Le courrier colonial : Indian and Australian mail.

Le reportage de Jean du Vistre, envoyé spécial de l’Illustration, nous donne, par le menu, les étapes successives de l’embarquement du courrier de la Malle des Indes à Douvres et à Calais.

« Janvier 1881
L’envoyé spécial de l’illustration assiste au départ de la Malle.

Le reportage de Jean du Vistre nous donne, par le menu, les étapes successives de l’embarquement du courrier de la Malle des bides à Douvres et à Calais. Véritables “Choses vues”, il nous fait vivre l’atmosphère fébrile de ces ports, leur agitation autour des paquebots de la Malle dans les dernières années du xix’ siècle.

C’est de Londres, Holborn- Viaduc (City Terminal), à 7h 25 du math., que part tous les jours, dimanches compris, le service express de la Malle de jour , The Day Mail Express Service, qui constitue le service ordinaire et quotidien entre l’Angleterre et la France, via Calais et Paris. Même le dimanche, entendez-le bien.

Dans l’Angleterre puritaine où la vie publique et privée s’arrête, comme suspendue, pendant toute la durée du jour dominical cette exception dit suffisamment l’importance qui s’attache à ce service.

C’est de Londres également, de la même gare, c’est-à-dire de la Cité que part tous les jours, à 8 h 15 du soir (heure de Greenwich) le service ordinaire de la Malle de nuit.

La Malle des Indes n’a pas de train spécial. Elle emprunte tout simplement le train du service ordinaire et nécessite à peine une augmentation légère du matériel un léger renfort aux équipes du personnel.

La Malle des Indes part tous les huit jours, le vendredi. Mais tous les vendredis, elle n’est point pareille. Son importance est déterminée par les départs des paquebots de Brindisi. Pour la Péninsule indienne, pour Bombay, Ceylan, Calcutta des bateaux partent chaque semaine ; pour l’Australie, chaque quinzaine seulement.

Donc tous les huit jours, c’est « la Malle ordinaire »; tous les quinze jours, la grande Malle :
Indian and Australian mail.

La jetée, le Pier est à deux étages et à trois fins. L’étage supérieur est une promenade; l’étage inférieur, une gare de chemin de fer et un quai d’arrivée pour deux trains et, pour ainsi dire, en deux volumes. Le matin, partent les correspondances, drainées sur toute l’Angleterre pendant la semaine; le soir, les correspondances du dernier jour, de la dernière heure, de la dernière minute, qui constituent un peu plus de la moitié de la Malle. Sur une expédition de 615 sacs, la Malle du soir représentait, le jour où nous l’avons accompagnée, prés de 400 sacs.

C’est sur le quai de Douvres, Admiralty Pier, et sur la jetée de Calais, qu’il faut se placer, le matin et le soir, pour voir et comprendre exactement le mouvement et le mécanisme, si simple et pourtant si puissant, de ce service énorme, dont, à première vue, on a peine à mesurer l’énormité. De chaque côté du Pier sont des appontements où les navires peuvent accoster et déposer ou prendre leur chargement. Par les vents du sud, c’est sur le côté inférieur du quai que les navires abordent. Par les forts vents du nord-est, qui sont d’ailleurs assez rares, c’est sur le côté extérieur de la jetée que se font les « accostages ».

C’est un bateau français qui le matin, fait le service de Douvres à Calais. C’est le Calais- Douvres, navire étrange, formé de deux coques jumelles reliées par un immense pont à deux étages, et qui vu à distance, présente avec ses quatre cheminées et ses rotondes, un aspect monumental.

Dès 7 h du matin, le navire est à quai ; les cheminées fument, la vapeur gronde, les chaudières sont en pression; à 9h, les passagers arrivent ; les bagages sont arrimés sur le pont, où, cependant, on réserve un large espace, bien à couvert, pour les sacs de dépêches.

