Le point de vue américain

LE RAPPORT KENNAN

Spécialiste de l’URSS et diplomate depuis 1926, George Kennan (1904-2005) sort de l’ombre en février 1946 lorsque, numéro deux de l’ambassade américaine à Moscou, il envoie un message de 8’000 mots, connu depuis comme le « Long télégramme » pour avertir Washington contre les « tendances expansionnistes » du régime de Joseph Staline et conseiller un durcissement de la politique américaine à son égard.

En juillet 1947, dans un article publié par la revue Foreign Affairs et signé « Mr X ». George Kennan recommande alors une politique d' »endiguement » (« containment ») vis-à-vis de l’URSS, ouvrant la voie à la guerre froide.

Directeur du Policy Planning Staff, cellule d’intellectuels réunis autour du secrétaire d’État George Marshall, il participe activement au lancement du Plan Marshall. Il contribue en outre au développement d’un service d’opérations secrètes, au sein de l’Agence centrale du renseignement (CIA), contre le communisme. En 1952, il retourne à Moscou comme ambassadeur, puis rejoint en 1953, comme professeur émérite, The Institute for Advanced Study à Princeton.

« …On en est arrivé à insister principalement sur les idées les plus spécifiquement rattachées au régime soviétique : à sa position de seul régime véritablement socialiste dans un monde obscur et égaré, et à ses relations avec ce monde.

La première de ces idées est celle de l’antagonisme inné entre le capitalisme et le socialisme. (…) Elle a de graves conséquences pour la conduite de la Russie en tant que membre d’une société internationale. Elle fait que Moscou ne peut jamais supposer avec sincérité une communauté de buts entre l’Union soviétique et les puissances considérées comme capitalistes. Moscou doit invariablement supposer que les buts du monde capitaliste sont opposés à ceux du régime soviétique et aux intérêts des peuples qu’il contrôle. Si le gouvernement soviétique signe occasionnellement des documents qui pourraient indiquer le contraire, il faut y voir une manœuvre tactique permise quand on traite avec l’ennemi (qui est sans honneur) et qui doit être admise comme étant de bonne guerre. (…)

Ceci nous amène à la seconde des idées importantes pour la compréhension de la perspective soviétique contemporaine : c’est l’infaillibilité du Kremlin. La conception soviétique du pouvoir, qui n’autorise aucun foyer d’organisation en dehors du Parti, exige que la direction du Parti demeure en théorie l’unique dépositaire de la vérité. (…) La discipline de fer du parti repose sur ce principe d’infaillibilité ; en fait, ils se soutiennent mutuellement : une discipline parfaite exige la reconnaissance de l’infaillibilité, et l’infaillibilité exige l’observance de la discipline. Et les deux ensemble déterminent dans une large mesure le comportement de tout l’appareil gouvernemental soviétique. Mais, pour en comprendre les effets, il est indispensable de tenir compte d’un troisième facteur : le fait que les dirigeants sont libres de soutenir n’importe quelle thèse que, pour des raisons tactiques, ils trouvent utile à leurs fins à un moment donné, et qu’ils peuvent exiger l’acceptation aveugle et fidèle de cette thèse de la part des membres du mouvement dans sa totalité. (…)

D’après ce qui vient d’être exposé, il apparaît clairement que la pression soviétique contre les libres institutions du monde occidental peut être contenue par l’adroite et vigilante application d’une force contraire sur une série de points géographiques et politiques continuellement changeants, correspondant aux changements et aux manœuvres de la politique soviétique, mais qu’il est impossible de nier l’existence de cette pression et de la supprimer par le seul effet des paroles. (…) »

Source et édition : extrait du rapport de George Kennan, publié sous le titre The Sources of Soviet conduct et sous la signature « Mr. X » par Foreign Affairs, juillet 1947.

Traduit de Foreign Affairs par Laurent Gayme

LE RAPPORT KENNAN

Rapport de George Frost Kennan, ambassadeur des Etats-Unis à Moscou (mars 1946), publié sous la signature  » M. X.  » par Foreign Affairs (juillet 1947).

Le caractère politique de la puissance soviétique tel que nous le connaissons aujourd’hui est le produit de l’idéologie et des circonstances : idéologie héritée du mouvement révolutionnaire d’où est issu le régime, et circonstances dans lesquelles le pouvoir a été exercé en Russie depuis près de trente ans. Il est peu de tâches plus difficiles que l’analyse psychologique des répercussions réciproques de ces deux forces et du rôle de chacune d’elles dans la détermination de la conduite officielle des Soviets. Mais cette analyse est indispensable si l’on veut comprendre cette conduite et la combattre efficacement.

Il est difficile de résumer l’idéologie avec laquelle les dirigeants soviétiques ont pris le pouvoir. L’idéologie marxiste, dans sa projection russe-communiste, a toujours été en voie de subtile évolution. Les matériaux sur lesquels elle se base sont nombreux et complexes. Mais les traits les plus importants de la pensée communiste telle qu’elle existait en 1916 peuvent se résumer comme suit :
a) le facteur central de la vie humaine, le fait qui détermine le caractère de la vie publique et la  » physionomie de la société « , est le système en vertu duquel les marchandises sont produites et échangées ;
b) le système de production capitaliste est un système mauvais qui mène inévitablement à l’exploitation de la classe ouvrière par la classe possédante et est incapable de développer convenablement les ressources économiques de la société ou de distribuer équitablement les produits du travail ;
c) le capitalisme contient le germe de sa propre destruction et doit, en raison de l’incapacité de la classe possédante de s’adapter aux changements économiques, aboutir inévitablement au transfert révolutionnaire du pouvoir à la classe ouvrière ;
d) l’impérialisme, dernière phase du capitalisme, conduit indirectement à la guerre et à la révolution.

(…)

Pendant cinquante ans, avant qu’éclatât la Révolution, cette pensée avait exercé un grand attrait sur les membres du mouvement révolutionnaire russe. Déçus, mécontents, désespérant – ou trop impatients – de pouvoir s’exprimer dans les limites du régime politique tsariste, mais manquant du large soutien populaire exigé par la révolution sanglante qu’ils croyaient être l’instrument obligatoire du progrès social, ces révolutionnaires trouvaient dans la théorie marxiste une confirmation très commode de leurs désirs instinctifs. Elle apportait une justification scientifique à leur impatience, à leur refus catégorique d’attribuer une valeur quelconque au régime tsariste, à leur soif de pouvoir et de revanche, et à leur tendance à prendre des raccourcis pour atteindre leur but. Il ne faut donc pas s’étonner qu’ils en soient arrivés à croire implicitement à la vérité et à la solidité des enseignements marxistes. On ne peut mettre leur sincérité en doute; c’est un phénomène aussi vieux que l’humanité elle-même, et qui n’a jamais été mieux décrit que par Gibbon dans « La décadence et la chute de l’Empire romain « :

 » De l’enthousiasme à l’imposture, le pas est périlleux et glissant; le démon de Socrate offre un mémorable exemple de la manière dont un homme sage est susceptible de se tromper ; de celle dont un homme juste peut tromper les autres ; de la façon dont la conscience peut s’assoupir dans un état intermédiaire entre l’illusion et la tromperie volontaire.  »

Ce fut avec cette série d’idées que les membres du parti bolchevik prirent le pouvoir.

