La traversée de la Méditerranée

Récit de voyage d’Obadiah de Bertinoro (fin XVe siècle)

Originaire du nord de l’Italie, Obadiah de Bertinoro (vers 1450 – 1516) est un érudit, auteur de commentaires du Talmud. Il traverse la Méditerranée pour aller s’installer en Palestine. On conserve de lui trois lettres rédigées en hébreu où il raconte son voyage effectué en 1487 – 1489 et fait part de ses observations sur la vie en Terre Sainte. Il est mort à Jérusalem.

« Le 11 heshvan 5248 (1), nous quittâmes Messine, en route pour Rhodes. Onze juifs nous avaient rejoints à bord, dont un marchand de sucre et ses serviteurs, trois savetiers de Syracuse, un juif espagnol avec sa femme, ses deux fils et ses deux filles. Avec nous cela faisait quatorze juifs à bord. Nous traversâmes le détroit sans problème, puisque Messine est au milieu du détroit. Nous traversâmes le golfe de Venise et nous pénétrâmes dans l’Archipel. L’Archipel est plein de nombreuses îles, car Corfou, la Crète, Négrepont, Rhodes et Chypre font partie de l’Archipel. On dit qu’il y a trois cents îles dans l’Archipel, les unes habitées, les autres désertes. Nous eûmes un vent favorable pendant quatre jours. Le quatrième jour, vers le soir, Dieu tourna la direction du vent, le bateau recula au milieu d’une grande tempête. Nous nous mîmes à l’abri de la furie dans une île entourée de montagnes, un vrai port providentiel. Les montagnes étaient pleines de caroubiers et de myrrhe, nous y restâmes trois jours.

Le dimanche, 18 heshvan, nous partîmes et arrivâmes à soixante milles de Rhodes. Le long de notre route, nous avons aperçu des îles d’un côté comme de l’autre. Même les montagnes de Turquie étaient visibles. A une distance de soixante milles de Rhodes, le vent tourna et nous fit reculer de quatre-vingt milles. Nous jetâmes l’ancre du bateau près d’une île nommée Lonigo, qui appartient à Rhodes. Nous restâmes dix jours, campant sur la mer, car les vents nous étaient défavorables. (…) Un petit bateau nous dépassa et nous apprîmes qu’un grand vaisseau de guerre génois équipé venait à notre rencontre [dans l’intention de nous attaquer]. Le patron fut très effrayé, car le vent était tombé. La galée ne craint pas les vaisseaux, même les plus grands, à condition que le vent soit favorable. Pour la traversée, il n’y a pas de bateau plus sûr. En effet, une galée n’a pas à redouter d’être encerclée par des milliers de galères et de navires, et même, si les vents sont favorables, elle ne craindra pas les grands bâtiments et une flotte imposante ne pourra pas la rattraper. Le patron résolut, en définitive, de se réfugier sous la protection d’une petite ville dans les montagnes de Turquie, appartenant à Rhodes et appelée Castello San Giovanni (2). C’est la seule ville chrétienne que les Turcs n’ont jamais pu conquérir. Elle est très petite, mais résistante. A partir de la muraille, c’est la frontière turque. Nous y arrivâmes le vendredi 1er kislev 5248. Samedi après-midi, avec l’aide de Dieu, le vent que nous attendions se leva. Nous sortîmes [du port]. Nous avons navigué toute la journée et toute la nuit jusqu’au lendemain, le dimanche 3 kislev 5248. Après avoir passé vingt-deux jours à bord, depuis le jour où nous avions quitté Messine jusqu’à ce jour, nous sommes entrés à Rhodes en chantant notre gratitude, accompagnés par les bombardes. La ville de Rhodes nous reçut avec allégresse parce que le patron connaissait le grand maître de Rhodes. (…) Quiconque n’a pas vu Rhodes avec ses murailles hautes et fortifiées, ses portes puissantes, ses chicanes, n’a jamais vu de vraie forteresse. (…)

Nous demeurâmes à Rhodes du 3 kislev au 15 tebet. Le grand maître n’autorisa pas la galée à lever l’ancre pour Alexandrie, car il craignait que le roi d’Egypte ne la confisquât. La raison en était que le grand maître avait reçu du roi d’Egypte un pot-de-vin de vingt mille florins d’or contre la promesse de lui livrer Zamzin, le frère du roi des Turcs, qui se trouvait sous sa protection en France (3). Ensuite, il tergiversa par crainte des représailles du roi des Turcs. C’est pourquoi le grand maître craignait que le roi d’Egypte ne s’emparât du bateau du patron et de tous ses commerçants. Il y avait sur le bateau beaucoup de richesses ainsi que de l’argent à profusion. Après une longue attente, le commandant de la galée, son équipage et les commerçants à bord furent d’avis de lever l’ancre quoi qu’il advînt.

