacroix : « Je demande que le président rappelle à l’ordre les tribunes qui se permettent des murmures. Elles ont trop longtemps tyrannisé l’Assemblée ».

(Le président rappelle à l’ordre les membres et les spectateurs qui interrompent)

Vergniaud : « Puisqu’on est entré dans cette affligeante discussion, je rappellerai la dénonciation qui fut faite à l’Assemblée législative d’une circulaire de la Commune de Paris. Cette dénonciation, j’espère, provoquera des explications nécessaires pour ramener la fraternité parmi nous. Au reste, ce n’est pas la députation de Paris que j’attaque; je sais qu’elle renferme Dussaulx, David et d’autres membres qui sauront bien mériter de la patrie. Voici la lettre circulaire qui a été colportée dans tous les départements par des commissaires de la municipalité de Paris, ou de son comité de surveillance:

« Un affreux complot tramé par la cour pour égorger tous les patriotes du territoire français, complot dans lequel un grand nombre de membres de l’Assemblée nationale se trouvent compromis, ayant réduit, le 9 du mois dernier la Commune de Paris à la cruelle nécessité de se ressaisir de la puissance du peuple pour sauver la nation, elle n’a rien négligé pour bien mériter de la patrie: témoignage honorable que vient de lui donner l’Assemblée nationale elle-même. L’eût-on pensé ! Dès lors de nouveaux complots non moins atroces se sont tramés dans le silence, ils éclataient au moment même où l’Assemblée nationale, oubliant qu’elle venait de déclarer que la Commune de Paris avait sauvé la patrie, s’empressait de la destituer pour prix de son brûlant civisme. A cette nouvelle, les clameurs publiques, élevées de toutes parts, ont fait sentir à l’Assemblée nationale la nécessité urgente de s’unir au peuple, et de rendre à la Commune, par le rapport du décret de destitution, les pouvoirs dont il l’avait investie. Fière de jouir de toute la plénitude de la confiance nationale, qu’elle s’efforcera toujours de mériter de plus en plus, placée au foyer de toutes les conspirations, et déterminée à s’immoler pour le salut public, elle ne se glorifiera d’avoir pleinement rempli ses devoirs que lorsqu’elle aura obtenu votre approbation, objet de tous ses voeux, et dont elle ne sera certaine qu’après que tous les départements auront sanctionné ses mesures pour sauver la chose publique. Professant les principes de la plus parfaite égalité, n’ambitionnant d’autres privilèges que celui de se présenter la première sur la brèche, elle s’empressera de se remettre au niveau de la commune la moins nombreuse de l’Etat, dès l’instant que la patrie n’aura plus rien à redouter des nuées de satellites féroces qui s’avancent contre la capitale. La Commune de Paris se hâte d’informer ses frères de tous les départements qu’une partie des conspirateurs féroces détenus dans ses prisons a été mise à mort par le peuple: actes de justice qui lui ont paru indispensables pour retenir par la terreur les légions de traîtres cachés dans ses murs, au moment où il allait marcher à l’ennemi; et sans doute la nation entière, après la longue suite de trahisons qui l’ont conduite sur les bords de l’abîmes, s’empressera d’adopter ce moyen si nécessaire de salut public, et tous les Français s’écrieront comme les Parisiens: « Nous marchons à l’ennemi; mais nous ne laisserons pas derrière nous ces brigands pour égorger nos enfants et nos femmes ».Frères et amis, nous nous attendons qu’une partie d’entre nous va voler à notre secours, et nous aider à repousser les légions innombrables des satellites des despotes conjurés à la perte des Français. Nous allons ensemble sauver la patrie, et nous vous devrons la gloire de l’avoir retirée de l’abîme ! Les administrateurs du Comité du salut public, et les administrateurs adjoints réunis. Signé: P.-J. Duplain, Panis, Sergent, Lenfant, Jourdeuil, Marat, Deforgues, Leclerc, Duffort, Cally, constitués à la Commune et séant à la mairie ».

