L’exode rural des années 1950 aux années 1970 a profondément transformé la société française. Sous l’effet  à la fois de la modernisation de l’agriculture et du désir de nombreux jeunes ruraux de vivre en ville, les campagnes se sont dépeuplées, le phénomène prenant même parfois  des allures de désertification dans les zones rurales de montagne ou dans celles plus mal loties pour s’adapter aux conditions de l’agriculture mécanisée. La chanson française a parfois témoigné de cette disparition progressive de cette civilisation rurale. On connaît tous la superbe chanson de Jean Ferrat La montagne écrite en  1964 sur le sujet. Celle que nous présentons, Département 26, est moins connue. Elle  a été composée et interprétée par François Béranger, dix ans plus tard, en 1974.

François Béranger (1937-2003), auteur-compositeur, débute sa carrière de chanteur à la fin des années 60 mais c’est dans les années 1970 qu’il connaît ses plus gros succès et sa période artistique la plus intense. Chanteur engagé à gauche, un peu anar, il est représentatif de la génération post-soixante huitarde, volontiers contestataire. Passant peu à la radio et encore moins à la télé, Béranger attirait  un public composé en majorité de jeunes et remplissait les salles de concert lors de ses tournées. Composées sur des mélodies assez simples, ses chansons réalistes au contenu social, chantées d’une « grosse voix » (selon les propres mots du chanteur) sans fioriture, avaient su trouver leur public.

Département 26 met en chanson un personnage, Pierre-Albert Espénel, dont on ne sait s’il a existé ou s’il est imaginaire, tant il semble vrai dans son décor. (Espénel est le nom d’un village de montagne de la Drôme). François Béranger évoque avec beaucoup de sensibilité l’une des dimensions humaines de la désertification des campagnes et de la « fin des paysans » : celle de la  fréquence du célibat masculin dans les campagnes françaises (1).

(1) : le phénomène du célibat masculin dans les campagnes est depuis longtemps l’objet d’études démographiques et sociologiques. Y Ici


Département 26

Voici c’ que m’a raconté Pierre-Albert Espénel
Quarante-trois ans aux fraises et pas toutes ses dents
Un beau soir de l’automne, assis sur un banc
Devant sa maison de pierre dans un village désert

Les brebis font des agneaux, les chèvres des chevreaux
Moi, je voudrais bien aussi faire mon propre troupeau
Me voilà d’ retour maintenant, d’ retour après vingt ans
Mes deux valises en carton remplies de solitude

Pour celle que j’attends un jour, j’ai travaillé des jours

À reconstruire une maison avec tout c’ qui faut dedans
Un chauffage, de l’eau chaude, un frigo, une radio
J’y vais une fois de temps en temps, je m’assieds et j’attends

En même temps qu’ je rebâtissais, j’ai écrit aux journaux
Au Chasseur, pour être précis, avec ma photo
Un jour, une m’a répondu que ça l’intéressait
Elle est venue d’ sa Bretagne jusque dans nos montagnes

C’est Frédéric, l’épicier, qui l’a montée d’ la vallée
Dans sa camionnette rouillée, le jour de sa tournée

Quand j’ai été la chercher, on s’est bien regardés
On n’a pas su quoi se dire. Elle aurait pas dû venir

J’ lui ai montré la maison, les parents, l’horizon
Et puis on a essayé un peu de se causer
Je me souviens qu’elle m’a dit qu’on était bien gentils
Mais, elle savait pas pourquoi qu’elle ne resterait pas

Pour celle que j’attends un jour, j’ai récrit aux journaux
En y joignant ma photo et tout ce qu’il leur faut
Un jour, une me répondra et ça l’intéressera
Un jour, une me répondra et même elle restera

Voilà c’ que m’a raconté Pierre-Albert Espénel
Quarante-trois ans aux fraises et pas toutes ses dents
Un beau soir de l’automne, assis sur un banc
Devant sa maison de pierre dans un village désert

François Béranger, 1974