Le 15 tebet, nous quittâmes Rhodes. Six jours plus tard, nous étions devant Alexandrie. Nous traversâmes Alexandrie, car le patron voulait éviter de laisser enfermer son navire dans la ville, en attendant de voir comment la situation évoluerait. Nous allâmes donc jeter l’ancre à Aboukir, où l’espace est grand et les eaux peu profondes, entre Rosette et Alexandrie, sur la route du Caire. Nous mouillâmes l’ancre loin de la côte à quatre milles.

[Les juifs décident alors d’aller passer le samedi à Alexandrie, sur un petit bateau. Mais celui-ci se trouve bloqué par l’émir d’Alexandrie, puis pris dans une violente tempête.]

Dès que la mer fut calmée, le commandant envoya des secours pour évacuer tous les passagers de notre bateau en mauvais état et très abîmé. Le lundi, nous réintégrâmes la galée, où nous attendîmes le retour des messagers avec le sauf-conduit accordé par le roi. [Lorsqu’ils revinrent], le vent était tombé, ce qui empêcha le bateau de sortir du port d’Aboukir. La grande majorité des commerçants, juifs compris, décida de se sauver et d’emprunter la voie terrestre. Nous débarquâmes à Aboukir à l’aide de barques, et de là nous nous rendîmes à Alexandrie par voie de terre. Nous avons fait un trajet de dix-huit milles à pied, faute de mulets. Nous sommes arrivés épuisés, à bout de forces, à Alexandrie, au soir du 14 shevat. (…)

Le dimanche 11 nissan, nous quittâmes Gaza à dos d’âne et arrivâmes ce même jour dans un petit village où nous passâmes la nuit, à deux parasanges d’Hébron. Le lendemain, nous arrivâmes à Hébron, petite ville sur les flanc de la montagne, que les musulmans appellent Al-Khalil. (…) A Hébron vivent environ vingt chefs de famille [juifs], tous rabbanites ; la moitié descend de marranes venus il y a peu se réfugier à l’ombre de Dieu. Nous quittâmes Hébron le mardi 13 au matin. Hébron est à une demi-journée de marche de Jérusalem. De Gaza à Hébron, il faut compter un jour de marche. (…) Nous arrivâmes aux portes de Jérusalem et entrâmes dans la ville le 13 du mois de nissan 5248 à midi.

Publié dans : Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en terre sainte, XIIe – XVIe siècle, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1997.

1) Dans le calendrier juif, le compte des années commence 3761 ans avant notre ère. L’année compte douze mois. Les mois mentionnés ici sont les suivants : hechvan (29 jours), kislev (29 ou 30 jours), tévet (29 jours), shevat (30 jours), adar (29 ou 30 jours), nisan (30 jours). Le mois de hechvan correspond au mois de novembre, celui de nisan à avril.

2) Le château Saint-Pierre à Bodrum, sur le continent en face de l’île de Rhodes.

3) Zamzin, ou Djem, frère cadet du sultan Bayezid II, avait tenté de prendre le pouvoir à la mort de leur père Mehmet II. Vaincu, il s’était réfugié au Caire, puis en France de 1482 à 1488. Après avoir séjourné auprès du pape Alexandre VI, il mourut à Naples en 1495.

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Routes terrestres et maritimes de Paris vers l’Asie (milieu XVIIe siècle)

Jean-Baptiste Tavernier, né à Paris en 1605, fils d’un marchand protestant émigré d’Anvers, commence ses voyages en 1631, d’abord comme agent diplomatique, puis comme marchand. Il se rend en Perse, sa destination la plus fréquente, et parvient jusqu’en Inde et à Ceylan. Retiré des voyages en 1669, il entreprend la rédaction de ses Relations, publiées pour la première fois en 1676. Des affaires familiales et, peut-être, la révocation de l’Édit de Nantes le poussent à partir à nouveau, cette fois par la Russie ; il meurt à Moscou en 1689.

« Des routes que l’on peut prendre en partant de France pour aborder en Asie et aux lieux d’où l’on part d’ordinaire pour Ispahan »

« Les voyages ne se font pas dans l’Asie comme dans l’Europe, ni à toutes les heures ni avec la même facilité. On n’y trouve pas de voitures ordinaires toutes les semaines de ville en ville et de province en province, et les pays y sont fort différents. On voit dans l’Asie des régions entières incultes et dépeuplées, ou par la malignité du climat et du terroir, ou par la paresse des hommes qui aiment mieux vivre pauvrement que de travailler. Il y a des vastes déserts à traverser, et dont le passage est dangereux par le manque d’eau et par les courses des Arabes. On ne trouve pas dans l’Asie des gîtes réglés, ni des hôtes qui prennent soin de loger et de bien traiter les passants. (…) Toutes ces incommodités et ces risques qu’il faut essuyer les [les voyageurs] obligent à suivre les caravanes qui vont en Perse et aux Indes, et qui ne partent que de certains lieux et en certains temps.

