« Les Juifs qui ont été chassés d’Espagne et de Portugal ont si bien augmenté leur judaïsme en Turquie qu’ils ont presque traduit toutes sortes de livres en leur langage hébraïque, et maintenant ils ont mis impression à Constantinople, sans aucun point. Il y impriment aussi en espagnol, italien, latin, grec et allemand, mais ils n’impriment pas en turc, car il ne leur est pas permis (1). Les Juifs qui sont en Turquie savent ordinairement parler quatre ou cinq sortes de langages, et y en a plusieurs qui savent parler dix ou douze.

Ceux qui se partirent d’Espagne, d’Allemagne, Hongrie et de Bohême ont appris le langage à leurs enfants, et les enfants ont appris la langue de la nation où ils ont à converser, comme grec, esclavon, turc, arabe, arménien et italien. Il y en a peu qui sachent parler français, car ils n’ont point à trafiquer (2) avec les Français. Il ne fut onc que les Juifs n’aient été grands trafiqueurs, et ont su parler plusieurs sortes de langues, chose qui se peut facilement prouver par les historiens, et aussi que l’Écriture Sainte en fait mention (3) (…).

La simplicité des Turcs a été rendue plus composée par la conversation des Juifs qu’ils n’étaient avant que les Juifs les eussent fréquentés, comme aussi les Français se sont quelque peu changés par la conversation des étrangers, ou pour le moins leurs esprits endormis en sont quelque peu plus éveillés. Les Juifs, quelque part qu’ils soient, sont cauteleux plus que toute autre nation. Ils ont tellement embrassé tout le trafic de la marchandise de Turquie que la richesse et le revenu du Turc est entre leurs mains car ils mettent le plus haut prix à la recette du revenu des provinces, affermant les gabelles et l’abordage des navires et autres choses de Turquie. C’est la cause qui les fait s’efforcer d’apprendre les langues de ceux avec lesquels ils trafiquent.

Les marchands juifs ont cette astuce que, quant ils viennent en Italie, ils portent le turban blanc, voulant par tel signe qu’on les estime Turcs : car on prend la foi d’un Turc meilleure que celle d’un Juif. Les Juifs voyageurs portent le turban jaune, et les Arméniens, les Grecs, Maronites, Indiens, Coptes et toutes autres nations de religion chrétienne le portent pers ou bigarré ; car les seuls Turcs le portent blanc. Et pource que j’ai souvent été contraint de me servir des Juifs, et de les hanter, j’ai facilement connu que c’est la nation la plus fine qui soit, et la plus pleine de malice. Ils ne mangeront jamais de la chair qu’un Turc, Grec ou Franc ait apprêtée, et ne veulent rien manger de gras, ni des chrétiens, ni des Turcs, et ne boivent de vin que vende le Turc ou chrétien.

Ils ont tant de difficultés entre eux et de schismes que plusieurs sont d’opinion contraire les uns aux autres. Il y en a qui ont des esclaves chrétiens tant mâles que femelles, qui les font travailler en divers ouvrages le jour de samedi, comme à l’imprimerie à Constantinople ou à la marchandise ; et se servent des femmes chrétiennes esclaves, ne faisant autre difficulté de se mêler avec elles ni plus ni moins que si elles étaient juives. Toutes lesquelles choses les autres réprouvent comme une hérésie en leur loi, voulant que si un Juif a acheté une esclave chrétienne, il ne la doit point connaître, en tant qu’elle est chrétienne, ni faire travailler son esclave au samedi, en tant qu’il lui fait la besogne. Mais les autres répondent que cela ne leur est pas défendu, en tant que ce sont choses achetées de leur argent. (…)

Ceux qui médecinent en Turquie, par Egypte, Syrie et Anatolie, et autres villes du pays du Turc, sont pour la plus grande partie Juifs ; toutefois il y en a aussi des Turcs, et les Turcs sont les plus savants, et sont assez bons praticiens, mais au demeurant ils ont bien peu des autres parties requises à un bon médecin. Il est facile aux Juifs de savoir quelque chose en médecine, car ils ont la commodité des livres grecs, arabes, et hébreux, qui ont été tournés en langue vulgaire, comme Hippocrate et Galien, Avicenne, Almansor ou Rasis, Sérapion et autres auteurs arabes. Les Turcs ont aussi les livres d’Aristote et de Platon tournés en arabe et en turc.  »

Pierre BELON DU MANS : Voyage au Levant (1553) : les Observations de Pierre Belon du Mans de plusieurs singularités et choses mémorables trouvées en Grèce, Turquie, Judée, Egypte, Arabie et autre pays étrangers. Texte établi et présenté par Alexandra Merle, Paris, Chandeigne, 2001.

1) La première oeuvre imprimée en turc a été publiée en 1729.
2) Trafiquer, trafiqueur : commercer, commerçant.
3) L’auteur évoque ici le récit de la Pentecôte, présenté dans les Actes des Apôtres : les disciples de Jésus, des Galiléens, se mettent à parler dans toutes les langues devant des juifs venus de diverses parties du Proche-Orient.