La Suisse dans l’entre-deux-guerres

1. La politique intérieure

La période de l’entre-deux-guerres s’ouvre en Suisse sur le plan de la politique intérieure par la première élection du Conseil national selon le système de la représentation proportionnelle en 1919. Il s’agit là d’une des plus importantes réformes du système démocratique de l’Etat fédéral, qui avait été votée en octobre 1918, à la troisième tentative. Ce système permet une représentation équilibrée des forces politiques et respecte mieux les minorités.
Conséquence de ce nouveau système: la majorité radicale au Conseil national, qui durait depuis 1848, est brisée; les radicaux perdent en effet 45 des 105 sièges qu’ils détenaient. La représentation proportionnelle favorise l’accès au pouvoir de partis d’opposition. Les deux principaux bénéficiaires en sont les socialistes et le nouveau Parti des paysans, artisans et bourgeois (appelé UDC depuis 1971).

Les radicaux, qui ont perdu leur majorité au Conseil national, doivent dès lors accepter, lors de la formation du gouvernement, un accroissement du poids de leurs partenaires de coalition, les catholiques-conservateurs (actuel PDC). C’est ainsi qu’un second PDC entre au Conseil fédéral en 1919 (5 PRD et 2 PDC au Conseil fédéral).
La composition du Conseil fédéral dans les années suivantes montre que la Suisse continue à suivre la voie d’une politique bourgeoise: quand en 1929 il s’agit de repourvoir deux sièges aux Conseil fédéral, le premier va au Parti des paysans (UDC), qui entre ainsi au Conseil fédéral (Rudolf Minger) ; mais les catholiques-conservateurs (PDC) empêchent l’élection d’un socialiste pour le second siège, en faveur d’un radical de droite, représentant des milieux économiques (4 PRD, 2 PDC, 1 UDC). Ce n’est qu’en 1943 que les socialistes réussiront avec Ernst Nobs à obtenir un siège au Conseil fédéral.

Dans le Conseil national élu selon la nouvelle formule, on assiste rapidement à la formation de blocs : alors que les socialistes continuent à prôner la lutte des classes, le nouveau Parti des paysans, artisans et bourgeois se rallie dès le début au bloc bourgeois ; ils se considèrent notamment comme un bastion antisocialiste et anticommuniste.
L’opposition de ces deux blocs ne fait que se renforcer. Les conservateurs s’en prennent avec virulence à la gauche et à la bourgeoisie libérale moderniste. Le style du débat politique devient souvent agressif et diffamatoire, et cela pendant toute la période de l’entre-deux-guerres : on utilise des tracts, des affiches géantes, la presse à grand tirage, etc., pour faire passer ses idées.
Chacun des deux camps peut ainsi faire échouer en votation populaire les initiatives lancées par les autres. Malgré la multiplication des initiatives dans les années 1920-1930, la situation politique semble donc bloquée. Un exemple de ces blocages est l’AVS [Assurance Vieillesse et Survivants] : un article confiant au Conseil fédéral la création d’une AVS est accepté en 1925 ; mais la loi d’application est refusée en 1931 (l’AVS sera finalement introduite en 1947).

Ces blocages mutuels conduisent le Conseil fédéral et le Parlement à avoir de plus en plus recours, en particulier pour des intérêts économiques, aux arrêtés fédéraux urgents, qui étaient alors soustraits au référendum (ce n’est qu’en 1949 que l’initiative « retour à la démocratie directe » impose une votation sur un tel arrêté après une année). Dans le domaine de la politique économique, le Conseil fédéral prend l’habitude de collaborer directement avec les dirigeants de l’économie, les représentants du commerce et de l’industrie. Cette forme de politique extraparlementaire est particulièrement mise en évidence lors de l’établissement du nouveau tarif des douanes adopté en 1921. Ce dernier est pratiquement élaboré entre le secrétaire général du Département de l’économie publique, le président du Vorort de l’Union suisse du commerce et de l’industrie et le secrétaire de l’Union suisse des paysans. Comme on entend le soustraire au référendum, il sera déclaré provisoire, et … restera en vigueur pendant 38 ans !
Autre exemple de cette évolution, l’impôt fédéral direct : il a été introduit en 1915 comme impôt de guerre exceptionnel (les recettes fédérales découlant des droits de douane s’étant révélées insuffisantes) avec 94.1% des suffrages ; en juin 1918, le peuple refuse à 54.1% des voix l’introduction d’une imposition directe permanente, mais accepte en mai 1919 à 65.1% un deuxième impôt extraordinaire pour amortir les dettes de guerre ; il restera en vigueur jusqu’en 1932 ! Dès 1933, à cause de la crise, un nouvel impôt fédéral direct est établi, prélèvement de crise qui, par le biais de l’impôt de défense nationale durant la Seconde Guerre Mondiale est devenu une institution permanente.