Ces caravanes, dont je ferai ailleurs la description avec celle des caravansérails, partent de Constantinople [Istanbul], de Smyrne [Izmir] et d’Alep ; et c’est à l’une de ces trois villes où doivent se rendre ceux qui ont le dessein d’aller en Perse, soit qu’ils se joignent aux caravanes soit qu’ils veuillent se hasarder de faire seuls le chemin avec un guide, ce que j’ai fait une fois. Voici les routes que l’on peut tenir en partant de Paris pour se rendre à ces trois villes.

Je commencerai par Constantinople, où l’on peut aller par terre et par mer ; et par l’une et l’autre de ces voies, il y a deux routes. La première est celle de terre, et je dirai seulement que, lorsqu’on est à Vienne, on est à peu près à la moitié du chemin de Paris et de Constantinople. La seconde route est moins fréquentés, mais elle est d’ailleurs moins incommode et moins dangereuse, parce qu’il n’est pas besoin de passeports de l’empereur, ce qu’il n’accorde pas facilement ; et qu’on ne court point le risque des corsaires de Tunis, ou d’Alger, ou d’autres lieux, comme quand on s’embarque à Marseille ou à Ligourne [Livourne]. Par cette route il faut se rendre à Venise, et de Venise à Ancône, d’où il part toutes les semaines plusieurs barques pour Raguse [Dubrovnik] ; au lieu que, de Venise, il en part rarement pour le même lieu. De Raguse, on va le long le la côte à Durazzo [Durrës], ville maritime d’Albanie, d’où le reste du chemin se fait par terre. On passe à Albanopoli [Elbasan], éloignée de trois journées de Durazzo, à Monestier [Monastir], dans une égale distance d’Albanopoli ; et, de Monestier, on peut prendre à la gauche par Sophie et Philippoli [Podliv], ou à la droite par Inguicher [?], à trois journées de Monestier et dix d’Andrinople [Edirne], d’où en cinq jours on se rend par Sélivrée [Silivri] à Constantinople.

Cette dernière route est partie par mer et en partie par terre. Mais il y en a deux autres entièrement par mer, au-dessus et au-dessous de l’Italie, selon la distinction que l’Antiquité faisait des deux mers qui en font une presqu’île. On peut s’embarquer à Venise et, faisant voile le long du golfe où il n’entre point de corsaires, on va doubler le cap de Matapan, qui est la pointe la plus méridionale de l’Europe, pour passer dans l’archipel. L’autre route est par Marseille ou Ligourne, d’où il part bien souvent des vaisseaux pour le Levant. Pour être plus en sûreté contre les corsaires, il faut prendre occasion du passage des deux flottes anglaise ou hollandaise, qui se rendent d’ordinaire à Ligourne au printemps et à l’automne, et qui se partagent vis-à-vis de la Morée pour se rendre aux lieux où chaque vaisseau est destiné. Selon les vents qui règnent, ces flottes passent quelquefois entre l’île d’Elbe et l’Italie et par le phare de Messine ; quelquefois aussi, elles prennent le large au-dessous de la Sardaigne et de la Sicile et vont reconnaître l’île de Malte. Ainsi, jusqu’à la vue de Candie [Iraklion], il n’y a qu’une même route pour Constantinople, pour Smyrne et pour Alexandrette, dont Alep n’est éloignée que de trois petites journées ; et c’est à l’une de ces trois villes d’Asie où il faut nécessairement aborder pour aller en Perse.

Il y en a quelques-uns qui prennent la route d’Egypte par Alexandrie, Le Caire et Damiette, d’où il part souvent des barques pour Jaffa ou Saint-Jean d’Acre qui en est proche, et de là ils vont à Jérusalem et à Damas, d’où ils se rendent à Bagdat ou Babylone, comme je dirai ailleurs. Quand on ne veut pas attendre le départ des flottes, et qu’on ne veut pas se hasarder sur un vaisseau seul de peur des corsaires, on peut prendre un brigantin de Ligourne à Naples, et de Naples à Messine, sans s’éloigner des côtes, et allant tous les soirs coucher à terre. J’ai fait aussi cette route, et je fus de Messine à Syracuse (…). De Syracuse, je fus à Malte sur les galères qui y retournaient chargées de provisions de bouche ; et il faut attendre là l’occasion de quelque vaisseau qui aille au Levant. »

Jean-Baptiste TAVERNIER, Les six voyages de Turquie et de Perse, Paris, F. Maspero, 1981, t. 1, p. 39 – 43.

