SUGER nous conte l’histoire de la prise du château de la Ferté-Baudoin, tenu par Gui le Rouge et son fils Hugues de Crécy, afin de libérer le comte de Corbeil et Anseau de Garlande :

Or donc Louis, roi de France par la grâce de Dieu, ne put perdre l’habitude qu’il avait prise dans sa jeunesse, je veux dire celle de veiller sur les églises, de protéger les pauvres et les indigents, de travailler sans cesse à la paix et à la défense du royaume.

Gui le Rouge, dont il a été parlé plus haut, et son fils Hugues de Crécy, jeune homme intelligent, preux aux armes, mais fait pour le pillage et l’incendie et très prompt à jeter le trouble dans tout le royaume (1), ne cessaient de contester la supériorité royale, à cause de la rancune accumulée en leur coeur par la honte d’avoir perdu le château de Gournay. C’est ainsi que Hugues ne voulut même pas épargner son frère le comte de Corbeil, Eudes (2), duquel il n’avait reçu aucune assistance dans sa lutte contre le roi. Il tendit un piège à sa simplicité. Un jour que le comte Eudes avait décidé de chasser tranquillement chez lui, il s’aperçut, l’imprudent, de ce que la communauté de sang engendre en fait de réalités et d’espoirs quand l’envie l’a corrompue. Enlevé par son frère Hugues, il fut enfermé au château qu’on appelle La Ferté-Baudouin (3). On lui mit des entraves et des chaînes; aurait-il même eu le moyen de se tirer d’affaire qu’il ne l’eût pu qu’en faisant la guerre au roi.

En présence de cette extraordinaire folie, les gens de Corbeil, en grand nombre – car la châtellenie était riche en antiques et nobles chevaliers (4) – recoururent à l’asile ouvert à tous de la majesté royale. Prosternés aux genoux du roi, ils lui firent savoir, au milieu des larmes et des sanglots, la captivité du comte et les motifs de cette captivité, le priant et suppliant d’employer sa puissance à le délivrer. Sa promesse leur ayant fait concevoir l’espoir de la libération, leur colère s’adoucit, leur douleur fut soulagée; à l’envi ils cherchèrent par quel procédé, à l’aide de quelles farces, ils pourraient recouvrer leur seigneur. La Ferté-Baudouin appartenait à Hugues non pas en vertu d’un droit héréditaire, mais par l’occasion d’un certain mariage avec la comtesse Adélaïde, qu’il avait répudiée tout en gardant son château (5). Des gens de La Ferté, conférant avec quelques-uns de Corbeil, promirent sous la foi du serment de les recevoir dans le château, non toutefois sans prendre leurs précautions.

Le roi, qui s’était laissé persuader par ceux de Corbeil, s’avançait en hâte; pour éviter que la nouvelle ne s’ébruitât, il n’avait avec lui qu’une petite poignée de chevaliers de sa cour (6). Assez tard, alors qu’on bavardait encore autour des feux dans le château, ceux qui avaient été envoyés en avant, c’est-à-dire Anseau de Garlande sénéchal (7), choisi à raison de sa vaillance et les hommes d’armes, environ quarante, qui l’accompagnaient, furent reçus par la porte qui avait été indiquée et firent de vigoureux efforts pour s’en emparer. Mais la garnison, surprise du hennissement des chevaux et du tapage inopiné que les cavaliers faisaient, bondit à leur rencontre. Entre les ouvertures opposées le chemin était resserré. Ceux qui étaient entrés ne pouvaient pas aller ou revenir à leur guise; ceux de la ville, placés devant les portes, ce qui ajoutait à leur audace, les taillaient en pièces à leur aise. Les premiers, plongés dans les ténèbres et desservis par l’étroitesse de la place, n’eurent pas la force de tenir le coup plus longtemps; ils regagnèrent la porte. Mais Anseau, emporté par son courage, rétrogradant et s’immolant, ne put y atteindre; l’ennemi l’y avait devancé. Ainsi surpris, il occupa bien la tour du château; mais ce ne fut pas comme seigneur, ce fut comme prisonnier, en compagnie du comte de Corbeil. Pareille était leur douleur, non pareille leur crainte, puisque l’un c’était la mort, l’autre le déshéritement seulement qu’il redoutait. Ainsi pouvait-on leur appliquer le vers : « Carthage et Marius se consolèrent de leur destin (8) ».