Comme dans les autres pays européens, même si c’est ici dans une moindre mesure, l’exercice de la démocratie est donc mis à l’épreuve en Suisse durant la période de l’entre-deux-guerres.

2. La crise économique

L’entre-deux-guerres est marqué par deux grandes crises économiques.

La première crise a lieu en 1921-1922. L’immédiat après-guerre avait vu un boom économique, pour se rattraper de la guerre. Mais la conjoncture se rompt brutalement en 1921-1922, entraînant dans le chômage 67’000 personnes en moyenne annuelle. La Confédération et les cantons dépensent environ 500 millions de francs, une somme alors considérable, pour la défense de l’emploi, l’aide aux chômeurs et le soutien à certaines branches industrielles ; mais une politique sociale plus poussée, par exemple l’introduction d’une assurance-chômage, ou une loi fédérale pour une réglementation générale des conditions de travail, se heurtent à la résistance de l’industrie et de l’artisanat.

Cette période de crise est suivie d’une période d’essor économique, l’âge d’or des années 20 (golden twenties ), de 1923 à 1929, comme en Allemagne et aux Etats-Unis notamment. La Suisse poursuit son industrialisation, développant particulièrement les industries mécaniques et chimiques. Elle met en valeur ses ressources en énergie électrique, installant des usines au fil de l’eau sur les rivières et les fleuves, créant en montagne des bassins d’accumulation pour les réserves d’hiver. Elle se développe en particulier comme place financière. La Confédération apporte d’ailleurs une aide décisive au marché des capitaux en rétablissant l’étalon-or en 1924. Les multinationales apparues au début du siècle profitent également de cette conjoncture: Nestlé, Brown-Boveri, Sulzer, et les entreprises chimiques bâloises ; toutes ces firmes représentent un type nouveau de sociétés industrielles, qui s’insère plus étroitement dans le système financier. La production industrielle connaît une croissance de 60 à 70%, particulièrement dans le domaine de la construction.

La crise mondiale de 1929 aura de graves répercussions sur la Suisse, comme sur les autres pays européens. Contrairement à ce qui se passe à l’étranger, les prix et les salaires baissent peu dans un premier temps, et la conjoncture intérieure se maintient jusqu’en 1931-1932, grâce aux grands chantiers encore ouverts (centrales électriques, électrification des chemins de fer, etc.). La crise atteint son apogée en 1935-1936. L’industrie d’exportation décline, baissant de 65%. En 1936, les retombées se font sentir de façon brutale, avec un chômage massif, d’une ampleur inconnue jusqu’alors : il y a plus de 90’000 chômeurs totaux. Beaucoup d’entreprises, notamment des petites exploitations agricoles, font faillite. Certaines branches, l’industrie textile surtout, ne se relèveront jamais vraiment de la crise.

La Confédération intervient de façon ponctuelle, sans changer ses structures :

– subventions fédérales directes à l’agriculture
– interdiction de construire de nouveaux hôtels pour protéger le tourisme
– treize cantons avaient introduit une assurance-chômage plus ou moins obligatoire avant 1930 ; un arrêté fédéral du 23 décembre 1931 autorisa la Confédération à soutenir les chômeurs non indemnisés; mais elle ne dépensa entre 1932 et 1942 que 48 millions de francs, soit nettement moins que durant la courte crise des années 1920. C’est les cantons et les communes qui supportèrent l’essentiel de la charge.

Deux programmes financiers, en septembre 1933 et en novembre 1935, s’efforcent d’équilibrer les finances de la Confédération par un impôt fédéral direct modéré, des baisses de salaire du personnel fédéral, des réductions de subventions, une hausse massive des taxes douanières sur les biens de consommation ; ils frappent de plein fouet la population laborieuse, tout en épargnant les hauts salaires et les revenus du capital.
A cette politique s’opposaient l’Union syndicale suisse et le parti socialiste qui, tentant de s’inspirer des théories modernes d’économie politique (par exemple Keynes), voulaient des mesures destinées à créer des emplois, une politique de dépenses plus active de l’Etat (deficit spending ), ainsi qu’une surveillance des prix et des salaires et la garantie d’un salaire minimum. Une initiative de crise inspirée de ces principes, lancée en 1935 sous la direction de l’USS, est rejetée par 567’000 voix contre 425’000, avec une participation exceptionnellement élevée de 84.4%.