Pendant toutes les années de préparation à la Révolution, l’attention de ces hommes, comme celle de Marx lui-même, s’était moins fixée sur la forme future que prendrait le socialisme que sur le renversement nécessaire du régime rival qui, selon eux, devait précéder l’établissement du socialisme.

Leurs idées sur le programme positif à mettre en oeuvre une fois le pouvoir entre leurs mains étaient, pour la plus grande partie, nébuleuses, chimériques et peu pratiques. En dehors de la nationalisation de l’industrie et de l’expropriation des grands domaines privés, il n’y avait pas de programme arrêté. Le traitement de la paysannerie qui, d’après Marx, n’appartenait pas au prolétariat, était toujours demeuré vague dans la pensée communiste, et cette question resta un objet de controverse et d’hésitation pendant les dix premières années du régime communiste.

Les circonstances de la période qui suivit immédiatement la Révolution -guerre civile et intervention étrangère, à quoi s’ajoutait le fait que les communistes ne représentaient qu’une petite minorité du peuple russe- firent de l’instauration d’un pouvoir dictatorial une nécessité. L’expérience du  » communisme de guerre  » et la brusque suppression de la production et du commerce privés produisirent des conséquences économiques désastreuses et excitèrent la résistance au nouveau régime. Tandis qu’une pause temporaire dans la communisation de la Russie, la Nouvelle Politique Economique (NEP), atténuait un peu cette détresse économique, ce qui était son but, elle montrait aussi que le  » secteur capitaliste de la société  » était toujours prêt à profiter aussitôt du moindre relâchement de la pression gouvernementale et que, si on lui permettait de continuer à exister, il constituerait toujours un puissant élément d’opposition au régime soviétique et un rival sérieux. Une situation analogue régnait en ce qui concerne le paysan isolé qui, à son humble manière, était lui aussi un producteur privé.

Lénine, s’il avait vécu, aurait peut-être pu s’avérer assez grand homme pour réconcilier ces forces opposées à l’avantage final de la société russe, bien que ce soit douteux. Quoi qu’il en soit, Staline et ceux qu’il dirigea dans sa lutte pour prendre la succession de Lénine n’étaient pas hommes à tolérer des forces politiques rivales dans la sphère du pouvoir qu’ils convoitaient. Leur fanatisme, que ne modérait aucune des traditions de compromis anglo-saxonnes, était trop violent, trop jaloux pour envisager un partage permanent du pouvoir. Du monde russo-asiatique d’où ils provenaient, ces hommes tenaient un certain scepticisme quant à la possibilité de l’existence pacifique de forces rivales. Aisément convaincus de la  » justesse  » de leur doctrine, ils exigeaient la soumission ou la destruction de tout pouvoir concurrent. En dehors du Parti communiste, la Russie ne devait comprendre aucune forme d’activité collective ou d’association qui ne serait dominée par lui. Seul le Parti serait autorisé à la vitalité et à la structure; tout le reste ne devait être qu’une masse amorphe.

Et, au sein du Parti, le même principe serait appliqué. La masse des membres du Parti pourraient accomplir les mouvements du vote, de la délibération, de la décision et de l’action; mais ces mouvements ne devaient pas être animés par leur volonté individuelle, seul le souffle effrayant de la direction du Parti les inspirerait.

Subjectivement, ces hommes ne voulaient probablement pas l’absolutisme pour lui-même. Ils croyaient sans doute qu’eux seuls savaient ce qui ferait le bonheur de la société et qu’ils le réaliseraient une fois leur pouvoir assuré et inébranlable. Mais afin d’arriver à cette sécurité de leur pouvoir, ils ne reculeraient devant aucun moyen et lui donneraient la priorité sur le bien-être et le bonheur des peuples confiés à leurs soins.

(…)

Il est dans la nature de l’ambiance intellectuelle des dirigeants soviétiques et dans le caractère de leur idéologie de ne pouvoir reconnaître officiellement le moindre mérite ou la moindre justification à une opposition quelconque. Aussi longtemps que des restes de capitalisme étaient officiellement reconnus comme existant en Russie, on pouvait les faire servir de prétexte au maintien d’une forme dictatoriale de gouvernement. Mais au fur et à mesure de la liquidation de ces éléments, cette justification faisait défaut, et quand ils eurent été complètement détruits elle disparut complètement. Ce fait créa l’une des contraintes fondamentales qui pesèrent sur le régime soviétique : du moment que le capitalisme n’existait plus en Russie et du moment qu’on ne pouvait avouer qu’une opposition sérieuse au Kremlin pût surgir spontanément des masses soumises à son autorité, il devenait nécessaire de justifier la conservation de la dictature en soulignant la menace du capitalisme étranger.

Dès 1924, Staline défendit le maintien des  » organes de suppression « , c’est-à-dire, entre autres, l’armée et la police secrète, pour la raison  » qu’aussi longtemps qu’on serait encerclé par le capitalisme, il subsisterait un danger d’intervention avec toutes les conséquences découlant de ce danger « . A partir de ce moment-là et conformément à cette théorie, toutes les forces d’opposition intérieures, en Russie, ont toujours été dépeintes comme des agents de forces étrangères de réaction hostiles à la puissance soviétique.

En outre, il a été fortement insisté sur la thèse communiste selon laquelle un antagonisme fondamental existe entre le monde capitaliste et le monde socialiste. Bien des signes indiquent que cette assertion n’est pas fondée en réalité. Les faits ont été confondus à cause de l’existence, à l’étranger, de grandes puissances militaires, notamment le régime nazi en Allemagne et le gouvernement japonais des dernières années 1930 qui avaient, en effet, des intentions agressives contre l’Union soviétique. Mais les preuves ne manquent pas que l’importance donnée à Moscou à la menace à laquelle les Soviets devaient faire face de la part du monde extérieur ne se fonde pas sur les réalités de l’antagonisme étranger, mais sur la nécessité d’expliquer le maintien du régime dictatorial en Russie.