Vous voyez que dans cette lettre on calomnie l’Assemblée nationale, qu’on cherche à diriger contre elle les poignards, en la faisant envisager comme complice, dans la personne d’un grand nombre de ses membres, des excès de la cour. Remarquez ce rapprochement; elle est datée du 3 septembre, et c’est dans la nuit du 2 au 3 qu’un homme contre lequel je n’avais jamais proféré que des paroles d’estimes, que Robespierre, dans cette nuit terrible, disait au peuple: qu’il existait un grand complot qu’il dénonçait au peuple seul, parce que seul il pouvait le faire avorter. Ce complot, selon lui, était tramé par Ducos, Vergniaud, Brissot, Guadet, Condorcet, Lasource, etc., et il consistait à faire livrer la France au duc de Brunswick ».

Sergent : « Cela est faux ».

Vergniaud : « Comme je parle sans amertume, je me féliciterai d’une dénégation qui me prouvera que Robespierre aussi a pu être calomnié. Mais il est certain que dans cet écrit on appelle les poignards sur l’Assemblée; qu’on y représente la Commune de Paris comme une autorité concentrique autour de laquelle tous les départements doivent se rallier; qu’on y parle de l’Assemblée législative comme d’une assemblée qui proscrit et persécute le patriotisme.

Que dirai-je de l’invitation formelle qu’on y fait au meurtre et à l’assassinat ? Que le peuple, lassé d’une longue suite de trahisons, se soit enfin levé, qu’il ait tiré de ses ennemis connus une vengeance éclatante, je ne vois là qu’une résistance à l’oppression. Et s’il se livre à quelques excès qui outrepassent les bornes de la justice, je n’y vois que le crime de ceux qui les ont provoqués par leurs trahisons. Le bon citoyen jette un voile sur ces désordres partiels; il ne parle que des actes de courage du peuple, que de l’ardeur des citoyens, que de la gloire dont se couvre un peuple qui sait briser ses chaînes; et il cherche à faire disparaître, autant qu’il est en lui, les taches qui pourraient ternir l’histoire d’une si mémorable révolution.

Mais que des hommes revêtus d’un pouvoir public, qui, par la nature même des fonctions qu’ils ont acceptées, se sont chargés de parler au peuple le langage de la loi, et de le contenir dans les bornes de la justice par tout l’ascendant de la raison, que ces hommes prêchent le meurtre, qu’ils en fassent l’apologie, il me semble que c’est là un degré de perversité qui ne saurait se concevoir que dans un temps où la morale serait bannie de la terre. Je ne les accuse donc pas d’être les auteurs de cet infâme écrit; je pense qu’ils s’empresseront de désavouer leurs signatures. Mais, s’il est d’eux, il doit être puni avec autant de sévérité que les écarts auxquels il provoque le peuple sont plus dangereux. J’atteste que cet écrit a excité des troubles dans plusieurs départements. A Bordeaux, les émissaires qui l’ont colporté auraient été eux-mêmes victimes de leurs projets sanguinaires, sans le respect du peuple pour la loi ».

Boileau : « Marat vous a dit qu’il désire donner lui-même des preuves de son amour pour la paix et l’ordre; il ne doit pas ignorer que les habitants des campagnes ne demandent que la paix, et que c’est pour l’obtenir qu’ils font tant de sacrifices à la liberté. Eh bien ! Vous allez voir que Marat demande encore une insurrection nouvelle. Voici ce qu’à écrit en caractère de sang dans un journal qui paraît aujourd’hui:

« Ce qui m’accable, c’est que mes efforts pour le salut du peuple n’aboutiront à rien sans une nouvelle insurrection. A voir la trempe de la plupart des députés…»

(Boileau se tournant vers Marat : « Pour mon propre compte, Marat, je te dirai qu’il y a plus de vérité dans ce coeur que de folie dans ta tête… »)

« …A voir la trempe de la plupart des députés, je désespère du salut public, si dans les huit premières séances toutes les bases de la constitution ne sont pas posées…»

(Boileau à l’Assemblée : « Le traître, il sait que c’est impossible »)

« …n’attendez plus rien de cette Assemblée, vous êtes anéanties pour toujours; 50 ans d’anarchie vous attendent, et vous n’en sortirez que par un dictateur vrai patriote et homme d’État » ».

(Un mouvement d’indignation s’empare d’une grande partie de l’Assemblée)

(Des cris: « A l’Abbaye ! » s’élèvent de presque partout)

(Marat se lève avec sang-froid et demande la parole)

Boileau : « Et moi je demande que ce monstre soit décret d’accusation ! »

Guadet : « Je demande que Marat parle à la barre ! »

Marat : « Je supplie l’Assemblée, dans son intérêt, de ne pas se livrer à un excès de fureur contre moi ».

