Flora Tristan [1803-1844], née à Paris  d’un père péruvien et d’une mère française, a eu une  vie courte  mais qui fut mouvementée et aventureuse. Femme de lettres et  militante socialiste, elle a tiré de ses séjours en Angleterre un ouvrage publié en 1840 « Promenades dans  Londres » , dont le texte ci-dessous est issu.

Vers 1840, Londres est la métropole la plus peuplée au monde avec plus de 2 millions d’habitants, une croissance urbaine provoquée par l’industrialisation et la place occupée par la capitale britannique dans le système économique mondial.

Dans cet extrait, Flora Tristan dénonce les conditions d’hygiène déplorables des pauvres des taudis de Londres, du fait de la mauvaise qualité de l’eau. Militante socialiste, elle en rend responsable les Lords et les « classes aisées qui, à Londres, ne boivent jamais d’eau ». Si le sujet n’était pas aussi grave, le fait qu’elle regrette que les pauvres ne puissent s’acheter de boissons alcoolisées pourrait faire sourire.

 

N.B : Flora Tristan était la grand-mère maternelle du peintre Paul Gauguin.


Il n’existe à Londres aucune de ces fontaines somptueuses et monumentales qui animent les places de Paris et parlent à tous le langage de l’art; mais on rencontre dans beaucoup de rues, des bornes-fontaines en fer et à pompe. Une chaîne de fer est fixée au pilier; au bout pend une cuillère du même métal. Cette cuillère est la coupe économique offerte au pauvre par son seigneur et maître le riche.  » Voyez, chez nous l’eau ne coûte rien au peuple ; il en peut boire commodément et sans aller la puiser à la rivière. » Ainsi parlent les personnes des classes aisées qui, à Londres, ne boivent jamais d’eau.

Dans un pays où l’eau pure est très malfaisante, où il faut faire usage de cordiaux pour résister à l’humidité et au froid, n’est-ce pas le comble de la cruauté de mettre les poissons fermentées hors de la portée du peuple, par les droits énormes dont on les charge ? N’est-ce pas une ironie insultante d’offrir à boire au peuple de Londres l’eau qu’ont souillée tous les égouts de la ville ? Laissez l’entrée libre à l’orge, aux céréales ; ne mettez pas plus de droits sur le vin et la bière qu’il n’en existe en France, alors et seulement alors, aristocratie anglaise, on croira à votre amour pour le peuple, à votre humanité ; alors on vous tiendra compte, on louera même votre bienfaisance de donner gratis aux pauvres l’eau qu’ils ne peuvent payer à la compagnie qui la fournit à la ville.

A dix pas de ma maison était une de ces fontaines; à chaque instant j’entendais le bruit de la chaîne et de la cuillère retombant sur la borne, et je me disais : Voilà un de mes frères qui boit de l’eau, de cette eau de Londres, si fade, si nauséabonde ! Toute l’eau distribuée dans la ville ne provient pas, il est vrai, de la Tamise, mais il n’en est point qui ne débilite l’estomac, et ne donne souvent la dysenterie ou les fièvres ! Ce son dur du fer me brisait le cœur ! il vibrait à mon oreille comme un glas funèbre !
Pauvre peuple ! Dieu te laissera-t-il à la merci de tes lords; de ces lords qui, sans pitié, te voient mourir de cette mort lente et cruelle qui tue, à chaque heure, à chaque instant, la victime se débattant en vain dans son agonie ?

Flora Tristan, Promenades dans Londres,  Paris, 1840, extrait