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La guerre de course sur les côtes du Levant, au début du XVIIe siècle

Corsaire au service de l’Ordre de Malte dont il est fait chevalier, Alonso de Contreras, d’origine espagnole, sillonne durant plusieurs années la Méditerranée à la recherche de navires à prendre aux Ottomans ou aux Maures, et longe parfois les côtes pour en surprendre au mouillage. C’est ce qu’il fait le long de la côte du Proche-Orient. Il rédigera ses mémoires en 1633, une trentaine d’années après les événements. Il navigue d’abord vers Alexandrie.

« Je ne trouvai rien sur cette côte et je passai à la ville de Damiette, qui est en Egypte, entrant dans fleuve Nil pour voir si je tomberais sur quelque bateau chargé. Mais je ne rencontrai rien. Je traversai jusqu’à la côte de Syrie à cent trente milles. Je parvins au rivage de Jérusalem, à vingt-quatre milles de cette sainte cité. J’entrai dans le port de Jaffa et pris quelques barques dont l’équipage s’enfuit. De là je passai à Césarée, sur la même côte, de là à Haïfa ; sur une pointe de ce port, il y a un ermite, à une portée d’arquebuse de la mer ou un peu moins, au lieu où, dit-on, Notre-Dame se reposa quand elle s’enfuit en Egypte. J’allai plus avant, jusqu’au port de Saint-Jean-d’Acre, et il y avait des bateaux dedans, mais ils étaient grands et il me fallut pousser au-delà jusqu’à la ville de Beyrouth. Je la passai et arrivai à celle de Tyr. Ces deux villes et port sont à un homme puissant qui reconnaît à peine le Grand Turc : on l’appelle l’émir de Tyr. Un de ses frères, étant venu à Malte, y fut festoyé et régalé, et s’en retourna avec des grands présents que lui fit la Religion ; et de même sont reçus et régalés les navires de Malte dans ses ports. Si par hasard les princes chrétiens voulaient entreprendre une expédition à Jérusalem la très sainte, ils auraient l’avantage de tenir ces deux ports et d’avoir pour amis ces deux hommes, qui peuvent mettre en campagne trente mille combattants, la plupart à cheval. J’entrai donc dans le port de Tyr et, comme ils virent que j’étais de Malte, le gouverneur me régala, car l’émir n’était pas là, et me donna des rafraîchissements.

Je repassai devant la grande ville de Tripoli de Syrie, mais au large pour que les deux galères qui y sont n’en sortissent. Nous allâmes à l’île de Taryous qui est en face et peu distante de la côte de Galilée : c’est une petite île plate et fleurie toute l’année. On dit que Notre-Dame et saint Joseph vinrent s’y cacher d’Hérode ; je m’en remets à la vérité. J’espalmai [il accoste pour enduire la carène de suif] là mes frégates et nous mangeâmes maints pigeonneaux, car une infinité de pigeons y font leurs nids dans des creux qui doivent avoir été jadis des citernes.

Dans ces parages, il va de soi que je faisais toujours bonne garde. Mes vedettes me signalèrent qu’un bateau approchait ; je fus le reconnaître : c’était un caramoussal [bâtiment de commerce] turc. Je mis en bon ordre mes gens et, quand il approcha de l’île, je sortis à sa rencontre. Il se battit très bien, comme savent faire les Turcs, mais se rendit à la fin, après m’avoir tué quatre matelots et un soldat. Des leurs, treize étaient morts. Tant vifs que blessés, je pris vingt-huit personnes et parmi elles un Juif avec toute sa boutique de bagatelles, car c’était un mercanti. Le navire portait une cargaison de savon fin de Chypre et d’un peu de lin. Je fis passer à son bord tout l’équipage de l’autre frégate, la lui fis prendre en remorque et l’envoyai à Malte, parce que, pour garder deux frégates, il manquait beaucoup trop de monde ; je restai donc avec la mienne, bien armée. »

Mémoires du capitàn Alonso de Contreras. Paris, Ed. Viviane Hamy, 1990, pp. 74 – 75.

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La guerre de course contre les Maures et les Ottomans

Au tournant des années 1600, la Méditerranée est le théâtre de coups de mains et de violences continuelles entre les Européens (Espagnols, Ordre de Malte, Principautés italiennes), les Ottomans et les Maures. Alonso de Contreras, aventurier et guerrier espagnol au service de l’Ordre de Malte raconte quelques-uns des coups de main qu’il réalisa à cette époque.

