La question de l’union des gauches est un élément incontournable de la vie politique française. Elle se pose en particulier au début des années 30 dans le contexte de l’arrivée d’Hitler au pouvoir et de la montée en puissance des idées d’extrême droite. La crise du 6 février 1934 joue un rôle central dans la naissance du Front populaire.

Le 12 février 1934, la gauche organise au cours de Vincennes une contre-manifestation imposante à laquelle prennent part les communistes et les socialistes, mais dans des cortèges séparés. La situation évolue assez rapidement. Le mois suivant est fondé le comité de vigilance des intellectuels antifascistes qui rassemblent des communistes, des socialistes et des radicaux. Au mois de juin, les dirigeants communistes engagent le dialogue avec la SFIO, dialogue qui aboutit le 12 juillet 1934 à la signature d’un pacte d’unité d’action socialo-communiste. L’année suivante, en juin 1935, le ralliement des radicaux permet alors de créer un comité d’organisation du rassemblement populaire. Un grand défilé d’union est programmé pour le 14 juillet 1935, défilé allant de la Bastille au cours de Vincennes. Cette journée marque la naissance du Front populaire qui comprend alors les partis communiste, socialiste SFIO, socialistes indépendants, radical et les deux confédérations syndicales, la CGT et la CGTU, ainsi que diverses organisations comme la Ligue des droits de l’Homme et le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes.

Malgré des dissensions importantes entre les radicaux et les communistes en particulier, un programme commun de Front populaire est rédigé et publié le 10 janvier 1936 avec un slogan : « paix, pain, liberté ». Une alliance électorale est établie pour le second tour des élections, fixées les  26 avril et 3 mai. Il est alors prévu qu’au second tour, les uns se désistent en faveur du candidat de gauche le mieux placé pour l’emporter. Le 3 mai 1936, la victoire du Front populaire est éclatante. Le Front populaire obtient finalement 386 sièges à la chambre des députés contre 222 pour la droite et le Front national, coalition de droite créée parallèlement au Front populaire. Chef du parti le plus puissant de la gauche, la SFIO, Léon Blum qui a alors  64 ans forme alors son gouvernement, composé de 3 femmes pour la première fois, de socialistes et de radicaux, le 4 juin 1936. Les communistes choisissent de ne pas participer.

C’est dans ce contexte que deux jours plus tard, en tant que président du conseil et un mois après la victoire de la coalition du Front populaire, Léon Blum se présente devant la Chambre. Il annonce qu’il appliquera le programme d’une majorité de rassemblement et non celui du parti socialiste. Dans les extraits choisis, Léon Blum présente son programme ainsi que la vision politique qu’il a de son action. Dans le même temps, il doit faire face à l’antisémitisme virulent qui n’hésite pas à s’exprimer à travers les propos du député de l’Ardèche Xavier Vallat [1891-1972]. Ce dernier restera par la suite fidèle à ses convictions antisémites en devenant sous le régime de Vichy Commissaire général aux questions juives.


Extrait n° 1 : les projets de lois

M. le président. La parole est à M. le Président du Conseil, pour une communication du Gouvernement. (Vifs applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.)

M. Léon Blum, Président du Conseil. Messieurs, le Gouvernement se présente devant vous au lendemain d’élections générales où la sentence du suffrage universel, notre juge et notre maître à tous, s’est traduite avec plus de puissance et de clarté qu’à aucun moment de l’histoire républicaine.

Le peuple français a manifesté sa décision inébranlable de préserver contre toutes les tentatives de la violence ou de la ruse les libertés démocratiques qui ont été son oeuvre et qui demeure son bien. (Vifs applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.)

Il a affirmé sa résolution de rechercher dans des voies nouvelles les remèdes de la crise qui l’accable, le soulagement de souffrances et d’angoisses que leur durée rend sans cesse plus cruelles, le retour à une vie active, saine et confiante.