Le gouvernement finit cependant par se décider en 1936, de mauvaise grâce, à dévaluer le franc suisse de 30%. Cela permet une reprise des exportations, en particulier dans l’industrie des métaux et des machines, moins dans le textile, qui reste touché plus durablement. En 1938, le pays a retrouvé le 2/3 de son volume d’exportations de 1929.

3. Les mouvements fascistes en Suisse

Depuis 1930 apparaissent toute une série de mouvements appelés « Fronts », dans la ligne des mouvements fascistes ou fascisants qui surgissent alors dans de nombreux Etats d’Europe. Issus des milices bourgeoises nées durant la grève générale et stimulés par les succès du fascisme et du nazisme en Italie et en Allemagne, ils trouvent leurs adhérents dans la classe moyenne indépendante et chez les paysans, et sont souvent menés par de jeunes universitaires et des étudiants.
Ces « Fronts » sont dans un premier temps salués comme des partenaires bienvenus par une partie conservatrice de la bourgeoisie. C’est le cas en particulier dans les cantons où la gauche est au pouvoir, comme à Zurich et à Genève : en 1933, lors des élections communales à Zurich, le Front national s’allie avec les radicaux; à Genève, lors des élections de 1933, c’est la même chose : les partis bourgeois font alliance avec l’Union nationale, née en 1932 et dirigée par Georges Oltramare.
Cependant, les partis bourgeois finissent par se rendre compte que les « Fronts » leur prennent des voix à eux, et non aux socialistes comme ils l’avaient espéré. Ils constatent également ce que font les nazis en Allemagne. Cela a pour conséquence que, dès 1934 (1936 à Genève), les partis bourgeois prennent de la distance, et que les « Fronts » sont isolés. Leur essai de percée sur le plan national échoue en 1935.

Les « Fronts » introduisent des marches avec drapeaux et uniformes, le salut avec la main levée, des marches aux flambeaux. Ils perturbent les réunions des autres courants politiques, mais également des représentations de théâtre ou de cinéma qui ne leur plaisent pas. Le 9 novembre 1932, à Genève, a lieu un heurt entre fascistes et socialistes ; les autorités demandèrent l’aide de la troupe pour maintenir l’ordre, mais l’engagement maladroit de jeunes recrues entraîna la mort de 13 personnes et de nombreux blessés.

Les grandes idées des « Fronts » sont les suivantes :

– ils dénoncent la démocratie parlementaire; elle devrait être remplacée selon eux par une « forme plus haute de démocratie », avec un commandement fort.
– ils réclament que le système capitaliste, qui divise le pays entre patrons et ouvriers, soit remplacé par un système économique corporatif, qui réunisse employeurs et employés au sein de corporations.
– ils montrent de la sympathie pour les principes des gouvernements autoritaires.
– ils évoquent avec nostalgie les vertus des anciens Confédérés.
– tout ce qui est « international », comme le marxisme, la social-démocratie, le communisme, les Juifs, les francs-maçons, les pacifistes, doit être combattu.

Le tout ne peut se faire qu’à travers une révision totale de la Constitution fédérale, que les Fronts demandent par une initiative. Ils sont soutenus par les jeunes libéraux et les conservateurs, mais l’initiative est rejetée par plus de 70% des votants en septembre 1935 (196’000 oui contre 511’000 non).

Pourquoi les Fronts n’ont-ils pas réussi s’imposer en Suisse ?

– la tradition fédéraliste ne s’accorde pas avec la tradition unitaire prêchée par les Fronts.
– les Fronts eux-mêmes ne sont pas unis au niveau fédéral.
– les travailleurs font confiance au parti socialiste et aux syndicats, ce qui les rend imperméables à l’idéologie frontiste.
– les Fronts de Suisse allemande n’arrivent pas à se distancer suffisamment de l’idéologie nazie ; or le nazisme prêchait le regroupement au sein du Reich de tous les hommes de langue allemande, ce qui aurait touché également la Suisse alémanique. On en arrive alors à un paradoxe, où un mouvement nationaliste mettrait lui-même en danger l’existence de la nation.
– les partis traditionnels, en particulier les jeunes libéraux et les jeunes conservateurs, sont ouverts à certaines exigences frontistes, ce qui rend le frontisme en fait superflu.
– les idées des Fronts ne s’accordent pas avec la tradition suisse de collégialité et de consensus.