« Cette nuit-là, je poursuivis mon voyage, le cap sur la Berbérie, et au matin j’étais dans les Sèches [des bancs de sable], à dix milles au large. Il s’y trouvait une galiote de dix-sept bancs, qu’il ne me fit pas plaisir de voir. Lorsqu’elle m’aperçut, elle arbora un étendard vert à trois croissants qui touchait la mer. Mes gens commençaient à s’émouvoir et le patron de s’écrier : « Aïe de moi ! nous voilà esclaves ! C’est la galiote de Saïd Mami de Tripoli. » Mais je le remis à sa place : « Sus, enfants ! dis-je. Aujourd’hui nous tenons une bonne prise. ! » Puis je mis en panne pour me préparer, parai ma moyenne [grosse couleuvrine de calibre 6] et la bourrai de clous, de balles et de petits sacs de pierrailles, disant : « Laissez-moi faire ! Cette galiote est à nous. Que chacun tienne son épée et sa rondache au côté. Les soldats à leurs mousquets ! » (car j’en avais huit qui étaient espagnols et en qui j’avais confiance).

Je commençai d’avancer vers la galiote. Elle se tenait coite et faisait bien, puisque je ne pouvais fuir, encore que ce fût l’avis de plusieurs, mais c’eût été ma ruine totale, sans compter l’infamie. Je leur dis : « Amis, ne voyez-vous pas que d’ici aux terres chrétiennes, il y a cent vingt milles et que ce bateau est renforcé, qu’en quatre coups de rames il nous jettera le grappin, et qu’à fuir nous leur donnons du courage ? Laissez-moi faire : moi aussi, je tiens à la vie. Voyons ! Au moment de les aborder, nous les élongerons et leur lâcherons notre décharge de mousqueterie. Ils se mettront à plat ventre pour la recevoir et, quand ils se lèveront pour nous envoyer la leur, je leur tire la moyenne, dont je me charge, et je les rase. » Cela parut bien à mes gens et, arborant notre bannière, nous allâmes les assaillir avec tant de vaillance qu’ils en restèrent stupides.

Voyant ma résolution, alors que nous étions déjà proches d’elle, la galiote se met en fuite ! Je la poursuis durant plus de quatre heures ; mais, ne pouvant la joindre, je fais arrêter la vogue et manger mes gens. La galiote fait de même sans s’éloigner. Je recommence à donner la chasse et elle à la recevoir, jusqu’au soir, que la chose recommence. Nous restons cois toute la soirée et la nuit, bien gardés, afin de voir si elle s’en irait dans l’obscurité et si je pourrais reprendre mon voyage pour la Cantara.

Avant le jour, je fis manger un morceau à mes gens et leur distribuai du vin pur pour leur donner du cœur quoi qu’il arrivât. Le matin venu, je me trouvais à portée d’arquebuse. Je mets la proue sur les ennemis, les gagne de vitesse et tire ma mousqueterie. A force de poigne ils s’enfuient ; je les poursuis de même et ne les lâche pas, jusqu’à tant que je les force de se mettre à la côte au pied de la forteresse de Djerba, où ils sautent à terre, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture, parce qu’il y a peu de fond par là. Et là, encore qu’on me tire quelques coups d’artillerie, je ne laisse pas pour autant d’envoyer une amarre à la galiote et de la remorquer hors de portée des canons.

Ils y avaient laissé deux esclaves chrétiens, l’un majorquin et l’autre sicilien de Trapani. J’y pris quelques petites choses, comme escopettes, arcs, flèches et quelques habits ; j’en tirai les voiles et la bannière ; quant au navire, avec force petites choses dont je ne voulus m’emparer pour ne point charger la frégate, je l’incendiai. Nous partîmes de là pour la Cantara. »

Mémoires du capitàn Alonso de Contreras. Paris, Ed. Viviane Hamy, 1990, pp. 51 – 53.

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La prise de la Mahomette (Hammamet, Tunisie)

Dans la guerre de course et de pillage que se livrent les Turcs et les Espagnols en Méditerranée, Alonso de Contreras, soldat et aventurier qui sillonna pour le compte de divers seigneurs et pour l’Ordre de Malte la Méditerranée, raconte la prise d’une ville en Berbérie (Tunisie), en 1601. Il a alors 19 ans et ses souvenirs sont rédigés en 1633.