Enfin, il a proclamé la volonté de paix qui l’anime tout entier.

La tâche du Gouvernement qui se présente devant vous se trouve donc définie dès la première heure de son existence.

Il n’a pas à chercher sa majorité, ou à appeler à lui une majorité. Sa majorité est faite. (Vifs applaudissements à l’extrême gauche, à gauche et sur divers bancs.) Sa majorité est celle que le pays a voulue. Il est l’expression de cette majorité rassemblée sous le signe du Front populaire. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.) Il possède d’avance sa confiance et l’unique problème qui se pose pour lui sera de la mériter et de la conserver. (Applaudissements.)

Il n’a pas à formuler son programme. Son programme est le programme commun souscrit par tous les partis qui composent la majorité, et l’unique problème qui se pose pour lui sera de le résoudre en actes. (Nouveaux applaudissements.)

Ces actes se succéderont à une cadence rapide, car c’est de la convergence de leurs effets que le Gouvernement attend le changement moral et matériel réclamé par le pays.

Dès le début de la semaine prochaine, nous déposerons sur le bureau de la Chambre un ensemble de projets de loi dont nous demanderons aux deux assemblées d’assurer le vote avant leur séparation. (Très bien ! très bien !)

Ces projets de loi concerneront :
– L’amnistie,
– La semaine de quarante heures,
– Les contrats collectifs,
– Les congés payés,
– Un plan de grands travaux (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche), c’est-à-dire d’outillage économique, d’équipement sanitaire, scientifique, sportif et touristique (Très bien ! très bien !),
– La nationalisation de la fabrication des armes de guerre (Vifs applaudissements à l’extrême gauche, à gauche et sur plusieurs bancs au centre),
– L’office du blé qui servira d’exemple pour la revalorisation des autres denrées agricoles, comme le vin, la viande et le lait (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs),
– La prolongation de la scolarité (Très bien ! Très bien !),
– Une réforme du statut de la Banque de France (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche), garantissant dans sa gestion la prépondérance des intérêts nationaux,
– Une première révision des décrets-lois en faveur des catégories les plus sévèrement atteintes des agents des services publics et des services concédés, ainsi que des anciens combattants. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)

Sitôt ces mesures votées, nous présenterons au Parlement une seconde série de projets visant notamment le fonds national de chômage, l’assurance contre les calamités agricoles, l’aménagement des dettes agricoles (Applaudissements), un régime de retraites garantissant contre la misère les vieux travailleurs des villes et des campagnes. (Vifs applaudissements à l’extrême gauche, à gauche et sur divers bancs au centre.)

À bref délai, nous vous saisirons ensuite d’un large système de simplification el de détente fiscale, soulageant la production et le commerce, ne demandant de nouvelles ressources qu’à la contribution de la richesse acquise, à la répression de la fraude, et surtout à la reprise de l’activité générale. (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.)

Tandis que nous nous efforcerons ainsi, en pleine collaboration avec vous, de ranimer l’économie française, de résorber le chômage, d’accroître la masse des revenus consommables, de fournir un peu de bien-être et de sécurité à tous ceux qui créent, par leur travail, la véritable richesse (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche), nous aurons à gouverner le pays.

Nous gouvernerons en républicains. Nous assurerons l’ordre républicain. (Applaudissements.) Nous appliquerons avec une tranquille fermeté les lois de défense républicaine. (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.) Nous montrerons que nous entendons animer toutes les administrations et tous les services publics de l’esprit républicain. (Vifs applaudissements à l’extrême gauche, à gauche et sur divers bancs au centre.) Si les institutions démocratiques étaient attaquées, nous en assurerions le respect inviolable avec une vigueur proportionnée aux menaces ou aux résistances. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs. – Interruptions à droite.)

[…]

Nous avons l’ardent désir que les premiers résultats des mesures que nous allons mettre en œuvre avec votre collaboration se fassent promptement sentir.