A noter encore à propos de cette fascination des modèles autoritaires des pays voisins le fait que l’Université de Lausanne décerne en 1937 à Mussolini un doctorat honoris causa.

4. Le rapprochement des forces (1935-1939)

Après les années 1930-1935, où le frontisme se manifestait fortement, on assiste peu à peu à son recul. Les partis de gauche quant à eux révisent légèrement leur orientation en direction du centre. Entre 1935 et 1939, deux frontistes et deux communistes siègent encore au Conseil national, mais cela n’est plus le cas de 1939 à 1943. Alors que dans les années jusque dans les années 1933-1934 on soulignait encore les antagonismes, les grands partis choisissent désormais de mettre l’accent sur leurs points communs.

L’année 1935 marque à ce titre un tournant : elle voit d’une part l’échec de la révision de la Constitution qu’auraient voulue les forces d’extrême droite ; d’autre part, suite au refus de leur initiative de crise, les sociaux-démocrates abandonnent l’objectif de la « dictature du prolétariat », et approuvent désormais la défense nationale. Ils recherchent une collaboration avec les partis bourgeois.

Ce tournant au sein du parti socialiste a plusieurs causes :

– la situation extérieure devient menaçante, l’Allemagne s’arme, la défense nationale devient donc nécessaire.
– le sort du parti socialiste allemand, éliminé par les nazis, montre que les postulats socialistes ne peuvent pas être imposés seuls.
– le peuple vient de rejeter l’initiative de crise ; pour se rapprocher des classes moyennes, notamment des employés et des fonctionnaires radicaux de gauche, ainsi que des paysans, les socialistes décident de renoncer à se fixer comme but ultime l’établissement de la « dictature du prolétariat ».

Autre tournant politique de l’année 1935 qui permet aussi le rapprochement des forces : la création de l’Alliance des Indépendants de Gottlieb Duttweiler, qui remporte 7 sièges aux élections de 1935. Gottlieb Duttweiler avait créé la Migros en 1925 ; elle vendait les produits alimentaires courants à bas prix, d’abord seulement dans des camions, puis dans des magasins stables; elle menaçait ainsi non seulement les commerçants de détail, mais aussi les coopératives de consommation créées par la gauche. Ceux qui se sentaient menacés par son succès voulurent l’empêcher de se développer en essayant de lui imposer des mesures protectionnistes. D’où l’accent mis ensuite par le nouveau parti sur le non-interventionnisme de la part de l’Etat, sur une économie de marché libre. L’Alliance des Indépendants contribue au rapprochement des forces dans la mesure où il offre à de nombreux partisans déçus des fronts la possibilité de rejoindre un nouveau mouvement d’opposition, plus ouvert.

Un rapprochement des forces a lieu également sur le plan économique : en 1937 est signée entre les partenaires sociaux de l’industrie métallurgique et horlogère une convention de paix du travail, qui exclut le recours immédiat à des mesures de lutte en cas de conflits sociaux, exige la voie des négociations et institue un droit d’arbitrage par des tiers. C’est le début de l’ère des contrats collectifs de travail et du partenariat social. Patrons et ouvriers sont vus non plus comme opposés, mais comme partenaires. On renonce donc aux mesures de combat pendant la durée du contrat collectif : la grève et le lock-out sont par conséquent interdits, sous peine d’amendes conventionnelles. Une procédure d’arbitrage détaillée est fixée.
Cet accord est né de la reprise économique de 1936, qui provoque chez les travailleurs de la métallurgie et de l’industrie des exigences à propos des salaires et des vacances. Ouvriers et patrons s’opposent à la proposition du Conseil fédéral d’imposer un arbitrage obligatoire passant par un organe officiel pour les conflits de travail, car ils craignent pour leur autonomie. La paix du travail de 1937 instituera bien un arbitrage, mais sans l’immixtion de l’Etat.
Cet accord permet aux ouvriers d’obtenir des conditions de travail et de salaire plus stables.