« Aussitôt après, dans cette même année, qui était 1601, les mêmes galères se rendirent en Berbérie pour une autre entreprise. Je m’y embarquai en qualité d’aventurier, comme au précédent voyage. Nous approchâmes et nous prîmes une cité appelée la Mahomette de la manière qui s’ensuit :

Nous arrivâmes en vue de la terre la nuit avant cette entreprise et cheminâmes un petit peu jusqu’au matin. Quand nous nous trouvâmes fort proches, le général nous ordonna de nous mettre des turbans autour de la tête et de désarborer les trinquets [les mâts avec les étendards], de façon que nous parussions être les galiotes de Morato Reis [un corsaire turc, mais les noms donnés par les Espagnols ne distinguent pas bien les personnes auxquelles ils font allusion] : et les Maures le crurent d’autant plus que nous avions montré des bannières et des gaillardets turcs et que nous jouions du tambourin et du hautbois à la turque. De la sorte, nous mouillâmes tout près de la rive et les habitants de la ville, qui se trouve sur la même langue d’eau où nous étions, de sortir presque tous, enfants, femmes et hommes. On avait choisi trois cents des nôtres pour le coup de main et ils ne furent point paresseux à l’accomplir : prestement ils assaillirent la porte, l’emportent, et voilà la ville prise. Je fus un de ces trois cents. Nous cueillîmes toutes les femmes et les enfants, et quelques hommes seulement, car beaucoup s’enfuirent ; puis nous entrâmes et nous mîmes tout à sac, mais le butin fut mauvais, car ce ne sont que de pauvres vagabonds. On embarqua sept cents âmes et le méchant butin. Soudain arrivent à leur secours plus de trois mille Maures tant à cheval qu’à pied : nous mettons le feu à la citadelle et nous sautons en bateau. Tout cela nous coûta trois chevaliers et cinq soldats qui se perdirent par cupidité. Nous revînmes à Malte contents, et je gaspillai le petit peu que j’avais gagné. C’est que les quiracas [les prostituées] de ce pays sont si belles et si rusées, qu’elles se font maîtresses de tout ce que tiennent les chevaliers et les soldats. »

Mémoires du Capitàn Alonso de Contreras. Paris, Ed. Viviane Hamy, 1990, pp. 43 – 44.

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Les mœurs des soldats autour de 1600

Alonso de Contreras, dans ses mémoires, donne de nombreux détails sur les expéditions et querelles auxquelles il fut mêlé. Dans celle qui suit, il est de retour d’une campagne maritime fructueuse en Méditerranée et il en dépense sa part dans les cabarets de Palerme.

« Nous arrivâmes à Palerme avec toutes nos richesses, dont le vice-roi se réjouit beaucoup et nous donna les parts qu’il voulut bien. Avec la liberté dont nous jouissions pour être leventes [corsaires du Levant] du vice-roi et l’argent que nous possédions, personne qui osât se mesurer avec nous autres et nous allions de cabaret en cabaret et de maison en maison.

Un soir nous étions à festoyer dans une auberge, selon notre coutume. Au cours de la godaille, un de mes compagnons (car nous étions trois) s’écria : « Apporte ici de quoi manger, bougre ! – Tu as menti par la gorge ! » répondit l’hôte. Là-dessus mon compagnon ture une dague et le frappe, de façon que l’autre ne se leva plus.

Tous les gens du logis de nous courir sus avec des broches et d’autres armes, et il nous fut là bien grand besoin de savoir nous défendre. Nous fîmes retraite en l’église de Notre-Dame-de-Gruta, où nous nous tînmes réfugiés jusqu’à tant de voir comment le vice-roi prendrait la chose. Ayant su qu’il avait déclaré qu’il nous pendrait s’il nous prenait, je dis : « Frères, mieux vaut saut dans le maquis que prières de bonnes gens. » Alors réunissant nos misères, nous en fîmes argent et envoyâmes quérir nos arquebuses sans dire pourquoi.

Quant elles furent apportées, comme l’église était au bord de la mer, sur le port même, je me prévalus de mes connaissances maritimes et jetai les yeux sur une felouque [petit bâtiment à deux mâts et à rames] chargée de sucre. Et à minuit, je dis à mes camarades : « C’est l’heure. Que Vos Grâces s’embarquent ! – Mais nous serons entendus ! dirent-ils. – Il n’y a dans la felouque que le mousse qui la garde. » Là-dessus nous entrons dans la felouque et, couvrant de la main la bouche du garçon, nous levons l’ancre en lui disant : « Tais-toi ou nous te tuons ! » Puis nous prenons nos rames et commençons à sortir du mouillage.

