Les « leçons en plein air » sur le front russe

« Puis commencèrent les premières «leçons en plein air », les premiers exercices de lecture dans la cour des kolkhozes. La seule fois qu’il m’arriva d’assister à une de ces leçons, ce fut dans le kolkhoze d’un village près de Nemirowskoie. Et, dorénavant, je refusai toujours d’assister à ces exercices de lecture. « Warum nicht ? me disaient les officiers allemands du général Von Schobert, Pourquoi ne voulez-vous pas assister aux leçons en plein air ? C’est une expérience très intéressante, sehr interessant. »

Les prisonniers étaient alignés dans la cour au kolkhoze. Le long des murs de clôture, sous de grands hangars; on voyait empilées confusément des centaines de machines agricoles : faucheuses, bineuses, charrues mécaniques, batteuses. Il pleuvait, les prisonniers étaient trempés jusqu’aux os. Ils étaient là depuis deux heures, debout, silencieux, s’appuyant les uns sur les autres; c’étaient de grands garçons blonds, au crâne rasé, avec des yeux gris clair dans un large visage. Ils avaient de grosses mains plates, au pouce calleux, court et incurvé. Presque tous étaient des paysans. Les ouvriers, en grande partie mécaniciens et artisans des kolkhozes, se reconnaissaient au milieu d’eux à leur stature et à leurs mains: ils étaient plus grands, plus maigres et de peau plus claire, ils avaient des mains sèches avec des doigts longs et lisses, polis par le contact des marteaux, des rabots, des clés anglaises, des tournevis, des leviers de moteurs. On les reconnaissait à leurs visages sévères, à leurs yeux ternes.

A un certain moment, un sous-officier allemand, un Feldwebel, entra dans la cour du kolkhoze, accompagné d’un interprète. Le Feldwebel était petit et gros, de la variété que j’appelais par plaisanterie Fettwebel. Il se planta les jambes écartées devant les prisonniers et se mit à leur parler d’un air débonnaire de père de famille. Il dit qu’on allait faire une épreuve de lecture: chacun lirait à haute voix un passage de journal; ceux qui se tireraient de l’épreuve à leur honneur auraient un emploi de secrétaire dans les bureaux des camps de prisonniers. Les autres, ceux qui ne réussiraient pas dans cet examen, travailleraient la terre, seraient manoeuvres ou terrassiers.

L’interprète était un Sonderführer petit et maigre, n’ayant pas plus de trente ans, avec un visage pâle semé de petits boutons rouges; il était né en Russie, dans les Volksdeutsche de Melitopol, et parlait le russe avec un étrange accent allemand (la première fois que je l’avais rencontré, je lui avais dit en plaisantant que Melitopol signifie « ville du miel ». «Oui, il y a beaucoup de miel dans la région de Melitopol», m’avait-il répondu d’une voix brutale en prenant un air renfrogné; « mais moi je ne m’occupe pas d’apiculture, je suis maître d’école.»).

Le Sonderführer traduisit mot pour mot le bref et bienveillant discours du Feldwebel. Il recommanda, du ton d’un maître d’école qui, gourmande ses élèves, de faire bien attention à la prononciation et de lire à la fois avec aisance et avec application, parce que, si les prisonniers ne se tiraient pas de l’épreuve à leur honneur, ils s’en repentiraient.

Les prisonniers écoutèrent en silence; et quand le Sonderführer se tut ils se mirent à parler tous à la fois, en riant. Beaucoup avaient l’air humilié, une expression de chiens battus; ils jetaient parfois un coup d’oeil sur leurs mains calleuses de paysans. Mais beaucoup d’autres riaient d’un air épanoui, parce qu’ils étaient certains de passer l’examen avec succès et de devenir secrétaires dans quelque bureau! Ohé Piotr! Ohé Ivanouchka! criaient-ils à leurs camarades avec la gaieté simple des paysans russes. Au milieu d’eux, les ouvriers se taisaient; ils tournaient leur visage austère vers le bâtiment de la Direction du kolkhoze, où se trouvait l’Etat-major allemand. Ils regardaient de temps en temps le Feldwebel mais n’honoraient pas le Sonderführer d’un seul regard . Ils avaient des yeux creux et ternes.

