Le 10 mai 1940, Hitler attaque l’Europe de l’Ouest. La défaite est rapide : le 14 juin, les Allemands envahissent  Paris. L’Occupation commence. Le 22 juin 1940, l’armistice est signée à Rethondes tandis que le gouvernement de Philippe Pétain, formé le 17 juin, s’installe à Vichy.

Divisés depuis 1938 sur l’attitude à adopter face à l’Allemagne nazie, entre la fermeté face à l’Allemagne nazie et la préservation de la paix, les membres de la SFIO sont désorientés. Au nom d’une vieille tradition d’hostilité aux lois constitutionnelles de 1875, certains socialistes expriment leur volonté d’en finir enfin avec la IIIème République pour s’orienter vers un ordre nouveau. Léon Blum, chef de file des  socialistes, peine à convaincre ses camarades de maintenir l’unité et la République. Les 9 et 10 juillet 1940, l’unité des socialistes s’effondre : une majorité de parlementaires de la SFIO vote en faveur des pleins pouvoirs à Pétain, tandis que d’autres, comme Blum et Vincent Auriol, restent fidèles aux principes démocratiques. Sur les 80 parlementaires qui refusent de brader la République, les parlementaires de la SFIO sont trente-six, soit 45% du total. 

Dans l’extrait choisi de ses mémoires, Léon Blum, qui se sent désormais étranger à son propre parti, revient sur les sinistres journées de juillet 1940 qui voient la fin de la République et les pleins pouvoirs votés à Pétain. Le mardi 9 juillet, il assiste impuissant au basculement d’une partie de son camp politique en faveur du nouveau gouvernement dirigé par Laval. Il analyse les ressorts de ce retournement.


[…] La journée du lendemain mardi [9 juillet 1940] devait être occupée par les réunions séparées des deux Assemblées : Chambre le matin, Sénat l’après-midi. L’une et l’autre serait d’ailleurs de pure forme, puisque, sur le principe même de la Révision, aucune contestation n’était plus à prévoir. Nous arrivâmes de bonne heure au Grand Casino, hâtivement aménagé en palais législatif. La salle de théâtre servait de salle de séance tout comme à Versailles ; le hall très vaste qui la précède et la dessert servait de salle des pas perdus. À peine étions-nous arrivés au Casino, à travers des barrages de troupes et de police encore plus fréquents et plus denses, à peine avions-nous mis le pied dans le hall, regardé autour de nous, coudoyé les premiers groupes, et j’avais déjà la perception, la commotion d’un changement. Des hommes que j’avais vu la veille, à qui j’avais parlé, serré la main, n’étaient plus les mêmes. Un changement s’était produit en effet, et il devait s’accentuer encore bien davantage jusqu’au lendemain.

Le spectacle qu’il me faut décrire maintenant est affreux. Des mois se sont écoulés, et aujourd’hui encore, tandis que je l’évoque, la honte me monte au visage et une amertume sert ma gorge. Quelle scène ! Comme je voudrais que le souvenir pût en être aboli ; comme je voudrais surtout l’avoir oublié moi-même ! Les hommes qu’on voyait tournoyer dans ce hall, se grouper, se séparer, se chercher à nouveau, semblaient plongés dans on ne sait quel affreux mélange, dans un bain corrupteur d’une telle puissance que ce qui le touchait à l’instant en sortait empoisonné. Le venin opérait à vue d’œil, on assistait à sa marche. J’ai expliqué dans quelle disposition courageuse, déterminés, j’avais quitté la veille la plupart de mes camarades. Ainsi comme l’avait laissé prévoir, les nouveaux venus, sitôt débarqués, avaient manifesté une résolution encore plus énergique. Tous les élus de Bretagne, par exemple, sans nulle distinction de parti, jetaient feu et flammes ; ils avaient été révoltés, dès le début de l’Occupation, par la mise en train de la machination autonomiste ; ils maudissaient les clauses de l’Armistice ; ils enveloppaient tous les actes et desseins du gouvernement Pétain – Laval dans la même réprobation indignée !… Mais ils étaient maintenant à Vichy. Depuis leur arrivée, ils trempaient, eux aussi, dans le bain vénéneux, et la contagion avait agi. En quelques heures, les pensées, les paroles, les visages mêmes étaient devenus presque méconnaissables. Il semblait, à la vérité, que quelques cinéastes de génie eût voulu peindre dans un « dessin animé » la propagation de la peur. Car le poison qu’on voyait ainsi agir sous ses yeux, c’était la peur, tout bonnement, la peur panique. [… ]

J’avais déjà assisté à ce genre de travail, quoique sur une moindre échelle et dans des moments moins redoutables ; je voyais bien comment avait dû opérer Laval et ses affidés intimes depuis que le parti de la Révision dictatoriale était arrêté. Laval avait entrepris tour à tour, en tête-à-tête, à mesure que l’occasion les mettait sous sa coupe, tous les parlementaires, journalistes, agents quelconques du milieu politique, qu’il sentait accessibles et pénétrables. Il les avait tour à tour, je ne dirais pas convaincus, mais infectés. On doit reconnaître, en toute équité, qu’il est incomparable dans ce maniement, dans ce tripotage d’homme à homme ; c’est même ce don que, ramenant toute chose à sa propre mesure, il confond avec le génie diplomatique ; pour chacun il avait su trouver le langage approprié à son caractère, à sa situation particulière, mais aussi à ses intérêts et à ses besoins. Il avait offert des postes comme jadis il promettait des portefeuilles. Toute révolution politique excite une curée : elle impose, permet des coupes sombres dans les fonctions publiques ; en même temps, elle crée nécessairement de nouveaux organes, répondant au nouveau régime, et qu’il faut pourvoir. Laval avait offert des ambassades, des préfectures, comme des postes de commissaires généraux et de gouverneurs de province. […]

Ainsi, pour se dégager du tourbillon, il n’aurait fallu qu’un moment de sang-froid, qu’un effort de réflexion. Mais on ne réfléchissait pas. On se laissait emporter, comme une foule en panique, par les courants collectifs d’épouvante et de lâcheté. On fuyait la discussion, et même le contact, avec ceux qu’on se désignait déjà du bout du doigt comme les irréductibles, et par conséquent comme les réprouvés, comme les condamnés. J’en faisais l’épreuve aisément, puisque je la faisais sur moi-même. Tel camarade qui, à mon entrée dans la salle, s’était précipité vers moi la main tendue, m’évitait visiblement au bout d’une heure et la composition du groupe où je l’avais aperçu dans l’intervalle, parlant à voix sourde ou écoutant tête baissée, m’aurait permis de nommer à coup sûr l’agent de la contamination. De moment en moment, je me voyais plus seul je me sentais plus suspect. Il ne surnage plus que quelques débris intacts à la surface de la cuve dissolvante. […]

 

L’oeuvre de Léon Blum, Mémoires – La prison et le procès, A l’échelle humaine 1940-1955, Paris, Albin Michel, 1955, extraits pages 82-87