Passant près du château, on nous hèle : « Oh ! de la barque ! – Barque de pêche ! » répondons-nous en italien, et l’on ne nous dit plus rien. Je mets la proue sur Naples, à trois cents milles de mer, et grâce à Dieu nous y parvînmes sans danger en trois jours. Vint le garde du port pour la patente : nous lui contâmes la vérité et que, de peur d’être pendus par le duc de Maqueda, nous nous étions enfuis comme je l’ai conté. Le vice-roi était le vieux comte de Lemos ; il avait fait capitaine de l’infanterie son fils le señor Don Francisco de Castro, qui par la suite fut vice-roi de Sicile et qui est aujourd’hui comte de Lemos, quoique moine. Le comte voulut nous voir et nous trouvant bonne mine et galants, il commanda de nous enrôler dans la compagnie de son fils et que la felouque fût renvoyée à Palerme avec sa cargaison de sucre. On nous appelait à Naples les leventes du duc de Maqueda et l’on nous tenait pour des hommes sans âmes. »

Mémoires du Capitàn Alonso de Contreras. Paris, Ed. Viviane Hamy, 1990, pp. 33 – 34.

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Une révolte d’esclaves à Malte

Alonso de Contreras, aventurier et chevalier de Malte, ramène de l’une de ses expéditions dix-sept esclaves d’Afrique du Nord pris lors de l’abordage d’un navire au large de Tripoli. Ces esclaves sont détenus avec d’autres et occupés au service de notables ou de la population. Peu de temps après, profitant d’une fête, un groupe de ces esclaves tente de fuir et Contreras se lance à leur poursuite. Il rédige ses mémoires en 1633, mais l’événement se situe au début du siècle, alors que Contreras a une vingtaine d’années.

« (…) J’entendis tirer une pièce du château de Saint-Elme, chose nouvelle, puis une autre tout aussitôt. Je saute dans la rue : on criait : « Les esclaves du four de la Religion (où l’on fait le pain pour tout le monde) sont en fuite ! » Je cours sur-le-champ au Borgo où je tenais ma frégate, pensant y trouver mes gens, mais en vain : ils étaient allés à San Gregorio. Alors je rassemble de ces bateliers qui gagnent leur vie à passer les gens, et arme la frégate sans y mettre rien de plus que la moyenne [grosse couleuvrine de calibre 6] et des demi-piques. Puis je sors du port à la poursuite des esclaves qui se sauvaient dans une bonne barque avec un drap de lit en guise de pavillon.

Arrivant près d’eux, je leur crie : « Rendez-vous ! » Ils répondent sans vergogne : « Approche ! » Ils étaient vingt-trois et s’étaient munis de trois arcs avec une quantité de flèches, deux cimeterres et plus de trente broches. Je recommence à dire : « Voyons ! Je vais vous envoyer au fond de l’eau ! Rendez-vous : on ne vous fera pas de mal ; vous étiez bien obligés de chercher la liberté. » Mais ils refusent, disant : « Nous voulons mourir, puisque la liberté nous a abandonnés. » Là-dessus je mets le feu à la moyenne et du coup j’en démolis quatre. Les abordant, ils m’envoient une pluie de flèches qui me tuent un marinier en m’en blessent deux. Mais, sautant dans la barque, je les fais passer dans la frégate, les mains liées, prends leur bateau en remorque. J’en avais estropié un qui était le chef et il se mourait de ses blessures : avant qu’il trépassât, je le pendis par un pied et rentrai dans le port, l’homme à ma vergue.

Tous les habitants de la ville étaient sur les murailles, y compris le grand-maître qui s’en était revenu en entendant la canonnade. Les esclaves emportaient plus de douze mille ducats d’argent et de joyaux à leurs maîtres, car, nonobstant qu’ils fussent partis du four, quatre seulement y étaient employés ; les autres étaient à des particuliers.

Je gardai pour moi ce que je sais bien [Contreras ne rend pas tout de sa prise] ; je sautai à terre, baisai la main au grand-maître. Il prisa fort le service que j’avais rendu et commanda de me donner deux cents écus. Toutefois si je ne m’étais payé de ma main, je n’aurais pas touché un réal, parce que les senores maîtres des esclaves, qui étaient tous conseillers, m’attaquèrent ; bien mieux, l’un d’eux me fit un procès pour que je lui payasse l’homme que j’avais pendu. Mais cela n’y fit ni chaud ni froid : le pendu le resta (…). »

Mémoires du capitàn Alonso de Contreras. Paris, Ed. Viviane Hamy, 1990, pp. 54 -55.

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L’éruption du Vésuve de 1631

Dans ses Mémoires, le Capitàn Alonso de Contreras (1582 – 1641), décrit l’éruption du Vésuve à laquelle il a assisté. Témoin direct des événements, il dresse un portrait précis de la catastrophe et de ses conséquences humaines et matérielles. Il est alors en garnison dans la petite ville de Nola, aux ordres du vice-roi de Naples. Son texte a été rédigé en 1633.

