Selon Tony Judt

« Les années 1968-75 furent les années charnières de la seconde moitié de notre siècle. La révolution culturelle que nous avons appelée de façon quelque peu trompeuse « les années 60 » atteignit son apogée au début des années 1970 et entra dans le courant dominant de la vie publique et dans le vocabulaire commun. Le communisme « révisionniste » ou réformateur poussa son dernier souffle, optimiste, en Tchécoslovaquie et en Pologne en 1968 ; sa défaite signala d’abord la fin d’une chimère eu Europe orientale et, en second lieu, peu après, la première étape du démantèlement de ce même espoir attendri à l’Ouest – avec la traduction en 1973 de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne –, ainsi que la fin des illusions de la Vieille comme de la Nouvelle Gauche. Au Proche-Orient, la trêve instable conclue après 1967 entre Israël et les Etats arabes fut suivie de la guerre du Kippour, de l’embargo pétrolier et de la flambée des prix, en sorte que l’équilibre des pouvoirs s’en trouva radicalement modifié à la fois dans cette région et dans les relations entre les Arabes et les Grandes Puissances. En Asie du Sud, un nouveau pays – le Bengladesh – naquit, au terme d’une guerre entre l’Inde et le Pakistan.

En 1968, les Etats-Unis étaient toujours massivement présents en Asie du Sud-Est, avec plus d’un demi-million de troupes dans le seul Sud-Vietnam. Plus important encore, ils continuaient d’être les banquiers du monde, grâce au système de l’après-guerre mis en place à Bretton Woods en 1944 : le dollar, dont la relation avec les autres devises était fondée sur des taux de change fixes, était la monnaie de réserve internationale, garantie par les réserves d’or américaines. A partir d’août 1971, ce rôle intenable et de plus en plus symbolique fut abandonné aux initiatives politiques nationales et internationales et aux fluctuations des marchées monétaires et commerciaux. L’année suivante, dans un mouvement auquel ces changements n’étaient pas étrangers, les Etats membres de la Communauté européenne décidèrent de se consacrer à l’objectif, pourtant lointain, de l’unité politique. Les certitudes de la guerre froide, pleines de tensions mais familières, avaient laissé place à la « Détente » : entre les Etats-Unis et l’Union soviétique (SALT 1, le premier accord international de limitation des armements stratégiques, fut signé en 1972), et entre l’Allemagne et ses voisins orientaux, dans le sillage de l’Ostpolitik de Willy Brandt et des traités et accords qu’il établit avec l’Union soviétique en 1970, et dans les années qui suivirent.
Après avoir soigneusement ignoré la Chine communiste pendant deux décennies, les Etats-Unis entamèrent une série de contacts et de réunions avec les dirigeants chinois qui devait culminer (en 1979) avec la restauration des relations diplomatiques entre les deux pays, ce qui eût été impensable pour la plupart des hommes politiques et hommes d’Etat américains de l’époque de la guerre froide. En avril 1975, les Etats-Unis avaient été chassés du Vietnam et du Cambodge ; deux mois plus tard, la conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe se réunit. Les développements internationaux spectaculaires des années 1980 étaient encore imprévus et impensables (sauf peut-être pour une poignée de dissidents emprisonnés en Europe de l’Est) ; mais leurs fondations étaient maintenant en place. »

Tony Judt, Retour sur le XXe siècle. Une histoire de la pensée contemporaine, Ed. Héloïse d’Ormesson, Paris, 2010, pp. 480-482.