Quand, avec la clameur des fugitifs, le bruit de cette rencontre fut arrivé aux oreilles du roi qui accélérait sa marche, il fut bien fâché de s’être laissé retarder et écarter de sa route par la gêne que lui causait la nuit noire. Il sauta sur un cheval très rapide et s’efforça d’aller audacieusement porter secours aux siens en se précipitant par la porte. Mais la porte était fermée à clef. Repoussé sous une grêle de traits, de coups de lances et de pierres, il se retira. Consternés de douleur, les frères et parents du sénéchal captif se jetèrent à ses pieds : « Ayez pitié de nous, disaient-ils, glorieux et vaillant roi, parce que, si cet abominable Hugues de Crécy, cet homme de rien, assoiffée de sang humain, venant ici ou emmenant là-bas notre frère, peut mettre la main sur lui de quelque manière que ce soit, il se jettera bien vite à sa gorge, sans aucun souci du châtiment qui l’attend dans le cas où, plus féroce que le plus féroce, il le ferait périr de malemort (9)».

Cédant à cette crainte, le roi fit donc rapidement entourer le château, obstruer les voies qui menaient aux portes, établir en cercle quatre à cinq bastilles, et, en même temps qu’il usait des forces du royaume, il payait de sa personne pour la reprise des prisonniers et du château. Cependant Hugues, qui s’était d’abord fort réjoui de la capture, se sentit glacé de peur à l’idée qu’on allait lui arracher ses prisonniers, lui enlever son château. Dans son anxiété il se mettait en peine d’un stratagème qui lui permît d’entrer tantôt à cheval, tantôt à pied, il prenait tour à tour les dehors changeants et menteurs d’un jongleur et d’une courtisane.

Un jour qu’il donnait toute son attention à cette affaire, du camp on le remarqua, on sauta sur lui. Impuissant à soutenir cette attaque meurtrière, il demanda son salut à la fuite. Tout à coup, parmi les autres et devant les autres, voici, emporté par l’élan de son coeur et de son cheval, Guillaume, frère du sénéchal prisonnier, chevalier élégant, preux aux armes, qui s’acharne vigoureusement contre lui et essaie de le mettre dans l’embarras (10). La vitesse de sa course eût suffi à le distinguer. Hugues l’aperçut; brandissant sa lance, il la tournait souvent dans sa direction; mais, dans sa crainte de ceux qui suivaient, il n’osait pas s’attarder et se remettait à fuir. Toutefois il était d’une habileté étonnante et hors de pair; s’il lui avait été possible de s’arrêter pour lutter seul à seul, il eût fait éclater la hardiesse de son coeur, soit en remportant un trophée de duel, soit en s’exposant au péril de mort, et y eût gagné un admirable renom. A plusieurs reprises il lui arriva, ne pouvant du tout éviter les villages situés sur la route ni échapper à l’attaque des ennemis qu’il rencontrait, de s’en tirer par une feinte trompeuse : il se donnait pour Guillaume de Garlande s’écriait bien haut qu’il était poursuivi par Hugues, invitait les gens, de la part du roi, à barrer le passage à ce dernier comme à un ennemi. Par ces stratagèmes et d’autres pareils, grâce à ses ruses de langage et à la vaillance de son coeur, il réussit dans sa fuite à se jouer à lui tout seul d’une multitude.