Cette poursuite d’une autorité illimitée à l’intérieur, accompagnée de la culture du demi-mythe d’une implacable hostilité étrangère, a fortement influé sur la forme de l’appareil gouvernemental soviétique tel que nous le connaissons aujourd’hui. On a laissé dépérir les organes administratifs qui ne servaient pas ce but, et ceux qui le servaient se sont démesurément enflés. La sécurité du pouvoir soviétique en est venue à reposer sur la discipline de fer du Parti, sur la sévérité et l’ubiquité de la police secrète, et sur l’intransigeant monopolisme de l’Etat. Les  » organes de suppression « , auxquels les dirigeants soviétiques avaient demandé de les protéger contre les forces rivales, devinrent, dans une large mesure, les maîtres de ceux qu’ils devaient servir. Aujourd’hui la majeure partie de la structure de la puissance soviétique est consacrée à perfectionner la dictature et à perpétuer l’idée d’une Russie en état de siège, et dont l’ennemi menace les murs. Et les millions d’êtres humains qui forment cette partie de la structure gouvernementale sont obligés de défendre à tout prix cette conception de la position de la Russie, car, sans elle, ils seraient superflus.

(…)

Voyons à présent comment cet arrière-plan historique se traduit dans le caractère politique du régime soviétique tel qu’il est aujourd’hui.

Rien n’a été officiellement rejeté de l’idéologie originelle : croyance à la nature fondamentalement mauvaise du capitalisme, à l’inévitabilité de sa destruction, à l’obligation, pour le prolétariat, de concourir à cette destruction et de prendre lui-même le pouvoir. Mais on en est arrivé à insister principalement sur les idées le plus spécifiquement rattachées au régime soviétique : à sa position de seul régime véritablement socialiste dans un monde obscur et égaré, et à ses relations avec ce monde.

La première de ces idées est celle de l’antagonisme inné entre le capitalisme et le socialisme. Elle a de graves conséquences pour la conduite de la Russie en tant que membre d’une société internationale. Elle fait que Moscou ne peut jamais supposer avec sincérité une communauté de buts entre l’Union soviétique et les puissances considérées comme capitalistes. Moscou doit invariablement supposer que les buts du monde capitaliste sont opposés à ceux du régime soviétique et aux intérêts des peuples qu’il contrôle. Si le gouvernement soviétique signe occasionnellement des documents qui pourraient indiquer le contraire, il faut y voir une man oeuvre tactique permise quand on traite avec l’ennemi (qui est sans honneur) et qui doit être admise comme étant de bonne guerre. De cet antagonisme présupposé découlent nombre des phénomènes qui nous troublent dans la conduite de la politique étrangère du Kremlin : manque de franchise, suspicion, inimitié fondamentale des buts. Ces caractères lui sont définitivement acquis; ils peuvent cependant varier d’intensité selon ce que les Russes désirent obtenir; l’un ou l’autre peut momentanément s’effacer; en ce cas, il y aura toujours des Américains qui annonceront en bondissant de joie :  » Les Russes ont changé!  » et il y en aura même qui s’attribueront le mérite de ces  » changements « . Mais nous ne devrions pas nous laisser leurrer par des manœuvres tactiques. Ces caractéristiques de la politique soviétique, de même que le postulat d’où elles dérivent, sont fondamentales de la nature interne du régime soviétique, et elles persisteront, visibles ou cachées, jusqu’à ce que la nature interne du régime soviétique soit changée.

Ceci implique que les tractations avec les Russes continueront longtemps encore à être difficiles. Non qu’il faille les croire inébranlablement décidés à renverser notre régime à une date déterminée. La théorie de l’inévitabilité de la chute du capitalisme n’indique pas que celle-ci soit pressée. Les forces du progrès peuvent prendre leur temps pour préparer le coup de grâce. En attendant, ce qui importe est que la  » Patrie du socialisme  » – cette oasis déjà gagnée au socialisme dans la personne de l’Union soviétique – soit aimée et défendue par tous les bons communistes en Russie et à l’étranger, que ses chances soient favorisées, ses ennemis harcelés et confondus. Provoquer à l’étranger une révolution  » aventureuse  » et prématurée susceptible de gêner d’une manière quelconque le régime soviétique serait un acte inexcusable, voire contre-révolutionnaire. La fin du socialisme est le soutien et l’établissement du régime soviétique tels qu’on les détermine à Moscou.

Ceci nous amène à la seconde des idées importantes pour la compréhension de la perspective soviétique contemporaine : c’est l’infaillibilité du Kremlin. La conception soviétique du pouvoir, qui n’autorise aucun foyer d’organisation en dehors du Parti, exige que la direction du Parti demeure en théorie l’unique dépositaire de la vérité. Car si l’on devait pouvoir, trouver la vérité ailleurs, son expression en une activité organisée serait justifiées Et c’est là précisément ce que le Kremlin ne peut et ne veut pas permettre.

La direction du Parti communiste a donc toujours raison, et elle a toujours eu raison depuis qu’en 1929 Staline a donné une forme précise à son pouvoir personnel en annonçant que les décisions du Politburo étaient prises à l’unanimité.

La discipline de fer du Parti repose sur ce principe d’infaillibilité; en fait, ils se soutiennent mutuellement : une discipline parfaite exige la reconnaissance de l’infaillibilité, et l’infaillibilité exige l’observance de la discipline. Et les deux ensemble déterminent dans une large mesure le comportement de tout l’appareil gouvernemental soviétique. Mais, pour en comprendre les effets, il est indispensable de tenir compte d’un troisième facteur : le fait que les dirigeants sont libres de soutenir n’importe quelle thèse que, pour des raisons tactiques, ils trouvent utile à leurs fins à un moment donné, et qu’ils peuvent exiger l’acceptation aveugle et fidèle de cette thèse de la part des membres du mouvement dans sa totalité. Il en résulte que la vérité n’est pas une constante mais qu’elle est, en fait, créée virtuellement par les dirigeants soviétiques eux-mêmes. Elle peut varier d’une semaine à l’autre, d’un mois à l’autre. Elle n’a rien d’absolu et d’immuable, rien qui découle d’une réalité objective. Elle est seulement la manifestation la plus récente de la sagacité de ceux en qui est censée résider la sagesse absolue parce qu’ils représentent la logique de l’histoire. Ces facteurs accumulés ont pour effet de donner à l’orientation de tout l’appareil subordonné du gouvernement soviétique une obstination et une persévérance inébranlables. Cette orientation peut être changée à volonté par le Kremlin mais par lui seul. Une fois que le Parti a décidé d’une ligne de conduite à l’endroit d’une question de politique courante, toute la machine gouvernementale, y compris le mécanisme de la diplomatie, avance inexorablement dans la voie prescrite, comme une automobile-joujou remontée et lancée dans une certaine direction, ne s’arrêtant que si elle rencontre quelque force irréfragable. Les individus qui composent cette machine sont réfractaires à tout raisonnement provenant d’une source extérieure. On leur a enseigné à se méfier de la force de persuasion spécieuse du monde extérieur. Comme le chien blanc devant le phonographe, ils n’entendent que  » la voix du maître « . Ainsi, le représentant étranger ne peut espérer que ses paroles produisent sur eux la moindre impression; tout ce qu’il peut espérer est qu’ils les transmettent aux dirigeants, seuls capables de modifier la ligne du Parti. Mais il n’y a guère de chances que ceux-ci se laissent influencer par la logique normale des paroles du représentant bourgeois. Comme on ne peut invoquer de buts communs, on ne peut faire appel à des processus mentaux communs. Pour cette raison, les faits parlent plus fort que les mots aux oreilles du Kremlin; et les mots ont d’autant plus de poids qu’ils reflètent des faits d’une authenticité incontestable et sont confirmés par eux.