Larivière : « Je demande que cet homme soit interpellé purement et simplement d’avouer ou de désavouer l’écrit ».

Marat : « Je n’ai pas besoin d’interpellation ! … On a osé, on ose encore m’inculper à cette tribune; on a la rare audace de me reprocher comme titres de réprobation des décrets de prises de corps lancés contre moi par les suppôts du despotisme, des décrets d’accusations provoqués dans la précédente assemblée par les représentants du peuple les plus notoirement prostitués à la cour ! … Eh bien, Messieurs, je le dis hautement, ces décrets m’honorent; ce sont des brevets de civisme dont je suis fier… Et si parmi vous, il en est qui ne savent pas apprécier de pareils titres, je me permettrai de leur faire observer que le peuple, en m’appelant à siéger ici, en me donnant le mandat de défendre ses intérêts et ses droits, a annulé tous ces décrets arbitraires, a jugé que ma cause était la sienne, et m’a déclaré pur. Or vous n’avez pas le droit de vous élever contre le jugement du peuple; car c’est de lui, vous aussi, que vous tenez votre pouvoir, et vous êtes dans cette enceinte au même titre que moi.

On vient de m’accuser comme un perfide, un traître, un machinateur; un des mes collègues est monté à cette tribune, tenant à la main le numéro 685 de l’Ami du peuple, le dernier paru de ce journal, et il vous en a lu un fragment d’article, perfidement commenté par lui, et c’est là ce qu’il vous a donné comme preuve de sa délation ! … On s’adresse à la majorité d’entre vous, députés nés d’hier à la vie politique, arrivés pour la plupart des points les plus divers et les plus éloignés du territoire et n’ayant pas vu de près les terribles événements de Paris; on vous a depuis longtemps prévenus contre moi, en semant à profusion dans les provinces de perfides écrits payés avec les fonds secrets des ministères… »

(Murmures à droite)

« Murmurez, si cela vous plaît; vous ne m’empêcherez pas de dire ce qui est la vérité… Eh ! Qui donc paie l’impression de toutes ces feuilles rédigées en faveur de certains ministres, feuilles que l’on ne vend pas au public des départements, mais qu’on lui distribue par centaines de mille ! …

Je reprends : on m’a dépeint d’avance à vous comme un monstre; on m’a représenté depuis longtemps comme un homme violent à l’excès, et vous pouvez cependant constater que s’il y a ici des violences, c’est contre moi qu’elles s’exercent, et que je suis aussi calme, aussi modéré que mes ennemis sont emportés et furieux. Si j’ai eu des colères, ce n’a jamais été que contre la royauté odieuse et ses suppôts; jamais je n’ai attaqué un républicain sincère. Je me suis créé, il est vrai, des inimitiés en signalant à la méfiance publique les faux patriotes, à une époque d’aveuglement où chacun les portait aux nues; voilà mon crime; mais, tout récemment ici, vous avez vous-même reconnu leur trahison, en applaudissant celui d’entre nous qui vous disait ne plus croire au serment, vu que les serments ont été prêté par des Lafayete, des Lameth, et d’autres qui ne les ont pas tenus… Ah ! Messieurs, quand on s’est donné la mission d’arracher les masques, on accumule contre soi d’implacables haines; il n’est pas d’exemple dans l’histoire d’un seul homme qui ait combattu les hypocrites sans avoir par cela même fait crever sur sa tête l’ouragan des plus lâches calomnies.

Et quand j’ai été ainsi, au préalable, dépeint à vous sous les couleurs les plus noires, c’est alors que l’on vient vous dire que je veux bouleverser l’Etat, le jeter dans le trouble et la confusion, et que je médite l’égorgement de la Convention nationale. On s’appuie sur un ancien article de journal que l’on a adroitement, mais déloyalement, défiguré, dont on n’a lu que des phrases morcelées, et dont on vous a fait connaître quelques lignes de conclusion sans mettre sous vos yeux les prémisses. Cette manoeuvre est perfide, et je la dénonce au mépris des honnêtes gens. Ceux qui s’en sont rendus coupables sont du reste pour moi, non des adversaires politiques, mais des ennemis personnels; ce sont les mêmes que j’ai sans cesse démasqués, et que, sans crainte d’être démenti par l’avenir, je vous signale comme les plus mortels ennemis de la patrie. Ils sont des agents de discorde : quand il est nécessaire pour le salut de la France envahie que toutes les forces s’unissent, que la République soit une est indivisible, ils en projettent dans l’ombre le morcellement, ils rêvent de fractionner le territoire en je ne sais quelles fédérations. Ces hommes pervers, ce sont les membres de la faction Brissot; les voici, là et là… »