Nous n’en attendons pas seulement l’apaisement de misères présentes, dont nous nous sentons, comme vous tous, étroitement solidaires. Nous espérons ranimer jusque dans la profondeur de la nation sa foi en elle-même, dans son avenir, dans son destin. Étroitement unis à la majorité dont  nous sommes l’émanation, nous sommes convaincus que notre action doit et peut répondre à toutes les aspirations généreuses, bénéficier à tous les intérêts légitimes. 

La fidélité à nos engagements, telle sera notre règle. Le bien public, tel sera notre but. (Vifs applaudissements à l’extrême gauche, à gauche et sur divers bancs au
centre. — MM. les députés siégeant sur ces  bancs se lèvent et applaudissent, longuement.)

(Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.)

Extrait n°2 : l’antisémitisme de Xavier Vallat s’exprime

X. Vallat, portrait, 1936. Source : AN

M. Xavier Vallat. Pour faciliter la tâche de M. le président, je ne poursuivrai pas ce paragraphe et je passerai au dernier.
Il est une autre raison qui m’interdit de voter pour le ministère de M. Blum : c’est M. Blum lui-même. Votre arrivée au pouvoir, monsieur le président du conseil, est incontestablement une date historique. Pour la première fois ce vieux pays gallo-romain sera gouverné …

M. Le président. Prenez garde, monsieur Vallat

M. Xavier Vallat. … par un juif. (Vives réclamations à l’extrême gauche et à gauche.)
A l’extrême gauche. À l’ordre !
( A l’extrême gauche et à gauche, MM. les députés se lèvent et applaudissent le président du conseil.)

M. le Président. Monsieur Xavier Vallat, j’ai le regret d’avoir à vous dire que vous venez de prononcer des paroles qui sont inadmissibles à une tribune française. (Vifs applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre.)

M. Xavier Vallat. Je n’ai pas pris cela pour une injure. (Interruptions à l’extrême gauche.)

M. le président, s’adressant à l’extrême gauche. Messieurs, seul votre silence peut donner quelque autorité à mes observations. (Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.) Monsieur Vallat, je suis convaincu que, peut-être même chez vos amis, vous ne trouveriez pas une approbation complète de vos paroles qui, permettez-moi de vous le dire, contrastent un peu étrangement avec les déclarations d’un ton si élevé et si noble que nous avons entendues tout à l’heure tomber de la bouche de M. Le Cour Grandmaison. […]

M. Xavier Vallat. Messieurs, je ne comprends pas bien cette émotion car, enfin, parmi ses coreligionnaires, M. le président du conseil est un de ceux qui ont toujours — et je trouve cela tout naturel — revendiqué avec fierté leur race et leur religion.

M. le président du conseil. C’est vrai.

M. Xavier Vallat. Alors, je constate que, pour la première fois, la France aura eu son Disraeli. (Interruptions à l’extrême- gauche.)

M. André Le Troquer. Cela nous change des jésuites. […]

M. Xavier Vallat […] Je dis, parce que je le pense, — et j’ai cette originalité ici, qui quelquefois me fait assumer une tâche ingrate, de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas (Applaudissements à droite. – Exclamations à gauche et à l’extrême gauche.) — que, pour gouverner cette nation paysanne qu’est la France, il vaut mieux avoir quelqu’un dont les origines, si modestes soient-elles, se perdent dans les entrailles de notre sol, qu’un talmudiste subtil. (Protestations à l’extrême gauche et à gauche.)
A gauche et à l’extrême gauche. La censure !

M. le président. Monsieur Vallat, président de cette Assemblée, je ne connais, quant à moi, dans ce pays, ni juifs, comme vous dites, ni protestants, ni catholiques. Je ne connais que des Français. (Vifs applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre.) […]

Extrait n° 3 : une alliance dans le respect des différences

[…] M. le Président du Conseil. Nous sommes des socialistes, mais le pays n’a pas donné la majorité au parti socialiste. II n’a même pas donné la majorité à l’ensemble des partis prolétariens. Il a donné la majorité au Front populaire.