Mais nous avons vu que son idéologie n’oblige nullement le Kremlin à se hâter. Semblable à l’Église, il s’occupe d’idées d’une justesse à longue échéance et il peut se permettre d’être patient. Les préceptes de Lénine lui-même doivent être utilisés avec beaucoup de prudence et de souplesse dans la poursuite des objectifs communistes, et les leçons de l’histoire russe fortifient ces préceptes : ces siècles d’obscures batailles entre des armées nomades dans les vastes étendues d’une plaine dénuée de forts. La circonspection, la souplesse et la tromperie sont, dans une telle guerre, les qualités les plus précieuses, et elles sont tout naturellement appréciées par l’esprit russe ou oriental. Le Kremlin n’hésite donc pas à reculer devant une force supérieure ; aucun horaire ne le hâtant, la nécessité de la retraite ne l’affole pas. Son action politique est un flot fluide constamment en mouvement vers un but déterminé, avançant partout où il peut passer. Il se préoccupe surtout de remplir tous les coins et recoins disponibles de la puissance mondiale ; mais s’il trouve des barrières infranchissables sur son chemin, il les accepte et s’en accommode avec philosophie. L’important est qu’il y ait une pression continue, une pression constamment accrue en, direction du but désiré. Rien, dans la psychologie soviétique, n’indique que ce but doive être atteint à un moment déterminé.

Ces considérations rendent les rapports avec la diplomatie soviétique à la fois plus faciles et plus difficiles qu’avec des dictateurs individuels comme Napoléon et Hitler. D’une part, la diplomatie soviétique est plus sensible à la force opposée, plus prête à céder sur des secteurs isolés du front diplomatique, lorsqu’elle sent cette force trop puissante, et elle est, par là, plus rationnelle dans la logique et la rhétorique de la puissance. D’autre part, elle ne se laisse pas aisément vaincre ou décourager par une seule victoire de ses adversaires. Et la patiente persistance qui l’anime indique qu’elle ne peut être effectivement combattue par des actes sporadiques, représentant les caprices momentanés de l’opinion publique démocratique, mais seulement par les politiques intelligentes, à longue portée, de ses adversaires politiques, non moins persistantes dans leurs intentions et non moins variées et ingénieuses dans leur mise en oeuvre que la politique de l’Union soviétique elle-même.

Dans ces circonstances, il est clair que le principal élément de n’importe quelle politique des Etats-Unis à l’égard de la Russie soviétique doit être de contenir avec patience, fermeté et vigilance ses tendances à l’expansion. Il importe cependant de noter qu’une telle politique n’implique ni menaces, ni bravades, ni gestes superflus d’une inflexibilité apparente. Tout en étant fondamentalement souple dans ses réactions aux réalités politiques, le Kremlin n’est nullement insensible aux considérations de prestige. Comme n’importe quel autre gouvernement, il peut être placé, par des gestes menaçants et dépourvus de tact, dans une position telle qu’il ne puisse céder, même si son sens des réalités lui dicte de le faire. Les dirigeants russes sont d’excellents juges de la psychologie humaine et, comme tels, ils ont très nettement conscience que la perte de la maîtrise de soi n’est jamais génératrice de force dans les affaires politiques. Ils sont prompts à exploiter de tels signes de faiblesse. Une condition sine qua non du succès d’une négociation avec la Russie est donc que le gouvernement étranger reste toujours calme et de sang-froid, et que ses exigences soient exprimées de manière qu’un acquiescement ne porte pas trop préjudice au prestige de la Russie.

(…)

D’après ce qui vient d’être exposé, il apparaît clairement que la pression soviétique contre les libres institutions du monde occidental peut être contenue par l’adroite et vigilante application d’une force contraire sur une série de points géographiques et politiques continuellement changeants, correspondant aux changements et aux manœuvres de la politique soviétique, mais qu’il est impossible de nier l’existence de cette pression et de la supprimer par le seul effet des paroles.  »

(Traduction française : G. Kennan, La diplomatie américaine 1900-1950, Calmann-Lévy, 1952, p.147-174.)

extraits de : Charles Zorgbibe, « textes de politique internationale depuis 1945 », PUF, Que sais-je ? 2224, pp. 5-16

idem extrait plus court

La Théorie de l’endiguement. En juillet 1947, paraît dans la revue Foreign Affairs un article signé X. Son auteur, George F. Kennan, expose la théorie de l’endiguement :

« Il est clair que les Etats-Unis ne peuvent espérer jouir prochainement d’une franche amitié politique avec le régime soviétique. Ils doivent continuer à considérer l’Union soviétique comme une rivale et non comme une associée sur la scène politique. Ils doivent continuer à attendre de la politique soviétique qu’elle reflète non un amour abstrait de la paix et de la stabilité, non la conviction réelle qu’une coexistence heureuse et définitive est possible entre le monde socialiste et le monde capitaliste, mais plutôt une pression prudente et constante pour démembrer et affaiblir toute influence rivale, tout pouvoir rival.

En contrepartie, face au monde occidental dans son ensemble, la Russie est encore et de loin la plus faible, la politique soviétique est très souple et il se pourrait que la société soviétique connaisse des difficultés qui affaiblissent l’ensemble du potentiel.

Ceci justifierait en soi que les Etats-Unis adoptent, avec une certaine confiance, une politique d’endiguement résolu (firm containment), afin d’opposer aux Russes une contre-force invariable partout où ils montrent qu’ils veulent gagner du terrain sur les intérêts d’un monde pacifique et stabilisé (…).

Tout observateur attentif des relations russo-américaines ne pourra que déplorer le défi lancé à la société américaine par le Kremlin. Il éprouvera plutôt une certaine gratitude pour la Providence qui, en confrontant le peuple américain à ce défi implacable, a fait dépendre sa sécurité nationale de sa capacité à s’unir et à accepter le fardeau des responsabilités liées à un leadership moral et politique que l’Histoire a manifestement voulu lui faire porter. »

G. F. Kennan, American Diplomacy, 1900-1950, Mentor Books, New York, 1963, pp.104-106.

idem autre extrait

Le rapport Kennan.

« (…) On en est arrivé à insister principalement sur les idées les plus spécifiquement rattachées au régime soviétique : à sa position de seul régime véritablement socialiste dans un monde obscur et égaré, et à ses relations avec ce monde.