(L’orateur désigne du doigt plusieurs députés)

« Qu’ils osent me fixer maintenant ! »

(Vive agitation)

« Le numéro de l’Ami du peuple, dont Boileau vous a lu un passage, avait déjà été reproduit il y a dix jours dans une affiche de votre président Pétion. C’est vous dire qu’il n’est pas d’hier et qu’il remonte à une époque antérieure à la réunion de cette assemblée. Quand cet article ne serait pas l’exposé simple de mes craintes et de mes opinions, toujours serait-il vrai que je n’y juge de la composition de l’assemblée que d’après la nomination alarmante d’un grand nombre de députés infidèles des deux précédentes législatures; et certes j’avais bien le droit de faire cette constatation; Mais ce qu’on ne vous a pas dit, c’est que, dès que la Convention a été constituée, j’ai conçu en elle un meilleur espoir; ce qu’on ne vous a pas lu, c’est le jugement que j’en porte dans le numéro du Journal de la République Française, feuille que je publie actuellement.

Permettez-moi de vous lire à mon tour cet article pour ma défense, car l’on ne pourra dire que je viens de le rédiger à l’instant pour les besoins de ma cause; vous y verrez l’hommage que je rends aux premiers travaux de l’Assemblée conventionnelle… »

(« Lisez ! Lisez ! » – « Non ! Non ! Le décret d’accusation ! A l’Abbaye ! »)

(L’Assemblée ordonne que cet écrit sera lu par un secrétaire)

« Nouvelle marche de l’auteur :

Depuis l’instant où je me suis dévoué pour la patrie, je n’ai cessé d’être abreuvé de dégoûts et d’amertume: mon plus cruel chagrin n’était pas d’être en butte aux assassins, c’était de voir une foule de patriotes sincères, mais crédules, se laisser aller aux perfides insinuations, aux atroces calomnies des ennemis de la liberté sur la pureté de mes intentions, et s’opposer eux-mêmes au bien que je pouvais faire. Longtemps mes calomniateurs m’ont représenté comme un traître qui vendait sa plume à tous les partis: des milliers d’écrits répandus dans la capitale et les départements propageaient ces impostures; elles se sont évanouies en me voyant attaquer également tous les partis anti-populaires; car le peuple dont j’ai toujours défendu la cause aux dépens de ma vie, ne soudoie jamais ses défenseurs.

Cette arme meurtrière, je l’ai brisée dans les mains de mes calomniateurs; mais ils n’ont cessé de m’accuser de vénalité que pour m’accuser de fureur; les lâches, les aveugles, les fripons et les traîtres se sont réunis pour me peindre comme un fou atrabilaire; instinctive dont les charlatans encyclopédistes gratifiaient l’auteur du Contrat social. Trois cents prédictions sur les principaux événements de la révolution, justifiées par le fait, m’ont vengé de ces injures; les défaites de Tournay, de Mons, de Courtrai; le massacre de Dillon de Sémonville, l’émigration de presque tous les officiers de ligne, les tentatives d’empoisonner le camp de Soissons; les destitutions successives de Lafayette, de Luckner, de Montesquiou, ont mis le sceau a mes tristes présages, et le fou patriote a passé pour prophète.