Nous sommes un Gouvernement de Front populaire, et non pas un Gouvernement socialiste. Notre but n’est pas de transformer le régime social, ce n’est même pas d’appliquer le programme spécifique du parti socialiste, c’est d’exécuter le programme du Front populaire. (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.)

Je dis cela aussi clairement et aussi nettement devant vous que je l’ai dit devant le congrès de notre propre parti.

Nous sommes au pouvoir en vertu du pacte constitutionnel et des institutions légales. Nous n’en abuserons pas. Nous restons fidèles à l’engagement que nous contractons en entrant dans le Gouvernement et en demandant aux chambres leur confiance Nous demandons que personne ne songe à en abuser contre nous. Nous demandons qu’on n’abuse pas de ce pacte constitutionnel et de ces garanties légales que nous acceptons, qui restent notre loi, pour refuser aux masses populaires du pays, à la majorité du pays, les satisfactions nécessaires qu’il espère et qu’il attend. (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.)
Je crois que je n’aurais pu, sans un manque de loyauté vis-à-vis de la Chambre m’épargner des déclarations comme celles que je viens de faire. Je voudrais y ajouter aussitôt un très cordial remerciement pour le parti radical et pour le parti de l’union socialiste et républicaine qui, avec nous et en collaboration avec nous, ont formé le Gouvernement.

Je sais très bien que l’état d’esprit de nos collègues radicaux n’est pas identique au nôtre. Sur des points comme la défense de la liberté, comme la défense de la paix, pas de nuance, même, entre nous. Et de cette identité de vues, je crois que le discours si beau prononcé hier par le président de cette Chambre fournirait ]e plus éclatant des témoignages. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)
Je sais très bien que, pour nos amis radicaux, le but n’est pas la transformation du régime social actuel, je sais très bien que c’est à l’intérieur de ce régime et sans penser à en briser jamais les cadres qu’ils cherchent à amender et à améliorer progressivement la condition humaine.

En un sens, ce qui est pour nous un moyen est pour eux un but, ce qui est pour nous une étape est pour eux un terme, mais cela n’empêche pas que nous n’ayons un bout de chemin et peut-être un long bout de chemin à parcourir ensemble ! (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche. — Interruptions à droite. )

M. Pierre Dignac. Vous les essoufflerez !
(Sourires. )

M. le président du conseil. Vous êtes, messieurs, des esprits vétilleux et rigoureux que cette alliance a l’air de choquer. (Dénégations à droite.)
Si elle vous choquait — et je suis ravi qu’il n’en soit rien — je vous rappellerais qu’elle est aussi ancienne que la République en France, je vous rappellerais que les origines de la République en France ont été trois fois de suite des origines populaires et révolutionnaires. (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.)
Je vous rappelerais que, chaque fois que la République a été menacée, elle a été sauvée par cette union de la bourgeoisie et du peuple républicains, et de la masse des travailleurs et des paysans. (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche. – Interruptions à droite.)

Cette alliance s’est manifestée sous bien des formes. Cela s’est appelé « le soutien », cela s’est appelé « le cartel », cela s’est appelé « la discipline républicaine »), c’est-à-dire cette règle acceptée indistinctement par les uns et par les autres et qui fait que, depuis plus de cinquante ans, au second tour de scrutin, le front s’est formé contre la réaction. (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche. – Interruptions à droite.)
Après les élections de 1924 et surtout après celles de 1932, on a amicalement raillé, notre impuissance à constituer ensemble un gouvernement. Eh bien! messieurs, réjouissez-vous. Ce que vous avez tant souhaité est fait aujourd’hui. (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche. — Exclamations à droite.) […]

Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Chambre des députés : compte rendu in-extenso – Séance du samedi 6 juin 1936 disponible ICI