La première de ces idées est celle de l’antagonisme inné entre le capitalisme et le socialisme. (…) Elle a de graves conséquences pour la conduite de la Russie en tant que membre d’une société internationale. Elle fait que Moscou ne peut jamais supposer avec sincérité une communauté de buts entre l’Union soviétique et les puissances considérées comme capitalistes. Moscou doit invariablement supposer que les buts du monde capitaliste sont opposés à ceux du régime soviétique et aux intérêts des peuples qu’il contrôle. Si le gouvernement soviétique signe occasionnellement des documents qui pourraient indiquer le contraire, il faut y voir une manœuvre tactique permise quand on traite avec l’ennemi (qui est sans honneur) et qui doit être admise comme étant de bonne guerre. (…)

Ceci nous amène à la seconde des idées importantes pour la compréhension de la perspective soviétique contemporaine : c’est l’infaillibilité du Kremlin. La conception soviétique du pouvoir, qui n’autorise aucun foyer d’organisation en dehors du Parti, exige que la direction du Parti demeure en théorie l’unique dépositaire de la vérité. (…) La discipline de fer du parti repose sur ce principe d’infaillibilité ; en fait, ils se soutiennent mutuellement : une discipline parfaite exige la reconnaissance de l’infaillibilité, et l’infaillibilité exige l’observance de la discipline. Et les deux ensemble déterminent dans une large mesure le comportement de tout l’appareil gouvernemental soviétique. Mais, pour en comprendre les effets, il est indispensable de tenir compte d’un troisième facteur : le fait que les dirigeants sont libres de soutenir n’importe quelle thèse que, pour des raisons tactiques, ils trouvent utile à leurs fins à un moment donné, et qu’ils peuvent exiger l’acceptation aveugle et fidèle de cette thèse de la part des membres du mouvement dans sa totalité. (…)

D’après ce qui vient d’être exposé, il apparaît clairement que la pression soviétique contre les libres institutions du monde occidental peut être contenue par l’adroite et vigilante application d’une force contraire sur une série de points géographiques et politiques continuellement changeants, correspondant aux changements et aux manœuvres de la politique soviétique, mais qu’il est impossible de nier l’existence de cette pression et de la supprimer par le seul effet des paroles. (…) »

Source et édition : extrait du rapport de George Kennan, publié sous le titre The Sources of Soviet conduct et sous la signature « Mr. X » par Foreign Affairs, juillet 1947.

Le point de vue soviétique

LE RAPPORT JDANOV

Rapport  » sur la situation internationale  » présenté par Andreï Jdanov, membre du bureau politique du Parti communiste soviétique, le 22 septembre 1947, devant la Conférence d’information des partis communistes (réunion constitutive du Kominform), à Szklarska Poreba (Pologne).

« Le but que se pose le nouveau cours expansionniste des Etats-Unis est l’établissement de la domination mondiale de l’impérialisme américain. Ce nouveau cours vise à la consolidation de la situation de monopole des Etats-Unis sur les marchés, monopole qui s’est établi par suite de la disparition de leurs deux concurrents les plus grands – l’Allemagne et le Japon – et par l’affaiblissement des partenaires capitalistes des Etats-Unis : l’Angleterre et la France.

Ce nouveau cours compte sur un large programme de mesures d’ordre militaire, économique et politique, dont l’application établirait dans tous les pays visés par l’expansionnisme des Etats-Unis la domination politique et économique de ces derniers, réduirait ces pays à l’état de satellites des Etats-Unis, y instaurerait des régimes intérieurs qui élimineraient tout obstacle de la part du mouvement ouvrier et démocratique à l’exploitation de ces pays par le capital américain. Les Etats-Unis d’Amérique cherchent à étendre actuellement l’application de ce nouveau cours politique non seulement envers les ennemis de la guerre d’hier, ou envers les Etats neutres, mais aussi de façon toujours plus grande, envers les alliés de guerre des Etats-Unis d’Amérique.

On attache une attention spéciale à l’utilisation des difficultés économiques de l’Angleterre – l’allié et en même temps le rival capitaliste et concurrent depuis longue date des Etats-Unis. Le cours expansionniste américain a pour point de départ la considération que non seulement il faudra ne pas détendre l’étau de la dépendance économique vis-à-vis des Etats-Unis, dans lequel l’Angleterre est tombée durant la guerre, mais, au contraire, renforcer la pression sur l’Angleterre, afin de lui ravir successivement son contrôle sur les colonies, l’évincer de ses sphères d’influence et la réduire à l’état de vassal.

Ainsi, par leur nouvelle politique, les Etats-Unis tendent à raffermir leur situation de monopole et comptent assujettir et mettre sous leur dépendance leurs propres partenaires capitalistes.

Mais, sur le chemin de leurs aspirations à la domination mondiale, les Etats-Unis se heurtent à l’URSS avec son influence internationale croissante, comme au bastion de la politique anti-impérialiste et antifasciste, aux pays de la nouvelle démocratie qui ont échappé au contrôle de l’impérialisme anglo-américain, aux ouvriers de tous les pays, y compris les ouvriers de l’Amérique même, qui ne veulent pas de nouvelle guerre de domination au profit de leurs propres oppresseurs.

C’est pourquoi le nouveau cours expansionniste et réactionnaire de la politique des Etats-Unis vise à la lutte contre 1’URSS, contre les pays de la nouvelle démocratie, contre le mouvement ouvrier de tous les pays, contre le mouvement ouvrier aux Etats-Unis, contre les forces anti-impérialistes de libération dans tous les pays.

Les réactionnaires américains, inquiets des succès du socialisme en URSS, des succès des pays de la nouvelle démocratie et de la croissance du mouvement ouvrier et démocratique dans tous les pays du monde entier, après la guerre, sont enclins à se fixer comme tâche celle de  » sauver  » le système capitaliste du communisme.

De sorte que le programme franchement expansionniste des Etats-Unis rappelle extraordinairement le programme aventurier des agresseurs fascistes, qui a misérablement échoué, agresseurs qui, comme on le sait, se considéraient naguère aussi comme des prétendants à la domination mondiale.

Comme les hitlériens, lorsqu’ils préparaient l’agression de brigandage afin de s’assurer la possibilité d’opprimer et d’asservir tous les peuples et avant tout leur propre peuple, se masquaient de l’anticommunisme; de la même manière, les cercles dirigeants d’aujourd’hui des Etats-Unis dissimulent leur politique d’expansion et même leur offensive contre les intérêts vitaux de leur concurrent impérialiste devenu plus faible – l’Angleterre – par des tâches de pseudo-défense anticommuniste.

La course fiévreuse aux armements, la construction de nouvelles bases et la création de places d’armes pour les forces armées américaines dans toutes les parties du monde sont justifiées par les arguments pharisiens et faux de la soi-disant  » défense  » contre le danger militaire imaginaire de la part de l’URSS.