Que restait-il à faire aux ennemis de la patrie pour m’ôter la confiance de mes concitoyens ? Me prêter des vues ambitieuses en dénaturant mes opinions sur la nécessité d’un tribun militaire, d’un dictateur ou d’un triumvirat, pour punir les machinations projetées par le Corps législatif, le gouvernement et les tribunaux jusqu’ici leurs complices; ou plutôt, comme le prête-nom d’une faction ambitieuse, et sous cette dénomination on désigne les patriotes les plus fervents de la république. Imputations absurdes ! Ces opinions me sont personnelles, et c’est un reproche que j’ai souvent fait aux plus chauds patriotes d’avoir repoussé cette mesure salutaire, dont tout homme instruit de l’histoire des révolutions sent l’indispensable nécessité, mesure qui pourrait être prise sans inconvénients, en limitant sa durée à quelques jours et en bornant la mission des préposés à la punition prévôtale des machinateurs; car personne au monde n’est plus révolté que moi de l’établissement d’une autorité arbitraire, confiée aux mains, mêmes les plus pures, pour un terme de quelque durée.

Au demeurant, c’est par civisme, par philanthropie, que j’ai cru devoir conseiller cette mesure sévère, commandée par le salut du pays. Que n’a-t-elle été prise à temps ! Nos campagnes ne seraient pas remplies de veuves et d’orphelins réduits au désespoir; la disette et la misère n’auraient pas désolé l’Etat pendant quatre année consécutives: il ne serait ni bouleversé par les factions, ni déchiré par les hordes barbares d’ennemis, après l’avoir été si longtemps par ses enfants dénaturés.

Quant aux vues ambitieuses qu’on me prête, voici mon unique réponse: je ne veux ni emplois, ni pensions. Si j’ai accepté la place de député à la Convention nationale, c’est dans l’espoir de servir plus efficacement la patrie, même sans paraître. Ma seule ambition est de concourir à sauver le peuple: qu’il soit libre et heureux, tous mes voeux seront remplis.

Le despotisme est détruit, la royauté est abolie; mais leurs suppôts ne sont pas abattus: les intrigants et les ambitieux, les traîtres, les machinateurs sont encore à tramer contre la patrie, la liberté a encore des nuées d’ennemis. Pour la faire triompher, il faut découvrir leurs projets, dévoiler leurs complots, déjouer leurs intrigues; il faut les démasquer et les réprimer dans nos camps, dans nos sections, nos municipalités, nos directoires, nos tribunaux, dans la Convention nationale elle-même. Comment y parvenir, si les amis de la patrie ne s’entendent, s’ils ne réunissent leurs efforts !

Certains pensent que l’on peut triompher des malveillants sans s’en défaire. Eh bien soit: je suis prêt à prendre les voies jugées efficaces par les défenseurs du peuple; je dois marcher avec eux. Amour sacré de la patrie ! Je t’ai consacré mes veilles, mon repos, mes jours, toutes les facultés de mon être, je t’immole aujourd’hui mes préventions, mon ressentiment, mes haines. A la vue des attentats des ennemis de la patrie, à la vue de leurs outrages contre ses enfants, j’étoufferai, s’il se peut, dans mon sein, les mouvements d’indignation qui s’y élèveront; j’entendrai, sans me livrer à la fureur, le récit du massacre des vieillards et des enfants égorgés par de lâches assassins; je serai témoin des menées des traîtres à la patrie, sans appeler sur leurs têtes criminelles le glaive des vengeances populaires. Divinité des âmes pures, prête-moi des forces pour accomplir mon voeu ! Jamais l’amour-propre ou l’obstination ne s’opposera chez moi aux mesures que prescrit la sagesse; fais-moi triompher des impulsions du sentiment; et si les transports de l’indignation doivent un jour me jeter hors des bornes et compromettre le salut public, que j’expire de douleur avant de commettre cette faute ! »

(Cette lecture est accueillie par des applaudissements prolongés de la gauche et des tribunes)

Marat : « Je me flatte, Messieurs, qu’après la lecture de cet article, que nos adversaires avaient eu soin de vous tenir caché, je me flatte, dis-je, j’ose croire qu’il ne vous reste pas le moindre doute sur la pureté de mes intentions. On vous a lu une adresse au bas de laquelle est ma signature et quelques lambeaux d’un écrit de moi, le tout remontant à plus de dix jours. Vous connaissez à présent, d’autre part, ce que j’ai publié ce matin même… Et que l’on ne m’accuse pas de contradictions…

