Les 2 documents ci-dessous sont tirés de P. Coupechoux, Mémoires de déportés, histoires singulières de la déportation, éd. La Découverte, Paris, 2003.

Léa Rohatyn

Léa vivait avec ses onze frères et sœurs et ses parents à Tinqueux, dans la banlieue de Reims, en France. Parce qu’ils étaient français, parce que son père s’était engagé dans la 1ère Guerre Mondiale, ils pensaient qu’il ne pourrait rien leur arriver. Seule Léa et sa sœur Suzanne sont rentrées d’Auschwitz-Birkenau.

 

« À partir de 1936-37, nous avons vu des fascistes de Reims venir défiler jusqu’à Tinqueux. Je me souviens d’eux avec leurs chemises noires… Les parents commençaient à parler d’antisémitisme, et nous, nous essayions de comprendre ce qu’ils disaient. On évoquait le sort qui était réservé aux Juifs en Allemagne. Les gens arrêtés qui disparaissaient, les religieux à qui l’on coupait la barbe, nous entendions cela à la radio. Mais je crois que nous étions encore très inconscients. Nous étions français, il ne pouvait rien nous arriver. (…) Puis nous avons été informés que nous devions désormais porter l’étoile jaune. Nous sommes allés à la mairie chercher les morceaux de tissu contre des tickets de textile et nous les avons cousus. A partir de ce jour-là, nous nous sommes faits plus petits que nous ne l’étions. Jusqu’à notre arrestation, mes frères et mes soeurs sont allés à l’école avec leur étoile. (…) Lorsque nous croisions des Allemands sur la route de Reims, ma soeur et moi, pour partir à notre fabrique de bouchons, nous cachions l’étoile avec notre écharpe. Nous allions faire les courses entre dix-sept heures et le couvre-feu, aux seuls moments autorisés pour nous. Nous avons obéi à toutes les lois, comme la plupart des Juifs, hélas… Dans le quartier, les gens ne disaient rien… »


Frania Eisenbach Haverland

Frania vivait à Tarnow, en Pologne, avec toute sa famille. Elle est la seule rescapée, tout le reste de sa famille a été liquidée.

« Je ne peux pas dire que j’ai vraiment souffert de l’antisémitisme dans mon enfance. Mon père était très connu et très estimé dans la ville. (…) J’allais à l’école communale et j’avais de nombreuses amies. Parfois, certaines me disaient: « Ne joue pas avec celle-ci, c’est une Juive. » Et moi je répondais: « Mais moi aussi, je le suis! » « Oui, mais toi, ce n’est pas pareil. » (…) Un jour, en rentrant de l’école, j’avais vu des Polonais jeter des pierres sur des Juifs sortant de la synagogue. En 1939, alors que nous étions en vacances dans Tatras, des Juifs, qui faisaient leur prière dans la forêt, avaient été attaqués…

Le 7 septembre 1939, les Allemands sont entrés dans la ville, quelques jours après l’invasion du pays sans déclaration de guerre. Ils ont commencé à faire des rafles dans la rue, car ils avaient besoin de main-d’oeuvre pour pouvoir s’installer. C’est ainsi que mes deux frères ont été réquisitionnés. (…) Dès les premiers jours, l’école nous a été interdite et nous ne pouvions sortir que deux heures le matin et deux heures l’après-midi. Les Allemands nous ont alors obligés à porter un brassard blanc avec une étoile bleue. Je ressentais au fond de moi une profonde humiliation… Nous étions devenus quelque chose d’à part, les voisins, avec qui nous avions des relations très proches, parfois des liens d’amitié, n’osaient plus nous parler, n’osaient plus nous regarder… Je ne peux même pas dire que nous étions révoltés, plutôt étonnés, c’était tellement inattendu… Je crois que la soudaineté des événements conduit à une sorte de paralysie. La première catastrophe arrive, et sans que nous ayons le temps de nous ressaisir, la deuxième, puis la troisième… Nous n’avions même plus le loisir de réfléchir…

Un jour, en rentrant de chez mes grands-parents, je suis tombée sur le tournage d’un film, dans la rue principale de la ville. Les Allemands arrêtaient un Juif avec une barbe noire et l’obligeaient à se jeter sur l’un des soldats. J’ai été très troublée et j’ai interrogé ma mère qui m’a expliqué qu’il s’agissait d’un film de propagande contre les Juifs… (…) C’est alors qu’ont commencé les Aktionen, c’est comme cela que les Allemands appelaient les pogroms. Nous n’avions plus le droit de sortir de la maison qui devait être fermée, avec les volets clos. Les SS passaient d’une habitation à l’autre, ils arrêtaient les gens ou, le plus souvent, ils les assassinaient sur place. (…) Lorsque c’était fini, nous sortions et s’offrait alors à nous l’effrayant spectacle des cadavres dans la rue. (…) Lorsque j’ai ouvert la porte [de chez un de mes oncles], il y avait seulement un bébé qui criait, assis au milieu de la pièce. Je n’ai pas eu la force d’enjamber les cadavres pour aller le chercher… J’étais paralysée, anesthésiée, c’était la première fois de ma vie que je voyais une telle scène. Je me suis enfuie. Aujourd’hui encore, l’image terrible de ce bébé au milieu des morts me hante… »