La diplomatie américaine agissant par les méthodes de menaces, de corruption et de chantage arrache facilement des autres pays capitalistes, et avant tout de l’Angleterre, le consentement à l’affermissement légal des positions avantageuses américaines en Europe et en Asie, dans les zones occidentales de l’Allemagne, en Autriche, en Italie, en Grèce, en Turquie, en Egypte, en Iran, en Afghanistan, en Chine, au Japon, etc.

Les impérialistes américains, se considérant comme la force principale opposée à l’URSS, aux pays de la nouvelle démocratie, au mouvement ouvrier et démocratique de tous les pays du monde, se considérant comme le bastion des forces réactionnaires, anti-démocratiques du monde entier, ont entrepris littéralement, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de dresser contre 1’URSS et la démocratie mondiale un front hostile et d’encourager les forces réactionnaires, anti-populaires, les collaborationnistes et les anciennes créatures capitalistes dans les pays européens qui, libérés du joug hitlérien, ont commencé à organiser leur vie selon leur propre choix.

Les politiciens impérialistes les plus enragés et déséquilibrés ont commencé, après Churchill, à dresser des plans en vue d’organiser le plus rapidement possible une guerre préventive contre 1’URSS, faisant ouvertement appel à l’utilisation contre les hommes soviétiques du monopole américain temporaire de l’arme atomique.

Les instigateurs de la nouvelle guerre tentant d’utiliser l’intimidation et le chantage non seulement envers l’URSS, mais aussi envers les autres pays, et en particulier, envers la Chine et l’Inde, présentent d’une façon calomnieuse 1’URSS comme agresseur possible, et se présentent eux-mêmes en qualité d’  » amis  » de la Chine et de l’Inde, comme  » sauveurs  » du danger communiste, appelés à  » aider  » les plus faibles. De cette façon, on accomplit la tâche de maintenir dans l’obéissance à l’impérialisme l’Inde et la Chine et de prolonger leur asservissement politique et économique.

(…)

La politique extérieure expansionniste, inspirée et menée par la réaction américaine, prévoit une activité simultanée dans toutes les directions :
1) mesures militaires stratégiques ;
2) expansion économique ;
3) lutte idéologique.

La réalisation des plans militaires stratégiques de futures agressions est liée aux efforts pour utiliser au maximum l’appareil de production militaire des Etats-Unis qui s’est accru considérablement vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale. L’impérialisme américain mène une politique conséquente de militarisation du pays. Aux Etats-Unis, les dépenses pour l’armée et la flotte dépassent 11 milliards de dollars par an. En 1947-1948, les Etats-Unis ont assigné pour l’entretien de leurs forces armées 35%. du budget, soit 11 fois plus qu’en 1937-1938.

Si, au début de la Deuxième Guerre mondiale, l’armée des Etats-Unis occupait la dix-septième place de tous les pays capitalistes, actuellement elle occupe la première place. Parallèlement à l’accumulation des bombes atomiques, les stratèges américains ne se gênent pas pour dire qu’aux Etats-Unis se font des préparatifs pour l’arme bactériologique.

Le plan militaire stratégique des Etats-Unis prévoit la création, en temps de paix, de nombreuses bases et places d’armes, très éloignées du continent américain et destinées à être utilisées dans des buts d’agression contre 1’URSS et les pays de la nouvelle démocratie. Les bases américaines militaires, aériennes et navales, existent ou sont de nouveau en voie de création en Alaska, au Japon, en Italie, au sud de la Corée, en Chine, en Egypte, en Iran, en Turquie, en Grèce, en Autriche et en Allemagne occidentale. Une mission militaire américaine opère en Afghanistan et même au Népal. Des préparatifs se font fiévreusement pour utiliser l’Arctique en vue d’une agression militaire.

Bien que la guerre soit déjà finie depuis longtemps, l’alliance militaire entre l’Angleterre et les Etats-Unis subsiste encore, de même que l’état-major anglo-américain unifié des forces armées. Sous l’enseigne de la convention sur la standardisation des armements, les Etats-Unis ont étendu leur contrôle sur les forces armées et les plans militaires des autres pays, en premier lieu de l’Angleterre et du Canada. Sous l’enseigne de la défense commune de l’hémisphère occidental, les pays de l’Amérique latine sont en voie d’entrer dans l’orbite des plans d’expansion militaire des Etats-Unis. Le gouvernement des Etats-Unis a annoncé que sa tâche officielle était d’aider à la modernisation de l’armée turque. L’armée du Kuomintang réactionnaire fait son instruction avec des officiers américains et reçoit du matériel américain. La clique militaire devient une force politique active aux Etats-Unis, dont elle fournit, sur une grande échelle, les hommes d’Etat et les diplomates qui suivent une ligne militariste agressive dans toute la politique du pays.

L’expansion économique des Etats-Unis complète d’une façon importante la réalisation du plan stratégique. L’impérialisme américain s’efforce, comme un usurier, d’exploiter les difficultés d’après guerre des pays européens, surtout la pénurie de matières premières, de combustibles et de denrées alimentaires dans les pays alliés qui ont le plus souffert de la guerre, pour leur dicter ses conditions asservissantes de secours. En prévision de la crise économique imminente, les Etats-Unis s’empressent de trouver de nouvelles sphères de monopole pour l’investissement des capitaux et pour l’écoulement des marchandises. Le  » secours  » économique des Etats-Unis a pour but d’asservir l’Europe au capital américain. Plus la situation économique d’un pays est grave, plus les monopoles américains s’efforcent de lui dicter de dures conditions.

Mais le contrôle économique entraîne aussi avec lui une dépendance politique de l’impérialisme américain. Ainsi, l’extension des sphères d’écoulement des marchandises américaines se combine pour les Etats-Unis avec l’acquisition de nouvelles places d’armes propices à la lutte contre les nouvelles forces démocratiques de l’Europe. En  » sauvant  » un pays de la famine et de la ruine, les monopoles américains ont le dessein de le priver de toute indépendance. L’  » aide  » américaine entraîne presque automatiquement des modifications de la ligne politique du pays qui reçoit cette  » aide  » : viennent au pouvoir des partis et des personnalités qui, obéissant aux directives de Washington, sont prêts à réaliser, dans leur politique intérieure et extérieure, le programme désiré par les Etats-Unis (France, Italie, etc.).

