La croisade populaire

Pierre l’Ermite est le principal prédicateur de la première croisade. En 1095, il se serait rendu en pèlerinage à Jérusalem d’où il serait revenu avec une lettre de Dieu ordonnant aux chrétiens de venir au secours de leurs coreligionnaires d’Orient. Il aurait alors rencontré le pape, avant le concile de Clermont, et commencé à prêcher le pèlerinage aux Lieux saints. C’est un orateur éloquent et entraînant qui réussit à rassembler dans leurs aspirations salvatrices les éléments populaires de la première croisade. En 1096, Pierre l’Ermite part pour Constantinople à la tête d’une troupe de près de 20 000 Lorrains et Allemands du sud. Lors du siège de Jérusalem en 1099, il organise les processions autour de la ville et inspire les prières d’intercession des clercs et du peuple. On le voit haranguant des croisés en leur montrant d’un geste de la main le but à atteindre, la prise de Jérusalem. La ville prise, il revient en Occident avec des reliques.

« Pierre, déjà mentionné, vint le premier à Constantinople, le trois des calendes d’août et avec lui la plus grande partie des Allemands. Il y trouva réunis des « longobards « et beaucoup d’autres. L’empereur avait ordonné de les ravitailler autant que la ville le pourrait et il leur dit: « Ne traversez pas le Bras avant l’arrivée du gros de l’armée chrétienne, car vous n’êtes pas assez nombreux pour pouvoir combattre les Turcs. » Et les chrétiens se conduisaient bien mal, car ils détruisaient et incendiaient les palais de la ville, enlevaient le plomb dont les églises étaient couvertes et le vendaient aux Grecs, si bien que l’empereur irrité donna l’ordre de leur faire traverser le Bras. Après qu’ils eurent passé, ils ne cessaient de commettre toute espèce de méfaits, brûlant et dévastant les maisons et les églises. Enfin ils parvinrent à Nicomédie où les Longobards et les Allemands se séparèrent des Francs, parce que les Francs étaient gonflés d’orgueil. Les Longobards élurent pour les commander un seigneur nommé Rainald. Les Allemands firent de même et ils entrèrent en Romanie et pendant quatre jours ils marchèrent au delà de Nicée et trouvèrent un château appelé Exerogorgo, vide de toute garnison. Ils s’en emparèrent et y trouvèrent des provisions de froment, de vin, de viande et toute sorte de biens en abondance. Les Turcs, apprenant que les chrétiens occupaient ce château, vinrent l’assiéger. Devant la porte du château était un puits et, au pied du château, une source d’eau vive, près de laquelle Rainald se posta pour tendre une embuscade aux Turcs. Ceux-ci arrivèrent le jour de la fête de saint Michel, trouvèrent Rainald ainsi que ses compagnons et en massacrèrent un grand nombre, tandis que les autres se réfugiaient au château. Les Turcs l’assiégèrent aussitôt et le privèrent d’eau. Et les nôtres souffrirent tellement de la soif qu’ils ouvraient les veines de leurs chevaux et de leurs ânes pour en boire le sang; d’autres lançaient des ceintures et des chiffons dans les latrines et en exprimaient le liquide dans leurs bouches; quelques-uns urinaient dans la main d’un compagnon et buvaient ensuite; d’autres creusaient le sol humide, se couchaient et répandaient de la terre sur leur poitrine, tant était grande l’ardeur de leur soif. Les évêques et les prêtres réconfortaient les nôtres et les exhortaient à tenir ferme. Cette tribulation dura huit jours, puis le chef des Allemands conclut un accord avec les Turcs pour leur livrer ses compagnons: feignant de sortir pour combattre, il s’enfuit auprès d’eux et beaucoup le suivirent. Tous ceux qui refusèrent de renier le Seigneur furent condamnés à mort; d’autres pris vivants furent partagés comme des brebis; d’autres servirent de cible aux Turcs qui lançaient des flèches sur eux; d’autres étaient vendus ou donnés comme des animaux. Les uns conduisaient leur prise dans leur demeure, d’autres dans le Khorassan, à Antioche, à Alep, partout où ils habitaient. Tels furent ceux qui reçurent les premiers un heureux martyre au nom du Seigneur Jésus. Les Turcs, apprenant ensuite que Pierre l’Ermite et Gautier sans Avoir se trouvaient à Civitot, située au delà de Nicée, s’y dirigèrent, pleins d’allégresse, afin de les massacrer ainsi que leurs compagnons. Pendant leur marche ils se heurtèrent à Gautier avec les siens, qu’ils eurent bientôt massacrés. Quant à Pierre l’Ermite, il venait de retourner à Constantinople, incapable de discipliner cette troupe disparate, qui ne voulait entendre ni lui ni ses paroles. Les Turcs, se précipitant sur eux, en tuèrent un grand nombre. Ils trouvèrent les uns en train de dormir, les autres tout nus et les massacrèrent tous. Un prêtre qui célébrait la messe reçut d’eux le martyre sur l’autel. Ceux qui purent s’échapper s’enfuirent à Civitot.

Quelques-uns se précipitaient dans la mer, d’autres se cachaient dans les forêts et dans les montagnes. Mais les Turcs les poursuivirent dans la place et entassèrent du bois pour les brûler avec la ville. Mais les chrétiens qui occupaient la ville mirent le feu au tas de bois; la flamme se dirigea vers les Turcs et en brûla un certain nombre, tandis que Dieu préserva les nôtres de cet incendie. À la fin les Turcs les prirent vivants, les partagèrent, comme ils avaient fait des premiers, et les dispersèrent dans toutes les régions, les uns en Khorassan, les autres en Perse. Tous ces événements eurent lieu au mois d’octobre. À la nouvelle que les Turcs avaient ainsi dispersé les nôtres, l’empereur témoigna une grande joie et donna des ordres pour leur faire traverser le Bras. Le passage terminé, il rassembla toutes leurs armes. »

Traduction prise dans Anonyme, éd. et trad. par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions « Les Belles Lettres « , 1964 (1924), pp. 7-13