À la fin du mois de septembre 1894, les collectes de Madame Bastian dans les poubelles de l’ambassadeur d’Allemagne, Maximilian von Schwartzkoppen, mettent en lumière l’existence d’un espion au sein de l’état-major. Le 15 octobre, le capitaine Alfred Dreyfus est arrêté, puis jugé et condamné pour haute trahison, le 22 décembre 1894, à l’issue d’un procès à huis clos et sur la base de pièces qui ne lui sont pas montrées.
Nous ne reviendrons pas ici sur les détails et la chronologie de cette affaire d’espionnage qui devient très vite une affaire d’État divisant profondément la classe politique et une bonne part de la société française, sous le regard des autres nations. L’Affaire engendra en effet un nombre inédit de publications qui continuent d’être interrogées et analysées par les historiens spécialistes de la question. Parmi ces publications, nous retiendrons ici les chansons consacrées à l’Affaire dont l’étude ne fait que débuter et qui montre quelques originalités.
Alors que les Dreyfusards ont misé sur les écrits et la publication de brochures, de livres ou d’articles, les antidreyfusards et l’extrême droite font le pari de l’immédiateté (une tendance qui ne s’est pas démentie avec le temps) en misant sur la rue via les affiches, les journaux, les papillons, et… les chansons, terrain abandonné par les Dreyfusards.
Pourquoi ? L’explication nous est donnée par l’historien Philippe Oriol : Léon Hayard, principal éditeur et diffuseur de la littérature de rue en cheville avec le réseau des camelots, est antisémite et, de fait, antidreyfusard. Malgré tout, quelques chansons en faveur de Dreyfus voient le jour, comme le montre le premier texte proposé ci-dessous. Elle est rédigée et publiée en Belgique à la fin de l’année 1898 par J. Jamar et Michel Piéters (les auteurs font référence au suicide du colonel Henry, en date du 31 août 1898 et à la démission de Godefroy Cavaignac ,le 5 septembre).
La seconde chanson date de la même époque. Elle est anonyme, elle brasse tous les clichés antisémites possibles et ne laisse pas de place à l’imagination quant aux tendances politiques de l’auteur. Vendue 10 centimes dans la rue, elle est précédée de 16 vignettes qui « racontent » à leur manière l’affaire Dreyfus.
Chanson n° 1 : une chanson dreyfusarde
L’innocence de Dreyfus ou le martyr de l’île du Diable
Depuis quatre ans un soldat de la France
Souffre en exil accablé de mépris
Pauvre martyr, malgré son innocence
Fut condamné sans rien avoir compris
En l’accusant de honte et d’infâmie,
Pour épargner des lâches imposteurs
Il fut choisi dans leur ignominie
Comme victime du bordereau menteur.
REFRAIN
Tu reviendras vaillant martyr de France
Pauvre exilé banni de ton pays
Souris enfin à ta belle espérance
En maudissant tes lâches ennemis
Dans son erreur, la France tout entière
A cru pourtant à cette absurdité
Mais il survint un homme de lumière
Émile Zola, disant la vérité
Malgré tous ceux qui lui jettent la pierre
Il a bravé la France avec honneur
Pour ramener aux orphelins le père
Depuis longtemps accablé de douleur.
Il doit gémir, là-bas, pauvre victime
Loin de sa femme, de ses enfants aimés
En maudissant l’abominable crime
Pesant sur lui avec iniquité
Console-toi, le jour de délivrance
Approche enfin pour finir ton martyr
Plus de douleurs, de peines et de souffrances
Après l’orage, le ciel va s’éclaircir.
Le traître, hélas ! de ce profond mystère
Pour se cacher, il s’est donné la mort
Et Cavaignac, ministre de la guerre,
A pris soudain pour toujours son essor
Si vous voulez le calme de la France
Hommes de loi faites la révision
Délivrer cet homme d’innocence
C’est le souhait de toute la nation
Paroles de J. Jamar et Michel Pieters
Source : Coll. J.F. « Maxou » HEINTZEN – Le texte est disponible ICI
Chanson n° 2 : un exemple de chanson antidreyfusarde et antisémite : la complainte de l’île du Diable (auteur anonyme)
I
Foule nombreuse et diverse
Qui m’écoute en ce moment,
Apprends l’histoir’ d’un brigand,
Dont l’âme était si perverse,
Qu’il nous vendait à Berlin …
c’est vrai qu’c’était un Youpin !