Autre rapprochement des forces, sur le plan « idéologique » cette fois: la défense nationale spirituelle. La défense nationale spirituelle, portée par le Conseil fédéral et par des cercles privés, consistait, face aux idéologies populistes, en particulier celles de l’Italie et de l’Allemagne, à accentuer le caractère particulier de la pensée d’Etat suisse, afin de souligner le droit de la Suisse à exister librement.
En 1938, le conseiller fédéral conservateur-catholique Philipp Etter se charge de rédiger le message du Conseil fédéral sur le patrimoine spirituel de la Confédération. Ce texte de 48 pages permettait d’intégrer pratiquement tous les camps politiques. Il met en évidence l’identité politique et culturelle de la Suisse, en mettant en particulier l’accent sur sa structure démocratique et fédéraliste, sur son ancrage historique, sur son noyau alpin et paysan ; il souligne l’appartenance de la Suisse aux trois aires spirituelles de l’Occident chrétien, et leur synthèse helvétique particulière.
Le message prévoyait qu’une fondation financée par la Confédération se chargerait de la promotion et de la défense de la culture nationale; la guerre ayant éclaté, on institue une simple communauté de travail, appelée Pro Helvetia, qui reprendra ses activités en 1949 sous la forme prévue d’une fondation.
La défense nationale spirituelle parvient à réunir les différents partis, qui mirent naturellement des accents un peu différents, les sociaux-démocrates insistant plus sur les libertés caractéristiques de l’Etat fédéral, les conservateurs au contraire sur les histoires héroïques de la fin du Moyen Age.
Le point culminant de la défense nationale spirituelle fut l’exposition nationale de Zurich en 1939 (la Landi ): elle rassemblait une présentation des capacités techniques et économiques du pays (la Suisse moderne), mais aussi une représentation de la culture particulière à la Suisse, accompagnée de beaucoup de folklore. C’est ainsi que, sur l’une des rives du lac, la Suisse traditionnelle était représentée par le Dörfli, où l’ambiance était conviviale et qui resta dans la mémoire collective. La Landi permit une forme d’autojustification, qui était sans doute une nécessité face à la crise économique qui venait de commencer à se résorber et à la situation extérieure toujours plus grave. Cette exposition eut un succès inespéré : alors qu’on avait attendu 3 ou 4 millions de visiteurs, il en vint plus de 10 millions.

5. La position internationale de la Suisse

Après la Première Guerre mondiale, la neutralité suisse est reconnue dans le Traité de Versailles ; en échange, la Suisse renonce à la neutralisation militaire de la Savoie du Nord obtenue en 1815, et à son droit d’occupation de ce territoire en cas de guerre, qui d’ailleurs ne subsistait plus que de jure.
De même, dans les réorganisations territoriales qui suivent la guerre, la Suisse a failli recevoir de l’Autriche le Vorarlberg, qui dans une consultation populaire s’était prononcé en faveur d’un tel rattachement; le Vorarlberg est cependant finalement attribué à l’Autriche.

En 1920, la Suisse devient membre de la Société des Nations, suite à une votation populaire. Le résultat du vote des cantons est serré (11.5 contre 10.5 cantons), alors que le peuple dit oui par 54% des voix. La question de l’adhésion avait profondément divisé la Suisse. Parmi ses partisans : avant tout les Romands et les Tessinois, de même que la bourgeoisie libérale alémanique; parmi les opposants: les conservateurs amis de l’Allemagne -alors exclue de la SDN-, et la gauche, qui voyait dans la SDN un instrument de la droite capitaliste.
Une déclaration particulière, la Déclaration de Londres, accordait à la Suisse une réserve de neutralité, mais uniquement pour les questions militaires. La Suisse était donc dispensée de participer à des sanctions militaires contre des Etats délinquants, mais devait s’associer à des sanctions économiques. Cette politique est appelée de neutralité « différentielle », qui s’oppose à la neutralité « intégrale ».
La participation à la SDN donne dans un premier temps à la Suisse un certain prestige diplomatique : en 1924, le Conseiller fédéral Giuseppe Motta préside le Conseil de la SDN ; en 1925 a lieu la conférence de Locarno, où l’Allemagne et la France se rapprochent, et où se prépare l’admission de l’Allemagne dans la SDN. De même, la Suisse pratique une politique des bons offices, qui lui donne une certaine considération dans les affaires internationales.
Mais sa participation à la SDN met la Suisse dans une situation de plus en plus délicate en ce qui concerne sa neutralité. En effet, en 1933, le Japon et l’Allemagne claquent la porte de la SDN, suivis en 1935 de l’Italie. L’obligation pour la Suisse de prendre part aux sanctions économiques décrétées par la SDN contre l’Italie en 1935 en raison de son agression contre l’Ethiopie heurte les bonnes dispositions de notre pays à l’égard du fascisme montant. La Suisse fait dès lors valoir que les sanctions économiques ne sont pas compatibles avec sa neutralité, et qu’elle souhaite passer à nouveau du statut de neutralité « différentielle » à celui de neutralité « intégrale ». C’est chose faite en 1938 : le Conseil fédéral se démet de son obligation de participer à des sanctions économiques, tout en restant membre de la SDN, qui garda son siège à Genève jusqu’en 1945.