– Ruhe! Silence! cria brusquement le Feldwebel.

Déjà s’approchait un groupe d’officiers précédé d’un vieux colonel grand et maigre, un peu voûté, avec des moustaches grises coupées court, et qui traînait légèrement la jambe. Le colonel jeta sur les prisonniers un regard distrait, puis se mit à parler d’une voix monotone, rapidement en avalant ses mots comme s’il avait hâte de finir ses phrases. Après chaque phrase, il faisait une longue pause, et regardait à terre. Il déclara que ceux qui se tireraient de l’examen avec succès, etc., etc… Le Sonderführer traduisit mot pour mot le discours du colonel, puis il ajouta de son cru que le gouvernement de Moscou avait dépensé des milliards pour les écoles soviétiques, qu’il le savait parce que, avant la guerre, il était maître d’école des Volksdeutsche de Melitopol, que tous ceux qui ne réussiraient pas à l’examen seraient envoyés travailler comme manoeuvres et comme terrassiers; tant pis pour eux s’ils n’avaient rien appris à l’école. On avait l’impression que le Sonderführer tenait beaucoup à ce que tous lussent avec une bonne prononciation, et couramment.

– Combien sont-ils? demanda le colonel au Feldwebel en se grattant le menton de sa main gantée.

– Cent dix-huit, répondit le Feldwebel.

Cinq à la fois et deux minutes pour chacun, dit le colonel : nous devons expédier cela en une heure.

– Jawohl, dit le Feldwebel.

Le colonel fit signe à l’un. des officiers qui avait sous le bras un paquet de journaux et l’examen commença.

Cinq prisonniers firent un pas en avant : chacun d’eux allongea la main pour prendre le journal que l’officier lui tendait (c’étaient de vieux numéros des Isvestia et de la Pravda, trouvés dans les bureaux du kolkhoze) et se mit à lire à haute voix. Le colonel leva. le bras gauche pour regarder son bracelet-montre, et resta le, bras levé au niveau de la poitrine, les yeux fixés sur les aiguilles. Il pleuvait, les journaux se mouillaient, se détrempaient et s’affaissaient dans les mains des cinq prisonniers. Ceux-ci, tout rouges ou très pâles, et moites de sueur, trébuchaient sur les mots, bégayaient faisaient des fautes d’accents, sautaient des lignes. Tous savaient lire, mais péniblement sauf un, très jeune, qui lisait avec assurance, lentement tout en levant de temps en temps les yeux du journal. Le Sonderführer écoutait la lecture avec un sourire ironique sous lequel il me semblait percevoir une nuance de dépit: en sa qualité d’interprète, c’était lui le juge. Il était le Juge. Il regardait fixement les lecteurs; ses yeux passaient de l’un à l’autre avec une lenteur et une expression mauvaise. « Halt » dit le colonel.

Les cinq prisonniers levèrent les yeux de leurs journaux et attendaient Le Feldwebel et, sur un signe du Juge, cria « Ceux qui sont refusés à l’examen iront se mettre à gauche, là-bas; ceux qui sont reçus à droite, là-bas. » Quand les premiers recalés, quatre, sur un signe du Juge, allèrent tout penauds se grouper là-bas à gauche, dans les rangs des prisonniers un rire jaune, malicieux et gai un rire de paysan passa. Le colonel aussi baissa le bras et se mît à rire. Les officiers aussi, ainsi que le Feldwebel, se mirent à rire, le Sonderführer lui aussi se mit à rire: « Oh biedni! » Oh! les pauvres! Disaient les prisonniers à leurs camarades refusés on vous enverra travailler aux routes, oh biedni! vous porterez des pierres sur le dos! » Et ils riaient. Celui qui avait été reçu, tout seul là-bas, à droite, riait encore plus que les autres et, taquinait ses camarades malchanceux. Tous riaient sauf les prisonniers qui avaient l’air d’ouvriers: eux fixaient d’un regard têtu le colonel et se taisaient.

