La chanson « E viva España » interprétée et enregistrée en 1972 par la chanteuse Georgette Plana a marqué le paysage musical des années 70. Chanson d’été comme on en faisait à l’époque, son histoire et l’apparente futilité des paroles méritent qu’on s’y arrête un peu.
« E viva España » est musicalement un pasodoble et c’est cela qui donne à la chanson une couleur résolument espagnole. Pourtant, la musique a été composée par Léo Caerts, un musicien belge ; les paroles originales ont été écrites en flamand par Léo Rozenstraten et le titre original a été interprété en 1971 par la chanteuse belge Samantha. TIci
La version française est enregistrée l’année suivante par Georgette Plana (1917-2013), chanteuse populaire dont le succès repose surtout sur des reprises de chansons de l’entre-deux-guerres. « E viva España » figure, avec « Riquita », parmi ses principaux succès.
La chanson évoque la nostalgie d’une touriste étrangère (belge, française, allemande, anglaise… La chanson a connu de multiples versions en Europe) qui, subjuguée par ses vacances estivales en Espagne, rêve d’y retourner pour « retrouver [sa] fougue espagnole ». Les paroles inspirées de la version originale en flamand accumulent tous les clichés sur l’Espagne « heureuse » : le soleil, la plage, le flamenco, les toilettes andalouses, la nourriture, sans oublier, bien sûr, les « puissants taureaux bravés par les plus beaux hidalgos » !
Tous ces clichés renvoient à un aspect de la réalité économique et sociale des Trente Glorieuses. Depuis la fin des années 50, l’Espagne était devenue en effet une destination touristique privilégiée pour les prospères Européens du Nord, en mal de plage, de soleil et d’exotisme.
En même temps, après l’échec de la politique autarcique, l’Espagne franquiste opéra un tournant économique majeur à la fin des années 50. La direction de la politique économique fut confiée par Franco aux technocrates issus de l’Opus Dei ; ceux-ci pilotèrent, à partir de 1959, l’ouverture de l’économie espagnole vers l’Europe de l’Ouest. Dans ce cadre, le développement du tourisme international devint une priorité, car c’était une manne de devises étrangères dont l’Espagne avait besoin pour équilibrer sa balance des paiements. Les investissements furent orientés vers le tourisme de « sol y playa », à même de générer des flux touristiques massifs.
Affiche du Mouvement Chrétien pour la Paix (1974)
Pour le régime de Franco, « E viva España » dans ses multiples versions constitua une formidable publicité gratuite pour la promotion du tourisme espagnol, et en même temps une bonne opération politique, puisque la dimension dictatoriale et répressive du franquisme était complètement absente de la chanson. Cet apolitisme (dont les auteurs n’avaient pas conscience en écrivant leur ritournelle) suscita bien quelques critiques, mais ne détourna guère les touristes européens des plages ensoleillées de l’Espagne.
Peut-on sérieusement se priver de vacances au soleil pour des questions bassement politiques quand on n’a qu’un mois de congés payés par an ?