Enfin, les aspirations des Etats-Unis à la domination mondiale et leur ligne antidémocratique comportent aussi une lutte idéologique. La tâche principale de la partie idéologique du plan stratégique américain consiste à user du chantage envers l’opinion publique, à répandre des calomnies sur la prétendue agressivité de l’Union soviétique et des pays de la nouvelle démocratie, afin de pouvoir ainsi présenter le bloc anglo-saxon dans le rôle d’un bloc de prétendue défense et le décharger de la responsabilité dans la préparation de la nouvelle guerre. La popularité de l’Union soviétique à l’étranger s’est considérablement accrue pendant la Deuxième Guerre mondiale. Par sa lutte héroïque, pleine d’abnégation, contre l’impérialisme, l’Union soviétique a gagné l’amour et le respect des travailleurs de tous les pays. La puissance militaire et économique de l’Etat socialiste et la force indestructible de l’unité morale et politique de la société soviétique ont été démontrées clairement devant le monde entier. Les milieux réactionnaires des Etats-Unis et de l’Angleterre se demandent avec souci comment dissiper l’impression inoubliable que le régime socialiste produit sur les ouvriers et les travailleurs du monde entier. Les instigateurs de guerre se rendent très bien compte que, pour envoyer les soldats combattre contre l’Union soviétique, une longue préparation idéologique est nécessaire.

Dans leur lutte idéologique contre l’URSS, les impérialistes américains, qui s’orientent mal dans les problèmes politiques et montrent leur ignorance, mettent en avant tout d’abord l’image représentant l’Union soviétique comme une force soi-disant antidémocratique, totalitaire, tandis que les Etats-Unis, l’Angleterre et tout le monde capitaliste sont présentés comme des démocraties.

Cette plate-forme de la lutte idéologique – défense de la pseudo-démocratie bourgeoise et attribution au communisme de traits totalitaires – unit tous les ennemis de la classe ouvrière sans exception, depuis les magnats capitalistes jusqu’aux leaders socialistes de droite qui, avec un grand empressement, s’emparent de n’importe quelle calomnie anti-soviétique, dictée par leurs maîtres impérialistes. Le pivot de cette propagande fourbe réside dans l’affirmation que l’existence de plusieurs partis et d’une minorité oppositionnelle organisée serait l’indice d’une démocratie véritable. Sur cette base, les  » travaillistes  » anglais, ne ménageant pas leurs forces pour lutter contre le communisme, auraient voulu déceler qu’il y a, en URSS, des classes antagonistes et une lutte de partis correspondante. Ignorants en politique, ils ne peuvent pas arriver à comprendre que, depuis longtemps déjà, il n’y a plus en URSS de capitalistes et de propriétaires fonciers, qu’il n’y a plus de classes antagonistes et, partant, qu’il ne pourrait y exister plusieurs partis. Ils auraient voulu avoir en URSS des partis chers à leurs cœurs, des partis bourgeois, y compris des partis pseudo-socialistes, en tant qu’agence impérialiste. Mais, pour leur malheur, l’histoire a condamné ces partis bourgeois exploiteurs à disparaître.

(…)

La dissolution du Komintern, répondant aux exigences du développement du mouvement ouvrier dans les conditions de la nouvelle situation historique, a joué son rôle positif. Par la dissolution du Komintern, il a été mis fin pour toujours à la calomnie répandue par les adversaires du communisme et du mouvement ouvrier, à savoir que Moscou s’immisce dans la vie intérieure des autres Etats et que, soi-disant, les partis communistes des différents pays n’agissent pas dans l’intérêt de leur peuple, mais d’après les ordres du dehors.

Le Komintern avait été créé après la Première Guerre mondiale, quand les partis communistes étaient encore faibles, quand la liaison entre la classe ouvrière des différents pays était presque inexistante et quand les partis communistes n’avaient pas encore de dirigeants du mouvement ouvrier généralement reconnus. Le Komintern eut le mérite de rétablir et de raffermir les relations entre les travailleurs des différents pays, d’élaborer les positions théoriques du mouvement ouvrier dans les nouvelles conditions du développement d’après-guerre, d’établir les règles communes d’agitation et de propagande des idées du communisme et de faciliter la formation des dirigeants du mouvement ouvrier. Ainsi ont été créées les conditions de la transformation des jeunes partis communistes en partis ouvriers de masse.

Cependant, à partir du moment où les partis communistes se transformèrent en partis ouvriers de masse, leur direction provenant d’un centre devenait impossible et non conforme au but. On est arrivé à ceci que le Komintern, de facteur aidant au développement des partis communistes, avait commencé à se transformer en facteur freinant ce développement. La nouvelle phase de développement des partis communistes exigeait de nouvelles formes de liaison entre les partis. Ce sont ces circonstances qui ont déterminé la nécessité de la dissolution du Komintern et de l’organisation de nouvelles formes de liaison entre les partis.

Pendant les quatre années qui se sont écoulées depuis la dissolution du Komintern, on enregistre un renforcement considérable des partis communistes, une extension de leur influence dans presque tous les pays de l’Europe et de l’Asie. L’influence des partis communistes s’est accrue non seulement dans les pays de l’Europe orientale, mais également dans presque tous les pays de l’Europe qui avaient connu la domination fasciste, ainsi que dans les pays comme la France, la Belgique, les Pays-Bas, la Norvège, le Danemark, la Finlande, etc., qui avaient connu l’occupation fasciste allemande. L’influence des communistes s’est renforcée tout particulièrement dans les pays de la nouvelle démocratie, où les partis communistes sont devenus les partis les plus influents de ces Etats.

Pourtant, dans la situation actuelle des partis communistes, il y a aussi des faiblesses propres. Certains camarades avaient considéré la dissolution du Komintern comme signifiant la liquidation de toutes les liaisons, de tout contact entre les partis communistes frères. Or, comme l’expérience l’a démontré, une pareille séparation des partis communistes n’est pas juste, mais nuisible et foncièrement contre nature. Le mouvement communiste se développe dans les cadres nationaux, mais, en même temps, il est placé devant des tâches et des intérêts communs aux partis communistes des différents pays.

En fait, on se trouve devant un tableau bien étrange : les socialistes, qui se démènent farouchement pour prouver que le Komintern avait soi-disant dicté des directives de Moscou aux communistes de tous les pays, ont reconstitué leur Internationale, tandis que les communistes s’abstiennent de se rencontrer, et encore plus, de se consulter sur les questions qui les intéressent mutuellement, et tout cela par crainte de la calomnie des ennemis au sujet de la  » main de Moscou « .

Les représentants des différentes branches d’activité – les savants, les coopérateurs, les militants syndicaux, les jeunes, les étudiants – estiment, qu’il est possible d’entretenir entre eux un contact international, de faire des échanges de leurs expériences et de se consulter sur les questions concernant leurs travaux, d’organiser des conférences et des délibérations internationales, tandis que les communistes, même ceux des pays qui ont des relations d’alliés, se sentent gênés pour établir entre eux des relations d’amitié. Il n’y a pas de doute que pareille situation, si elle se prolonge, ne soit grosse de conséquences très nuisibles au développement du travail des partis frères. Ce besoin de consultation et de coordination libre des activités des différents partis est devenu particulièrement pressant, surtout maintenant, alors que la continuation de l’éparpillement pourrait conduire à l’affaiblissement de la compréhension réciproque et parfois même à des erreurs sérieuses.