Puis ce fut le tour de cinq autres. Eux aussi s’efforçaient de bien lire sans accrocher sur aucun mot, sans se tromper dans les accents; mais deux seuls réussirent à lire couramment; les trois autres, rouges de honte ou pâles d’angoisse, gardaient le journal entre les mains en léchant de temps en temps leurs lèvres sèches. « Halt! » dit le colonel. Les cinq prisonniers levèrent la tête en essuyant leur sueur avec le journal. « Vous trois là-bas à gauche, vous deux à droite! » cria le Feldwebel sur un signe du Sonderführer. Et leurs camarades se moquaient des recalés.« Oh biedni Ivan! disaient-ils, oh biedni Piotr! » en se touchant les épaules comme pour dire : il vous faudra coltiner les pierres! Et tous riaient.

Mais un des cinq prisonniers du troisième groupe lisait très bien, couramment, en détachant bien les syllabes; et de temps en temps, il levait les yeux pour regarder le colonel en face. Le journal qu’il lisait était un vieux numéro de la Pravda du 24 juin 1941, dont la première page portait: Les Allemands ont envahi la Russie! Camarades soldats, le peuple soviétique aura la victoire, écrasera les envahisseurs. Sous la pluie, les paroles s’envolaient sonores, et le colonel riait, le Sonderführer riait, le Feldwebel, les officiers, tout le monde riait Même les prisonniers riaient, en regardant avec admiration et envie leur camarade qui lisait tout à fait comme un maître d’école. « Bravo! » dit le Sonderführer, et son visage rayonnait, il semblait fier de ce prisonnier qui lisait bien, il était content et fier comme s’il se fût agi d’un de ses écoliers. « Toi, là-bas, à droite », dit le Feldwebel au prisonnier d’une voix bonasse en le poussant affectueusement de sa main ouverte. Le colonel regarda le Feldwebel comme s’il voulait lui dire quelque chose, mais il ne dit rien, et je m’aperçut qu’il rougissait légèrement.

Le groupe réuni à droite riait, tout content Ceux qui avaient passé l’examen avec succès regardaient leurs camarades mal-heureux d’un air moqueur. Ils posaient leur index sur leur propre poitrine en disant: secrétaire! puis montraient du doigt les recalés en leur faisant des grimaces et en disant : Des pierres sur le dos! Seuls parmi les prisonniers qui allaient grossir les rangs des candidats heureux, là-bas, à droite, ceux qui avaient l’aspect d’ouvriers se taisaient et regardaient fixement le colonel Celui-ci, à un certain moment, rencontra leur regard. Il rougit, eut un mouvement d’impatience et cria « Schnell! Vite! »

L’examen continua pendant une heure environ. Quand le dernier groupe des prisonniers trois seulement eut fini ses deux minutes de lecture, le colonel se tourna vers le Feldwebel et lui dît : « Comptez-les. » Le Feldwebel se mit à compter de loin, l’index tendu: Eins, zwei, drei. Ceux du groupe de gauche, les refusés, étaient quatre-vingt-sept; ceux du groupe de droite, les lauréats : vingt et un. Alors, sur un signe du colonel, le Sonderführer se mit à parler On eût dit réellement un maître d’école peu satisfait de ses élèves. I! ait qu’il avait été déçu, qu’il regrettait d’avoir dû en refuser autant, qu’il eût été plus heureux de tous les recevoir. Quoi qu’il en soit, dit-il, ceux qui n’ont pas réussi à passer l’examen ne doivent pas se décourager: ils seront bien traités et n’auront pas à se plaindre s’ils travaillent et montrent plus d’application qu’ils n’en ont eu sur les bancs de l’école. Tandis qu’il parlait le groupe des reçus regardait les cama-rades malchanceux d’un air de compassion; et les plus jeunes se donnaient des coups de coude avec de petits ricanements. Quand le Sonderführer eut fini de parler, le colonel se tourna vers le Feldwebel et dit: Alles in Ordnung. Weg!, Puis il se dirigea vers les bureaux de l’Etat-major, sans se retourner, suivi des officiers qui se retournaient de temps en temps en s’entretenant à voix basse.