II
Au lieu de vend’ des lorgnettes
Comm’ ses pareils font encor,
Dreyfus, à l’état-major,
Faisait de riches emplettes
De papiers qu’argent comptant
Lui payaient les Allemands.
III
Mais, on constata des fuites ;
On eut vit’ la conviction
D’un crim’ de haut’ trahison
Qu’avait commis l’hypocrite ;
Et Dreyfus, nouveau Judas,
Fut pris dans son mauvais cas
IV
Tout couvert de cette fange,
Par vingt témoins accusé,
Il ne peut pas s’excuser,
Malgré que ça le… démange ;
Au bagne à perpétuité
Il ira s’refair’ sa santé !
V
Ça méritait mêm’ douz’ balles, –
Mais paraît qu’on n’ fusill’ pas
Quand c’est pas des pauv’ soldats ; –
Lui, l’ Juif, crie à la cabale ;
Il gueul’ : « je suis innocent,
Vous verrez ça dans trois ans ! »
VI
Tout d’mêm’ le remords le hante,
Au Cap’tain’ Lebrun – Renaud,
Il dit : « je souffre mill’ maux,
Pourtant j’ai pas l’âm’ méchante ;
Je n’ai trahi qu’à demi,
Pour mieux tromper l’ennemi… »
VII
Le fourbe ! Enfin, on l’embarque
Pour les îles du Salut ;
Fallait voir de quel salut
Les Juifs accueillir’nt la barque ;
Il criait : « O grand martyr !
Nous te ferons revenir ! »
VIII
Trois ans après eut un songe
Le sénateur Scheurer-Kestner,
Un ange, sans en avoir l’air,
Lui dit : « c’est pas un mensonge :
J’affirme subséquemment
« Que Dreyfus est innocent ! »
IX
Plusieurs hommes politiques
Qui revenaient d’ Panama,
Vinrent à passer par là;
Ils entrent dans la boutique, En disant : « Noble Scheurer,
« Il faudrait nous éclairer !»
X
Tout aussitôt, d’vant ces hommes,
La Vérité-z-apparaît;
De la Lumière elle avait
Pour de formidables sommes ;
Aussi, fur’nt-ils convaincus
De l’innocenc’ de Dreyfus…
XI
Là-d’sus voyez l’impudence ! –
Le frère du chenapan
Ecrit, sans perdre un instant,
Un’ lettre plein’ d’insolence,
Pour dénoncer disait-i’ –
L’ commandant Esterhazy.
XII
Bientôt – oùs qu’est ma cravache ?-
Braillant ainsi que des veaux,
Après tous nos généraux,
L’infecte bande s’attache…
Pour décoller ces youddis,
I’ faudrait de l’onguent gris
XIII
Zola, ce grand pornographe,
Fils d’un officier voleur,
Accuse oh ! là là, malheur !
Par lettres, par télégraphe ;
Puis, vers ses amis all’mands,
Comme un zèbre, il f… le camp !
XIV
Un des chefs de la campagne,
Fut Picquart, un beau mossieu,
Voué dès l’enfance au p’tit bleu,
Et voué maintenant au bagne ;
C’est bien grâce à ce bandit
Qu’est mort le pauvre Henry !
XV
Les enn’mis de la patrie
Ont profité d’ l’occasion
Pour prêcher la revision
Avec violence et furie ;
Français, ouvrez donc les yeux,
Ecoutez leurs cris odieux !
XVI
MORALITÉ
La moral’ de cette affaire,
C’est qu’ les Juifs sont des lascars
Qui n’s’acclimatent null’ part,
Et qu’il faut-la chose est claire-
Renvoyer ces Laquedem
Bien vite à Jérusalem !
Source : Coll. J.F. « Maxou » HEINTZEN ; BNF, Estampes et photographie, QB-1(1894)-FOL (Millot) ; Musée de Bretagne, 980.0051.3, disponible sur le site de Criminocorpus ICI
Pour aller plus loin :
- Philippe Oriol L’Affaire en chansons, extrait des actes du colloque Les complaintes criminelles en France après 1870 : inventaire, problématisation, valorisation d’un corpus méconnu Disponible ICI
- Georges Whyte, « La chanson », dans Laurent Gervereau et Christophe Prochasson (dir.), L’Affaire Dreyfus 1894-1910 et le tournant du siècle, Nanterre, BDIC, 1994, p. 248-257 et « L’Affaire en chansons » dans Michel Drouin (dir.), L’Affaire Dreyfus, Paris, Flammarion, 2006, p. 342-360.