Puisque la plus grande partie des dirigeants des partis socialistes (surtout les travaillistes anglais et les socialistes français) se comporte comme agents de cercles impérialistes des Etats-Unis d’Amérique, c’est aux partis communistes qu’incombe le rôle historique particulier de se mettre à la tête de la résistance au plan américain d’asservissement de l’Europe et de démasquer résolument tous les auxiliaires intérieurs de l’impérialisme américain. En même temps, les communistes doivent soutenir tous les éléments vraiment patriotiques qui n’acceptent pas de laisser porter atteinte à leur patrie, qui veulent lutter contre l’asservissement de leur patrie au capital étranger et pour la sauvegarde de la souveraineté nationale de leur pays. Les communistes doivent être la force dirigeante qui entraîne tous les éléments antifascistes épris de liberté à la lutte contre les nouveaux plans expansionnistes américains d’asservissement de l’Europe.

Il importe de considérer qu’il y a très loin du désir des impérialistes de déclencher une nouvelle guerre à la possibilité d’organiser une telle guerre. Les peuples du monde entier ne veulent pas la guerre. Les forces attachées à la paix sont si grandes et si puissantes qu’il suffirait qu’elles fassent preuve de ténacité et de fermeté dans la lutte pour la défense de la paix pour que les plans des agresseurs subissent un fiasco total. Il ne faut pas oublier que le bruit fait par les agents impérialistes autour des dangers de guerre tend à intimider les gens sans fermeté ou ceux à nerfs faibles, afin de pouvoir, au moyen du chantage, obtenir des concessions en faveur de l’agresseur.

Actuellement, le danger principal pour la classe ouvrière consiste en la sous-estimation de ses propres forces et en la surestimation des forces de l’adversaire. De même que, dans le passé, la politique munichoise a encouragé l’agression hitlérienne, de même aujourd’hui, les concessions à la nouvelle orientation des Etats-Unis d’Amérique et du camp impérialiste peuvent inciter ses inspirateurs à devenir plus insolents et plus agressifs. C’est pourquoi les partis communistes doivent se mettre à la tête de la résistance dans tous les domaines – gouvernemental, économique et idéologique – aux plans impérialistes d’expansion et d’agression. Ils doivent serrer leurs rangs, unir leurs efforts sur la base d’une plate-forme anti-impérialiste et démocratique commune, et rallier autour d’eux toutes les forces démocratiques et patriotiques du peuple.

Une tâche particulière incombe aux partis communistes frères de France, d’Italie, d’Angleterre et des autres pays. Ils doivent prendre en main le drapeau de la défense de l’indépendance nationale et de la souveraineté de leurs propres pays. Si les partis communistes frères restent fermes sur leurs positions, s’ils ne se laissent pas influencer par l’intimidation et le chantage, s’ils se comportent résolument en sentinelles de la paix durable et de la démocratie populaire, de la souveraineté nationale, de la liberté et de l’indépendance de leur pays, s’ils savent, dans leur lutte contre les tentatives d’asservissement économique et politique de leur pays, se mettre à la tête de toutes les forces disposées à défendre la cause de l’honneur et de l’indépendance nationale, aucun des plans d’asservissement de l’Europe ne pourra être réalisé. »

(« Pour une paix durable, pour une démocratie populaire », 1er novembre 1947)

extraits de : Charles Zorgbibe, « textes de politique internationale depuis 1945 », PUF, Que sais-je ? 2224, pp. 17-28

Dans ses Mémoires, Jacques Duclos, dirigeant communiste français, raconte :

En 1947, la tension internationale amène les Soviétiques – qui ont supprimé quatre ans plus tôt le Komintern – à regrouper dans une nouvelle organisation les partis communistes européens. C’est le Kominform (qui disparaîtra d’ailleurs à son tour en 1956).

« A la fin du mois de septembre 1947, je participai avec Etienne Fajon à une conférence de neuf partis communistes qui se tint en Pologne (…)

Le camarade André Jdanov examina les changements profonds survenus dans la situation internationale et dans la situation des différents pays. Il analysa la nouvelle disposition des forces politiques d’après- guerre et la formation des deux camps : d’une part le camp impérialiste, d’autre part le camp anti-impérialiste et démocratique.

Il montra que la doctrine Truman et le plan Marshall étaient l’expression des efforts expansionnistes de l’impérialisme américain et visaient notamment à créer des bases américaines dans la partie occidentale du bassin méditerranéen, à soutenir les régimes réactionnaires et à faire pression sur les nouvelles démocraties populaires.

Dans sa conclusion, le rapport examinait les tâches incombant aux Partis communistes pour le rassemblement de tous les éléments démocratiques, antifascistes et amis de la paix dans la lutte contre les nouveaux plans de guerre et d’agression.

 » Une tâche particulière, était-il dit à la fin du rapport, incombe aux Partis communistes frères de France, d’Italie, d’Angleterre et des autres pays. Ils doivent prendre en main le drapeau de la défense de l’indépendance nationale et de la souveraineté de leurs propres pays. Si les Partis communistes frères restent fermes sur leurs positions, s’ils ne se laissent pas influencer par l’intimidation et le chantage, s’ils se comportent résolument en sentinelles de la paix durable et de la démocratie populaire, de la souveraineté nationale, de la liberté et de l’indépendance de leurs pays, s’ils savent, dans la lutte contre les tentatives d’asservissement économique et politique de leurs pays, se mettre à la tête de toutes les forces disposées à défendre la cause de l’honneur et de l’indépendance nationale, aucun des plans d’asservissement de l’Europe ne pourra être réalisé.  » (…)

Quant à la conclusion de la déclaration, elle était la suivante :
 » Le danger principal pour la force ouvrière consiste actuellement dans la sous-estimation de ses propres forces et dans la surestimation des forces du camp impérialiste. De même que dans le passé la politique munichoise a encouragé l’agression hitlérienne, de même aujourd’hui les concessions à la nouvelle politique des Etats-Unis, au camp impérialiste, peuvent inciter ses inspirateurs à devenir plus insolents et plus agressifs.

 » C’est pourquoi les Partis communistes doivent se mettre à la tête de la résistance dans tous les domaines – gouvernemental, politique et idéologique – aux plans impérialistes d’expansion et d’agression. Ils doivent serrer leurs rangs, unir leurs efforts sur la base d’une plate-forme anti-impérialiste et démocratique commune et rallier autour d’eux toutes les forces démocratiques et patriotiques du peuple.  »

Extrait de « Les mémoires de l’Europe », tome VI, l’Europe moderne, sous la direction de Jean-Pierre Vivet, édition Robert Laffont, Paris, 1973