Créé en 1923, le Salon des Arts ménagers qui se tenait chaque année en février à Paris (au Grand Palais à partir de 1926) était consacré à l’exposition des innovations en matière d’appareils ménagers et d’équipement domestique. Interrompu en 1940, le Salon rouvre ses portes en 1948 et connaît un véritable engouement populaire parmi les Parisiens et les provinciaux dans les années 1950, avec 1,5 million de visiteurs en 1955. Cela méritait bien que Boris Vian consacre à l’événement une chanson…
La complainte du progrès a été enregistrée en 1955. L’auteur et interprète Boris Vian (1920-1959) est un artiste jeune aux multiples talents : à la fois écrivain, parolier, musicien de jazz et chanteur. Auteur engagé, c’est à lui que l’on doit les paroles de la chanson le Déserteur écrites au début de 1954 alors que la guerre d’Indochine n’est pas encore terminée. Le compositeur de La complainte du progrès, Alain Goraguer (1931-2023), n’est pas non plus le premier venu. Pianiste de jazz, compositeur de chansons et de musiques de film, il fut aussi l’arrangeur musical de grands noms de la chanson française, outre Boris Vian : Serge Gainsbourg, Jean Ferrat et bien d’autres.
La complainte du progrès, souvent associée au Salon des Arts Ménagers, est une chanson satirique et parodique. Parodie d’une complainte sur une histoire d’amour malheureuse, Boris Vian critique avec humour les travers d’une société de consommation uniquement tournée vers la satisfaction des besoins matériels, au détriment des sentiments humains véritables, puisque dans la chanson, la femme devient elle même un objet que l’on remplace quand il cesse de convenir. Le caractère futile et dérisoire de cette vie dominée par la consommation effrénée est suggéré par l’énumération pleine de fantaisies de noms d’objets plus ou moins imaginaires et inutiles : « chauffe-savates, canon à patates, l´éventre-tomates, l’écorche-poulet ».
La complainte du progrès, très probablement inspirée à Boris Vian par la visite du salon des Arts ménagers, est bien à replacer dans le contexte des années 1950. Si le Salon des Arts ménagers existe depuis 1923, il prend sous la Quatrième République une autre dimension, avec plus d’un million de visiteurs à partir de 1950. Après les difficultés des années 30, les pénuries de la guerre et les privations liées à la Reconstruction, la situation économique s’améliore, c’est le début des 30 Glorieuses (mais on ne le sait pas encore…). Les Françaises et les Français rêvent de mieux-être, de bonheur individuel et familial : et cela passe par la consommation et l’équipement des ménages.
C’est ce que Boris Vian a bien perçu et c’est bien aussi ce que montrent les Actualités françaises en visite au Salon des Arts Ménagers de 1955.. ICI
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La complainte des arts ménagers
Autrefois pour faire sa cour
On parlait d´amour
Pour mieux prouver son ardeur
On offrait son cœur
Aujourd´hui, c´est plus pareil
Ça change, ça change
Pour séduire le cher ange
On lui glisse à l´oreille
(Ah? Gudule!)Viens m´embrasser
Et je te donnerai
Un frigidaire
Un joli scooter
Un atomixerEt du Dunlopillo
Une cuisinière
Avec un four en verre
Des tas de couverts
Et des pell´ à gâteauxUne tourniquette
Pour fair´ la vinaigrette
Un bel aérateur
Pour bouffer les odeursDes draps qui chauffent
Un pistolet à gaufres
Un avion pour deux
Et nous serons heureuxAutrefois s´il arrivait
Que l´on se querelle
L´air lugubre on s´en allaitEn laissant la vaisselle
Aujourd´hui, que voulez-vous
La vie est si chère
On dit: rentre chez ta mère
Et l´on se garde tout
(Ah! Gudule)Excuse-toi
Ou je reprends tout ça.
Mon frigidaire
Mon armoire à cuillères
Mon évier en fer
Et mon poêl´ à mazout
Mon cire-godasses
Mon repasse-limaces
Mon tabouret à glace
Et mon chasse-filousLa tourniquette
A faire la vinaigrette
Le ratatine-ordures
Et le coupe-fritureEt si la belle
Se montre encore rebelles
On la fiche dehors
Pour confier son sortAu frigidaire
À l´efface-poussière
À la cuisinière
Au lit qu´est toujours fait
Au chauffe-savates
Au canon à patates
À l´éventre-tomatesÀ l´écorche-poulet
Mais très très vite
On reçoit la visite
D´une tendre petite
Qui vous offre son cœurAlors on cède
Car il faut bien qu´on s´entraide
Et l´on vit comme ça
Jusqu´à la prochaine fois