La situation extérieure conduit également la Suisse à réorienter ses choix en matière de défense militaire. Alors que les Chambres fédérales avaient décidé en 1927 de geler les dépenses militaires à 85 millions de francs, elles reviennent sur leur décision deux ans plus tard. De même, la durée de l’école de recrues passe de 67 à 90 jours avec la nouvelle organisation militaire de 1935 ; elle montera à 118 jours en 1939. A partir de 1933, et surtout de 1935, la Suisse commence aussi à s’armer ; de 1936 à 1939, les crédits atteignent 800 millions de francs ; en 1939, le budget militaire se monte à 127 millions de francs. Cependant, en 1939, le pays ne dispose que de 30 chars et attend une livraison d’avions de combat allemands.

Le souci principal de la politique extérieure helvétique venait du caractère délicat des relations avec l’Allemagne nazie :

– c’est le partenaire commercial principal de la Suisse, ce qui n’est pas sans importance en temps de crise économique, d’où la tentation de la ménager quelque peu.
– le nazisme est refusé majoritairement dans l’opinion publique suisse : par la gauche depuis le début, par la droite depuis 1934-1935, à l’exception de certains groupes de conservateurs pro-allemands, de ce qui reste des Fronts, et d’une partie de la colonie allemande en Suisse qui se rattache à l’Organisation extérieure du parti national-socialiste allemand.

Face à cette situation, le Conseil fédéral mène une politique de prudence et de compromis, s’opposant aux violations du droit et aux immixtions explicites de l’Allemagne en Suisse, mais cherchant en même temps à aplanir les vagues ainsi créées :

– en 1935, la police secrète allemande enlève à Bâle un émigrant ; le Conseil fédéral obtient sa restitution.
– en 1936, un Juif perpètre à Davos un attentat contre le chef de la section suisse de l’Organisation extérieure du parti national-socialiste allemand, Wilhelm Gustloff, ce qui provoque au sein de la colonie allemande une certaine agitation ; le Conseil fédéral interdit alors la nomination d’un nouveau chef, mais accepte tacitement le fait que, un an plus tard, un diplomate nazi de l’ambassade allemande reprenne ce rôle… jusqu’au 1er mai 1945 !
– le 23 février 1937, le conseiller fédéral Schulthess rencontra Hitler; dans la discussion furent soulignés les points de convergence entre la Suisse et l’Allemagne, par exemple l’anticommunisme. En échange, Hitler accepta de confirmer l’existence à ses yeux de la neutralité suisse.
– lors de l’annexion de l’Autriche le 11 mars 1938, le conseiller fédéral Motta trouva, pour informer l’attaché allemand de la reconnaissance de l’annexion, des formules si diplomatiques qu’elles furent comprises comme des félicitations ! Cependant, cette annexion, puis la mainmise d’Hitler sur les Sudètes en octobre 1938 et sur la Tchécoslovaquie en mars 1939, soulevèrent l’indignation de larges couches de la population suisse et réveillèrent sa volonté de résistance. Le Conseil fédéral, notamment M. Pilet-Golaz dans sa déclaration du 21 mars à l’Assemblée fédérale sur les événements en Autriche, affirme sa volonté de défendre le cas échéant la neutralité et l’indépendance de la Suisse.

A propos de l’accueil de réfugiés, il faut noter que le Conseil fédéral se comporte déjà de manière très restrictive. Cette mentalité deviendra finalement -le cours sur la seconde guerre mondiale y reviendra plus en détails- le principe de base de la politique restrictive et dure adoptée par la Suisse vis-à-vis des réfugiés au cours de la Seconde Guerre mondiale.

Sources principales :

G. Kreis, La Suisse dans l’histoire. 1700 à nos jours, Zurich 1997.

Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, 2e édition revue et augmentée, Lausanne 1986.

D. Fahrni, Histoire de la Suisse. Survol de l’évolution d’un petit pays depuis ses origines jusqu’à nos jours, Zurich 1983.

Et sur l’antisémitisme local, voici des extraits d’un article de « La Nation », organe du nationalisme vaudois, mouvement alors fascisant, septembre 1932.