– Vous, vous resterez ici jusqu’à demain, et demain vous partirez pour le camp de travail! dit le Feldwebel au groupe de gauche. Puis il se tourna vers le groupe de droite, celui des reçus, et, d’une; voix dure, leur ordonna de s’aligner. Dès que les prisonniers furent alignés coude à coude (ils avaient la figure contente et riaient en regardant leurs camarades d’un air moqueur), il les recompta rapidement, dit : trente et un, fit signe de la main au peloton de SS qui attendait au fond de la cour. Puis il ordonna : « Demi-tour en avant marche! ». Les prisonniers firent demi-tour et s’ébranlèrent en tapant des pieds dans la boue: quand ils se trouvèrent la face contre le mur de clôture de la cour: « Halt! » ordonna le Feldwebel, et se tournant vers les SS qui s ‘étaient postés derrière les prisonniers le fusil-mitrailleur déjà levé, il se racla la gorge, cracha par terre, et cria : « Feuer! »

Au crépitement de la décharge, le colonel, qui n’était plus qu’à quelques pas de la porte du P.C. s’ arrêta et se retourna brusquement, les officiers aussi s’arrêtèrent et se retournèrent Le colonel passa sa main sur sa figure comme pour essuyer de la sueur, puis, suivi de ses officiers, il entra :

– So ! me dit le Sonderführer en passant près de moi, il faut nettoyer la Russie de toute cette marmaille lettrée. Les paysans et les ouvriers qui savent trop bien lire et écrire sont dangereux. Ils sont tous communistes.

– Natürlich, répondis-je, mais en Allemagne tous les ouvriers et tous les paysans savent très bien lire et très bien écrire.

– Le peuple allemand est un peuple de haute Kultur.

– Naturellement, répondis-je, le peuple allemand est un peuple de haute culture

– Nicht wahr? dit en riant le Sonderführer, et il se dirigea vers les bureaux de l’Etat-major.

– Je restai seul au milieu de la cour, devant les prisonniers qui ne savaient pas bien lire, et je tremblais de tout mon corps.

Ensuite, au fur et à mesure qu’augmentait leur mystérieuse peur, au fur et à mesure que s’élargissait dans leurs yeux cette mystérieuse tache blanche, les Allemands se mirent à tuer les prisonniers qui avaient les pieds malades et ne pouvaient pas marcher, à brûler les villages qui n’arrivaient pas à remettre aux pelotons de réquisition un nombre donné de mesures de blé ou de farine, un nombre donné de mesures d’orge ou de mais, un nombre donné de chevaux et de têtes de bétail. Quand les Juifs commencèrent à manquer, ils se mirent à pendre les paysans. Ils les pendaient par la gorge ou par les pieds aux branches des arbres, sur les petites places de villages, autour du piédestal vide où, quelques jours plus tôt, se dressait la statue de plâtre de Lénine ou de Staline, ils les pendaient à côté des corps des Juifs délavés par la pluie, qui oscillaient sons le ciel noir depuis des jours et des jours, près des chiens des Juifs pendus à la même branche que leurs maîtres. « Ah, des chiens juifs! die jüdischen Hunde! » disaient en passant les soldats allemands. »

extrait de Curzio Malaparte, « Kaputt », Edition Denoël, collection folio, 1946, pp. 247-254.