Francisco Franco, comme « Caudillo d’Espagne par la grâce de Dieu » (Caudillo de España por la gracia de Dios), eut plus de pouvoirs que les derniers rois d’Espagne qui avaient dirigé le pays avant lui et infiniment plus que Juan Carlos et Felipe VI dans l’Espagne démocratique. Se considérant comme un homme providentiel, sauveur de l’Espagne, Franco n’eut pas, semble-t-il, l’intention de se proclamer roi et de fonder une nouvelle dynastie. Mais, issu d’un milieu de la petite bourgeoisie, il semble avoir entretenu un certain rapport de fascination pour l’aristocratie.

Les textes présentés permettent d’aborder cette question sous deux angles différents.


Le texte ci-dessous relate le mariage de la fille unique adorée de Franco, Carmen Franco Polo (1926-2017) : il est extrait de l’excellente biographie de Franco de l’historien espagnol Julián Casanova, publiée au début de 2025. Grand spécialiste de la période et de la dictature franquiste, J. Casanova met bien en évidence la dimension aristocratique du mariage. Carmen Franco Polo épouse le marquis de Villarde, Cristóbal Martínez-Bordiú, et intègre ainsi, elle et ses héritiers, la noblesse espagnole. La cérémonie religieuse est célébrée par deux « princes » de l’Église espagnole, l’évêque de Madrid et le cardinal Pla y Deniel, grand thuriféraire du général Franco. Il n’est pas inutile de rappeler qu’en 1950, l’Espagne n’est toujours pas sortie des séquelles de la guerre civile : les tickets de rationnement, les pénuries, le marché noir et la misère  constituent le quotidien du peuple espagnol.

Le mariage de Carmencita, la fille de Franco, 10 avril 1950

Le 10 avril 1950, l’aristocratie de l’époque se réunit au palais du Pardo. Carmen Franco Polo, « Nenuca », âgée de vingt-trois ans, épousa Cristóbal Martínez-Bordiú, médecin et aspirant sous-lieutenant , de quatre ans son aîné, fils de José María Martínez Ortega, ancien agent de façade des nazis en Espagne, et de María de la O Esperanza Bordiú Bascarán, comtesse d’Argillo. Huit cents invités assistèrent à la cérémonie et furent conviés à un déjeuner et à un café dans le jardin. Aux dizaines de curieux qui s’approchèrent du village du Pardo, on distribua un don « consistant »,  d’après la chronique du journal ABC du lendemain,  » des couvertures, des vêtements et des chaussures et des paniers de  provisions : huile, sucre, riz, pâtes, pommes de terre, chocolat, pain, viande et tabac ».
L’église du palais fut décorée avec des œillets roses et blancs. La mariée portait une robe  du couturier  Balenciaga et le marié l’uniforme des Chevaliers du Saint-Sépulcre. Le caudillo, en uniforme de capitaine général des forces armées, officiait comme parrain, et la comtesse d’Argillo, comme marraine. La messe fut célébrée par Leopoldo Eijo y Garay, évêque de Madrid-Alcalá,  et l’homélie fut prononcée par le cardinal Pla y Deniel, qui invita les jeunes mariés à prendre pour modèle « la Sainte Famille de Nazareth » et « le foyer chrétien exemplaire du chef de l’État ». Le voile de la mariée était orné d’un diadème de diamants et de perles, un cadeau de ses parents. […]

Julián Casanova, Franco, ed. Planeta, 2025, P. 279


Les deux textes suivants évoquent, avec des points de vue différents, la passion cynégétique du général Franco et l’importance de la chasse dans les relations de pouvoir sous la dictature. Les deux auteurs sont de fins connaisseurs des arcanes du pouvoir franquiste.

Le général Francisco Franco Salgado-Araujo (1909-1975) était le cousin du dictateur et fut son secrétaire personnel. À ce titre, il a été amené à côtoyer presque quotidiennement son illustre cousin. Le texte est un extrait de ses mémoires posthumes publiées en 1976. Le secrétaire déplore la passion immodérée de Franco pour la chasse, qui le conduit à négliger quelque peu les affaires de l’État. Cette passion pour la chasse, d’essence aristocratique et royale, aurait été contractée en 1942, après la guerre civile.