Quant au roi, ni cette occasion ni aucune autre ne le fit renoncer à l’entreprise du siège; il resserrait le blocus, il fatiguait la garnison. Il ne cessa ses attaques qu’après un assaut donné à l’insu des chevaliers, grâce à une machination ourdie par une partie des gens de la place et après avoir par sa puissante valeur rendu la capitulation inévitable. Dans le tumulte, les chevaliers, fuyant vers le donjon, ne s’occupèrent que de sauver leur vie, non d’échapper à la captivité; le fait est qu’enfermés là dedans ils se trouvèrent hors d’état et de se protéger vraiment et de sortir de quelque façon que ce fût. A la fin, certains étant tués, davantage encore blessés, ils se rendirent, eux et le donjon, en se soumettant à la décision de la majesté royale, non sans le conseil de leur seigneur. Ainsi, « à la fois débonnaire et criminel en une seule et même action (11)» il restitua, avec autant de sagesse que de clémence, un sénéchal à lui-même, un frère à des frères, leur comte aux habitants de Corbeil. Parmi les chevaliers qui se trouvaient à l’intérieur, il y en eut qu’il déshérita, ravageant leurs biens, d’autres qu’il entreprit de punir très sévèrement, leur infligeant, pour terrifier leurs pareils, le tourment d’une incarcération prolongée. C’est ainsi que par une si belle victoire obtenue de Dieu contre l’opinion de ses rivaux, il ennoblit grandement les prémices de son règne (12).

Notes :

1) Le chroniqueur de Morigny (édition Mirot, page 22) parle de lui à peu près dans les mêmes termes : « Homme hardi et de main prompte, hypocrite et dissimulateur en toute espèce de matières, oppresseur des pauvres, tueur de paysans par cupidité » (Vir audax et manu promptus, simulator et dissimulator cujusvis rei, oppressor pauperum et agricolarum cupidus interemptor). – Gui, comte de Rochefort (Seine-et-Oise, canton de Dourdan), surnommé le Rouge à cause de la teinte de ses cheveux, frère de Milon le Grand. Voir un tableau généalogique des familles de Montlhéry et de Rochefort dans A. Fliche, Le règne de Philippe Ier, page 321, note 2.

2) Ils avaient la même mère, Adélaïde de Crécy, laquelle, veuve de Bouchard II de Corbeil, avait épousé Gui de Rochefort, dont elle avait eu comme fils Hugues.

3) Aujourd’hui la Ferté-Alais, Seine-et-Oise, arrondissement d’Étampes. Il y a lieu de penser que c’est de la comtesse Adélaïde (Aalez) que vient le nom actuel (Dom Basile Fleureau, Histoire de la ville et du duché d’Étampes, 1683, page 562).

4) Les Grandes Chroniques traduisent : « La chastellerie de Corbueil, qui d’ancienneté est renommée de grant noblesse et de grant chevalerie ».

5) Confusion entre Hugues, fils d’Adélaïde de Crécy, et Gui de Rochefort, son mari, père de Hugues.

6) Voir le récit de l’expédition contre Sainte-Sévère.

7) Au moins depuis l’avènement de Louis le Gros, peut-être même depuis la brouille du roi Philippe et du prince Louis avec les Rochefort pendant l’été de 1107, après l’affaire de Gournay (M. Prou, Actes de Philippe Ier, page CXLI).

8) Lucain, Pharsale, II, 91-92.

9) Ils étaient pourtant beaux-frères, Anseau de Garlande ayant épousé une soeur d’Hugues de Crécy.

10) Guillaume de Garlande; il fut plus tard sénéchal, de 1118 à 1120, après la mort d’Anseau.

11) Ovide, « Métamorphoses », III, 5. Le mot « criminel » s’explique par la méchanceté d’Eudes de Corbeil.

12) D’après la chronique de Clarius (Duru, Bibliothèque historique de l’Yonne, tome II, page 516), le siège de La Ferté-Alais aurait eu lieu « au coeur de l’hiver, sous la neige et les averses » (in ipsa hieme, per nives, per grandines). On peut admettre avec A. Luchaire (Louis VI le Gros, Annales de sa vie et de son règne, Paris, 1890, in-8°, n° 61) la date de décembre 1108.

Sources : « Suger – Vie de Louis VI le Gros », éditée et traduite par Henri Waquet, archiviste du département du Finistère, « Les Classiques de l’Histoire du Moyen Âge » publiés sous la direction de Louis Halphen, Tome 11, Paris, Librairie Ancienne Honoré Champion, éditeur, 1929, pages 89 à 97.