« J’y étais bien tranquille, lorsqu’un matin, le mardi 16 décembre, à l’aube, voilà que s’élève un grand panache de fumée sur la montagne de Soma que d’autres nomment le Vésuve, et au début de la journée voilà le soleil qui commence de s’obscurcir, le tonnerre de gronder, les cendres de pleuvoir. Or, sachez que Nola est presque au pied du mont, à quatre milles ou moins ! Lorsqu’ils virent que le jour se changeait en nuit et que la cendre tombait, les gens de trembler : ils commencèrent du vider le pays. Et si horrible que fut cette nuit-là, que je ne peux croire qu’au jour du Jugement il en puisse être une semblable : outre la cendre en effet, il pleuvait de la terre et des pierres de feu, telles que les scories que les forgerons tirent de leurs forges, mais dont certaines étaient aussi grandes que la main, d’autres plus petites, ou plus grosses. Au milieu de tout cela un tremblement de terre continuel, au point que dans la nuit trente-sept maisons croulèrent et qu’on entendait les cyprès et les orangers se déchirer, comme si on les eût fendus avec une cognée. Tout le monde criait : « Miséricorde ! » c’était terrible à entendre.

Le mercredi, il ne fit quasi point jour : il fallait tenir les chandelles allumées. Moi, je sortis dans la campagne avec une escouade de soldats, rapportai sept charges de farines et ordonnai de cuire du pain, grâce à quoi furent secourus beaucoup de ceux qui étaient sortis des maisons afin de ne pas se trouver sous les toits. Il y a, dans ce pays deux couvents de nonnes, lesquelles ne voulurent se mettre hors de leur logis, encore que le vicaire leur en eût donné licence avant que de s’enfuir lui-même : les deux couvents croulèrent, mais sans faire de mal à aucune religieuse, pour ce qu’elles étaient dans l’intérieur de l’église à prier Dieu.

[Contreras doit calmer ses soldats qui veulent quitter la localité, ce qu’il autorise mais, finalement, tous restent avec lui.]

Nous passâmes cette journée-là, partie dans la nuit, partie dans le demi-jour. Des spectacles pitoyables, il y en avait tant, que cela n’est pas facile à dire ni à croire. Imaginez le peu de gens qui étaient demeurés, les femmes échevelées les bambins, tout cela ne sachant pas où s’abriter et attendant la nuit naturelle. Ici, s’écroulaient deux maisons ; là, une autre brûlait ; et de quelque côté qu’on voulût sortir, c’était impossible parce qu’on enfonçait dans les cendres et la terre qui en était tombées le jeudi matin. L’eau s’était mise de la partie, encore que le feu n’arrêtât point, non plus que la pluie de cendres et de terre. De la montagne naquit soudain une rivière si grosse que le seul bruit en faisait peur. Voilà qu’un bras s’en achemine vers Nola : moi, je prends trente soldats et des gens du pays munis de pelles et de pics, et nous mettons à faire une tranchée, si bien que le flot s’ouvre une route de l’autre côté, donne sur deux hameaux, les enlève comme fourmis avec tout le pâturage et le gros bétail qui ne peut s’enfuir. Sur quoi je songeai que, si je m’en fusse allé quand les soldats le voulaient, le pays tout entier eût été noyé.

Le vendredi, Dieu voulut que tombât l’eau du ciel : mêlée à la terre et à la cendre, elle fit un mortier si fort qu’il était impossible de l’entamer au pic ou à la pioche. Mais on en eut quelques consolations, car, si le feu nous pressait, nous avions ainsi par où sortir.

Le samedi croula presque tout le quartier où était la compagnie ; pourtant personne n’eut de mal, parce que les soldats aimaient mieux restés exposés à l’eau et à la cendre sur la place, qu’à l’abri dans le quartier et dans la grande église qui était lézardée et qui se démenait, en raison des tremblements de terre qu’il y avait, comme l’eau dans la bouche de ceux qui se la rincent.

Le dimanche me parvint un ordre du compte, qui m’avait cru tout perdu pour ce qu’on n’avait pu passer jusqu’à nous : il me commandait de sortir du pays et de gagner Capoue. Encore qu’il me peinât, certes, de laisser ces nonnains qui en me voyant partir, allaient perdre courage, il me fut force d’obéir, afin que, s’il arrivait quelque chose, je n’en fusse pas inculpé. Je partis donc avec ce que j’avais sur le dos, car, eût-on voulu emporter un coffre, on n’eût rien eu pour cela. Quand nous parvînmes à Capoue, nous faisions peine à voir, si fort défigurés qu’on nous eût pris pour des travailleurs de l’enfer ; la plupart déchaux, les habits à demi brûlés et pareillement les corps. Nous nous refîmes là huit jours et y fêtâmes Noël, quoique le Vésuve vomît toujours du feu. »

Mémoires du Capitàn Alonso de Contreras. Paris, Ed. Viviane Hamy, 1990, pp. 190 – 193.

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