L’éditeur d’Annie Ernaux a eu la bonne idée en 2016 de sortir en édition de poche un petit livre que l’écrivaine avait publié trois ans plus tôt.

Dans « Regarde les lumières mon amour », Annie Ernaux relate une grande partie de ses passages, de novembre 2012 à octobre 2013,  à l’hypermarché Auchan de Cergy,  celui qu’elle fréquente habituellement depuis des années.  Cet hypermarché est le plus grand centre commercial du Val d’Oise et c’est en quelque sorte le cœur de la ville où se croisent chaque jour, sans vraiment se rencontrer, des dizaines de milliers d’habitants  venus de Cergy ou des communes avoisinantes.

« Regarde les lumières mon amour »  est donc un récit autobiographique doublé de l’acuité d’un regard « de sociologue », qui est la marque de fabrique de la plupart des livres d’Annie Ernaux depuis 50 ans. Ici, elle  choisit d’observer et d’analyser notre société à partir d’un lieu emblématique, l’hypermarché, véritable temple de la (sur)consommation. C’est le sens de l’extrait proposé ici, pour vous  inciter à lire ce remarquable petit livre.

Gageons qu’ensuite, vous n’aurez plus tout à fait  le même regard sur le lieu où vous faîtes la « corvée des courses »…


[…] Les super et hypermarchés ne sont pas réductibles à leur usage d’économie domestique, à la «corvée des courses». Ils suscitent des pensées, fixent en souvenirs des sensations et des émotions. On pourrait certainement écrire des récits de vie au travers des grandes surfaces commerciales fréquentées. Elles font partie du paysage d’enfance de tous ceux qui ont moins de cinquante ans. Si on excepte une catégorie restreinte de la population – habitants du centre de Paris et des grandes villes anciennes -, l’hypermarché est pour tout le monde un espace familier dont la pratique est incorporée à l’existence, mais dont on ne mesure pas l’importance sur notre relation aux autres, notre façon de faire société avec nos contemporains au XXIe siècle. Or, quand on y songe, il n’y a pas d’espace, public ou privé, où évoluent et se côtoient autant d’individus différents : par l’âge, les revenus, la culture, l’origine géographique et ethnique, le look. Pas d’espace fermé où chacun, des dizaines de fois par an, se trouve mis davantage en présence de ses semblables, où chacun a l’occasion d’avoir un aperçu sur la façon d’être et de vivre des autres. Les femmes et les hommes politiques, les journalistes, les « experts », tous ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans un hypermarché ne connaissent pas la réalité sociale de la France d’aujourd’hui.

L’hypermarché comme grand rendez-vous humain, comme spectacle, je l’ai éprouvé à plusieurs reprises. La première fois, de façon aiguë, avec une vague honte. Pour écrire, je m’étais isolée hors saison dans un village de la Nièvre et je n’y arrivais pas. Aller « au Leclerc » à 5 km était un soulagement. Celui, en me mêlant à des inconnus, en «voyant du monde », de retrouver, justement, le monde. La présence nécessaire du monde. Découvrant par là que j’étais pareille à tous ceux qui vont faire un tour au centre commercial pour se distraire ou échapper à la solitude. Très spontanément, je me suis mise à décrire des choses vues dans les grandes surfaces. […]

Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Folio poche, 2016, pages 14-15