 

La passion de Franco pour la chasse

Le départ du Caudillo ce matin [2 novembre 1955] pour El Puerto de Santa María, dans la maison des Terry, en compagnie d’autres riches magnats, pour une semaine de chasse, m’a empêché de m’entretenir avec lui. Le Caudillo, après avoir interrompu son séjour de chasse au domaine du comte de Ruiseñada en raison de la visite de M. Foster Dulles, le premier de ce mois, se consacre de nouveau à ses passions cynégétiques, qu’il a commencé à développer après la victoire de 1939. Encore une fois selon son programme, ce sont douze jours ouvrables qu’il consacrera à la chasse, plus le temps qu’il faut  pour  les déplacements ; en déduisant les  jours fériés, il disposera donc au maximum de dix jours de travail dans le mois.

Francisco Franco salgado-Araujo, Mis conversaciones privadas con Franco, 1976, p.143


Ce dernier texte est un extrait des mémoires de Ramón Serrano Suñer (1901-2003), le beau-frère de Franco. Serrano Suñer a joué un rôle majeur en tant que ministre au début de la dictature, avant d’être écarté du pouvoir par son beau-frère en 1942. Il a donc des raisons d’en vouloir à Franco. Mais c’est aussi un homme intelligent et qui connaît bien les arcanes de la dictature.

Ce texte relate une réalité, bien documentée par ailleurs. Les grandes parties de chasse, où se retrouvaient l’aristocratie terrienne traditionnelle et la nouvelle issue des affaires, devinrent  « un bouillon de culture propice à la chasse de toutes sortes de faveurs ». 

 

Chasse, influence politique et corruption

Dans ce climat, les abus et les affaires  atteignirent des proportions qui dépassèrent tout ce qu’on avait connu. La chasse devint un bouillon de culture  propice à la chasse de toutes  sortes de faveurs. Il y en un  qui récompensa  les habitués des grandes chasses par des sommes considérables afin d’y être invité et  s’approcher du pouvoir, et il y parvint, obtenant des résultats positifs. Le filouterie et la soif de profit qui caractérisent notre époque ont transformé de nombreuses chasses gardées en  bourses aux affaires ou en chemins de traverse qui abrègent avantageusement  le cours normal du labeur des hommes (1).

Ramón Serrano Suñer, Memorias, 1977, p. 207


Version originale en espagnol

 

La marcha del Caudillo esta mañana (2 de noviembre de 1955) para el Puerto de Santa María, a casa de los de Terry, con otros magnates del dinero, a cazar una semana, me ha impedido hablar con él. El Caudillo, después de interrumpir su programa de caza en la finca del conde de Ruiseñada, con motivo de la visita de Mr. Foster Dulles el primero del actual, se encuentra otra vez dedicado a sus aficiones cinegéticas, que empezó a desarrollar después de la victoria del año 39. Otra vez según el programa, son doce días labora-bles los que dedicará a la caza, aumentados con los que emplee en desplazamientos; descontando los festivos, le quedarán para trabajar a lo sumo diez del mes (12).
Si éste era su plan de trabajo en la temporada de caza, en invierno, imagínese el lector cuál sería en la temporada de pesca, en primavera y verano. Todos los testigos concuerdan, en efecto, en que aún le gustaba más pescar que cazar.

Francisco Franco salgado-Araujo, Mis conversaciones privadas con Franco, 1976, p. 143

 

En aquel clima, abusos y affaires adquirieron proporciones que superaron lo antes conocido. Las cacerías fueron caldo de cultivo propicio para toda caza de favores. Hubo quien gratificó con sumas importantes a los habituales de las grandes cacerías para que le introdujeran en ellas y le aproximaran al poder, y lo consiguió con resultados positivos, haciendo una gran fortuna. La picaresca, la sed de lucro que todo lo invade en nuestro tiempo, ha convertido muchos cotos de caza en lonjas de contratación o en atajos por los que se abrevien ventajosamente los caminos normales del quehacer humano (1).

Ramón Serrano Suñer, Memorias, 1977, p. 207