Les « ambulants » anglais, plus commodes que les nôtres – et dont la poste française est en train d’adopter le modèle – sont à soufflets, c’est- à-dire ouverts à chaque extrémité communiquant par une porte ouverte sur une plate-forme avec les cars, – ou wagons de voyages – qui contiennent les sacs. Dans les deux heures qui suffisent au trajet de Londres à Douvres, les lettres de la dernière heure, les journaux du soir, parus un quart d’heure avant le départ du train, sont manipulés, classés, paquetés, mis en sac. Cela fournit, à ce que nous dit le chef de l’ambulant, dix, douze, quinze, vingt sacs. Le travail se fait par les mêmes procédés, et peut-être avec plus de vitesse encore, parce que l’installation est plus commode et plus confortable que dans les ambulants français. Dans ces boîtes capitonnées de cuir vert, les employés sont vraiment plus à l’aise que dans les wagons français; une sellette mobile, vissée sous la table, permet à l’employé de s’asseoir, à cheval pour ainsi dire, devant son bureau. Les sacs, aussitôt fermés et cachetés, sont immédiatement évacués dans les fourgons attenants. L’encombrement formidable qui entrave les mouvements des employés français ne se produit donc pas.

Avant même que le train s’arrête, les wagons postes sont ouverts; les employés de la poste prêts transborder les sacs.

Sur le quai les hommes d’équipe du railway poussent des chariots d’une forme particulière, légers, solides, profonds, fermés à claire-voie. Ces chariots sont à leur place, connue d’avance, et le train marche encore que déjà chaque chariot est sous la porte du compartiment qu’il doit desservir, les sacs. prestement enlevés, avec ordre cependant et par « classement de destination », tombent dans les chariots avec une régularité mécanique. L’employé de la poste les compte, jetant d’un cri bref, le chiffre, immédiatement répété par le chef d’équipe du chariot.

Entre-temps, un glissoir en plan incliné – une sorte de caisse ouverte, étroite, profonde, longue – est installée du quai au navire. En haut, les hommes d’équipe jettent les sacs; à chaque sac, un cri d’avertissement: « hep ! » L’employé de la poste compte: « One ! » Le convoyeur de la Malle sur le pont du navire, répète le numéro : « hep ! » « One ! One ! » – « Hep ! » « Two ! Two ! » etc.

Cette manoeuvre dont la précision rapide a quelque chose d’automatique, est enlevée en un instant. Deux cents, trois cents sacs passent en quatre ou cinq minutes des wagons au bateau.

Chaque sac, fermé, ficelé, cacheté, porte son adresse imprimée; pas d’erreur possible. (…) A deux heures moins dix minutes, le chargement est fait, les formalités remplies. Le bateau part majestueux dans sa forme monumentale. On dirait un palais qui marche, laissant derrière lui, sans qu’on voie le moindre mouvement de roue ou d’hélice, un sillage de vagues laiteuses qui n’a pas moins de cinq ou six cents mètres de longueur sur dix mètres de large. Il ne met guère plus d’une heure vingt minutes à franchir le détroit.

Tel est le mouvement, tel est le mécanisme de la Malle de jour. C’est celle qu’il faut étudier si l’on veut se rendre compte du fonctionnement général. Celle du soir, plus pittoresque, plus « empoignante » comme spectacle, saisit davantage l’imagination, mais se dérobe davantage à l’étude par la nuit qui cache les détails.

En haut sur le quai la locomotive siffle, gronde, tousse; en bas, la vapeur mugit, les cheminées vomissent en soufflant, comme un vent de tempête, une fumée rouge où passent des tourbillons d’étincelles. Au fond, les falaises de Douvres où scintillent des tramées de feux.

Et dans ce fouillis d’ombre et de lumière, des ombres humaines qui s’agitent, les chariots qui roulent, les cris brefs de commandement, la voix des hommes d’équipe répétant comme le matin: Hep!- One ! – One! – hep ! Two, Two, etc.

Dix heures sonnent, la Malle des Indes est partie. »

cité dans Des CARS, Jean et CARACALLA Jean-Paul. L’aventure de la Malle des Indes, Denoël, 1996. p. 78-79