Un journaliste écrit, forcément, suivant les impressions des événements du jour; or, dans la période terrible que nous traversons, les événements se succèdent avec une rapidité vertigineuse, et nos impressions d’écrivains en sont le reflet, naturellement mobile comme eux… L’homme qui tient une plume peut écrire tantôt avec calme, tantôt avec colère, sans pour cela se contredire; car, pour ce qui me concerne, je n’ai jamais varié dans mes idées. Mon article de ce matin vous indique l’état de mon esprit; mais il ne faudrait point on conclure que je désavoue aucun de mes écrits précédent. Vergniaud a sommé les signataires de l’adresse de la Commune de Paris de désavouer leurs signatures. Ce désaveu, je le refuse… »

(Mouvement)

« … cette rétractation, je ne puis la donner; car les principes exposés dans l’adresse en question sont les miens, et un homme d’honneur, même quand sa vie est en danger, ne renie pas ses principes ! »

(Applaudissements répétés à gauche et dans les tribunes)

« Me demander cette rétractation, mais c’est me demander que je ne voie pas ce que je vois, que je ne sente pas ce que je sens ! Or, sachez-le, Messieurs, il n’est pas une puissance sous le soleil qui soit capable d’opérer en moi ce reversement d’idées. Je puis répondre de la pureté de mon coeur, mais je ne puis changer mes pensées; elles sont ce que la nature des choses me suggère ».

(Approbation)

« Dans ce moment, permettez-moi de vous rappeler à d’autres considérations. Voyez vous-mêmes comme vos impressions sont mobiles. Ceux de mes ennemis qui sont parmi vous se son livrés à mon égard à de véritables accès de fureur, et le plus grand nombre d’entre vous ont supporté ces manifestations intolérantes. J’ai été obligé de rappeler la majorité de cette assemblée au respect qu’elle se doit à elle-même; et vous avez été sur le point de me juger sous l’influence d’attaques injustifiables, de calomnies atroces.

Quoi ! Si je n’avais pas eu sous la main mon article d’aujourd’hui, si mon journal n’avait pu paraître ce matin, si mon imprimeur m’avait manqué sa parole, – Eh ! Grands dieux ! Un acte de négligence aurait bien pu se produire, – vous m’auriez donc livré au glaive de la tyrannie ! …

Considérez combien on peut commettre d’injustices, lorsque pour décider sur un homme, on écoute ceux qui sont ses ennemis avérés… Mais, Messieurs, si par suite d’une fatalité quelconque je n’avais pu fournir ici le témoignage éclatant de mon patriotisme, si, égarés par les impudents que je vous ai désignés, vous m’aviez condamné sans m’entendre, oh ! Sachez-le, je n’aurais point péri en lâche…

Oui, oui, je le jure, si je décret qu’on vous demandait eût été lancé, je me serai soustrait à la rage de mes persécuteurs en me brûlant la cervelle au pied même de cette tribune… »

(En disant ces mots, Marat s’applique un pistolet sur le front. Profonde émotion)

« On vous a demandé un décret contre ceux qui proposeront la dictature, le tribunat ou le triumvirat; c’est une fausse démarche dans laquelle on voudrait vous engager. Cette ressource de salut public dépend, en dernière analyse, du peuple seul. S’il la juge jamais nécessaire, il la prendra malgré tous les décrets que n’importe quelle assemblée aura pu édicter, comme il a pris des mesures plus terribles encore malgré les décrets de l’Assemblée Constituante; en votant une loi contre les droits souverains du peuple, vous ne ferez que compromettre sans fruit comme sans besoin votre autorité.

Je conclus donc en vous demandant de passer purement et simplement à l’ordre du jour ».

(Nombreux applaudissements)

Tallien : « Oui, l’ordre du jour doit mettre fin à ses scandaleuses discussions. Décrétons le salut de la République, et laissons-là les individus ! »

(Applaudissements répétés)

(La Convention passe à l’ordre du jour. Après quelques discussions sur la rédaction du principe, elle déclare que « la République est une est indivisible »)

(…)

Source : « Journal officiel de la Convention Nationale – La Convention Nationale (1792-1793), Procès-verbaux officiels des séances depuis le 21 septembre 1792, Constitution de la grande assemblée révolutionnaire, jusqu’au 21 janvier 1793, exécution du roi Louis XVI, seule édition authentique et inaltérée contenant les portraits des principaux conventionnels et des autres personnages connus de cette sublime époque », auteur non mentionné, Librairie B. Simon & Cie, Paris, sans date, pages 24 à 37.