Gisèle Halimi fait partie de ces ténors du barreau, avec Robert Badinter, qui ont mis leur talent d’avocat au service de grandes causes politiques et ont  contribué ainsi à l’évolution de la société française.

Avant d’être une des grandes voix de la cause des femmes, Gisèle Halimi (1927-2020) a  commencé sa carrière d’avocate, dans les années 50,  en défendant des militants de l’indépendance algérienne, membres ou non du FLN. Il y fallait des convictions politiques fortes et un vrai courage physique quand les procès se tenaient dans  l’Algérie en guerre.

Gisèle Halimi a relaté cette « expérience algérienne » dans le récit autobiographique Le lait de l’oranger paru en 1988 et dont ce texte est extrait. Dans le cadre de l’exercice de son métier d’avocate, Gisèle Halimi a eu plusieurs fois l’occasion (au moins deux fois) de plaider la grâce de clients condamnés à mort, une fois face au président René Coty pendant la quatrième République et une fois face au général de Gaulle sous la cinquième République. C’est cette entrevue de mai 1959 à l’Elysée qui est contée ici.

Pour les deux avocats, il s’agit de sauver la tête de deux condamnés à mort algériens, le père et le fils, reconnus coupables, en défendant le dossier  directement devant le président de la République qui possède  le droit de grâcier un condamné à mort, un pouvoir régalien hérité de l’Ancien régime, inscrit à l’article 17 de la constitution de 1959.

La scène est décrite  du point de vue des avocats, mais dans la récit de  Gisèle Halimi, on perçoit tout le poids du pouvoir que détient le président de la République : celui de décider si un homme (deux ici, en l’occurrence) doit vivre ou mourir. Le général de Gaulle, pénétré par la responsabilité qui est la sienne en tant que chef de l’Etat, pose des questions, et  « démontre sa parfaite lecture des procès-verbaux. » La grâce présidentielle est accordée, comme elle le fut dans plus de 90% des cas sous la présidence du général de Gaulle.


Léo m’attendait devant la petite guérite de l’Élysée.

Fière de mon expérience, je lui expliquai que nous serions d’abord conduits dans un grand salon rond, tapissé de glaces. Mais l’huissier, à qui nous nous nous annonçâmes, nos télégrammes de convocation à la main, nous entraîna dans un dédale de couloirs jusqu’à un grand bureau, où officiait le général de Bonneval.

Il nous salua et nous pria de nous asseoir. Sur une petite table basse, pêle mêle, les journaux du jour. Léo me montra du doigt L’Humanité. Des secrétaires accortes s’affairaient. Bonneval les appelait par leur prénom et les tutoyait.

J’allais d’étonnement en étonnement. On nous donnait le spectacle de la camaraderie sans hiérarchie, de l’ouverture, de la simplification à l’extrême du protocole. Avec ostentation, Léo et moi n’en finissions pas d’échanger des clins d’œil complices.

Un bel aviateur au regard bleu des Vosges s’installa auprès de nous.

“Le capitaine T…, aide de camp du Général.»

L’officier se plia en deux.

“Maître Halimi et Maître Matarasso. Ce sont des avocats qui viennent pour un recours en grâce», précisa Bonneval.

Le capitaine entreprit alors de nous démontrer que nous rendions un mauvais service au condamné en arrachant grâce: “Vous vous rendez compte, passer tout le reste de sa vie en prison… La mort est infiniment préférable pour un combattant vaincu. Question d’honneur. >>

Cette exaltation laissa Léo de marbre. Quant à moi, le whisky et la fière allure de l’aviateur aidant, je voulus le convaincre: En politique, on va chercher les négociateurs dans les prisons. L’important est de les sauver. >> […]

Soudain la porte attenante, à deux battants, s’ouvre. De Gaulle paraît, enfin ! Gigantesque, je le trouvai gigantesque. Il me tend la main.

“ Bonjour madame…” Un temps. Il me balaye du regard de la tête aux pieds. « Madame…” Un temps. “Ou mademoiselle?”

Brusquement tout devient clair. Son air affable n’empêche pas qu’il a lu la fiche que les Renseignements généraux donnent, selon la règle, au Président de la République sur chacun de ses visiteurs. Donc il sait. Il sait que je me trouve en instance de divorce. Il déteste notoirement ces situations et ne pose la question que pour me faire sentir, d’emblée, mon infamie. «Madame ou mademoiselle?” Que doit répondre une divorcée ? J’avais été mariée, je ne le suis plus, je ne suis plus madame l’épouse, mais je ne suis pas davantage mademoiselle la jeune fille. Le madame tout court me semble trompeur. Il veut me mettre mal à l’aise, me faire perdre mes moyens, nul doute possible. En quelques fractions de seconde, je découvre le complot. Dans un éclair de lucidité, grâce à l’alcool.

Appelez-moi Maître, monsieur le Président!

J’ai à peine hésité. J’ai lancé ces quelques mots sans insolence, mais en levant la tête pour le regarder en face. Je ne veux pas me laisser distraire. L’heure est trop grave. Je suis là pour plaider, pas pour raconter ma vie.

Le grand de Gaulle semble tout à coup s’amuser. Avec un demi-sourire, il articule en détachant les syllabes: Veuillez entrer, Maî-tre…, veuillez vous asseoir, Maî-tre.” Nous développons nos arguments, les mêmes. Ni aveux, ni pièces à conviction, ni témoignages déterminants.

Le Général nous pose encore une question, d’intérêt secondaire, mais qui démontre sa parfaite lecture des procès-verbaux. Peut-être ne nous questionne-t-il que pour nous en donner la preuve. “Je vous ai entendus je vous remercie”.

Fin de l’entretien. Il se lève, comme en dépliant son corps-trapèze, et nous raccompagne. Sur le seuil de la porte, nous tombons sur Malraux.

“ Malraux, vous connaissez Maître Matarasso? et Maître Gisèle Halimi?»

Le Président, presque souriant, fait les présentations. Le Ministre, entre deux tics, coule un regard vers nous et assure aimablement qu’il sait qui nous sommes. […]

Le secrétaire du Conseil de la Magistrature vient vers nous.

“Quand connaîtrons-nous la décision?»

Je le presse de me donner un délai, mais il s’y refuse: “Je sais que vous allez faire du battage dans la presse. Cette affaire est trop importante, trop sensible… Je ne puis rien vous dire. >>

J’insiste. Je propose un pacte d’honneur: «Je vous promets que je ne dirai rien, faites-moi confiance. Informez- moi de la décision du Président de la République dès qu’il l’aura prise.”

Le secrétaire hoche la tête mais ne s’engage point. Léo et moi nous séparâmes sur les quais, plutôt pessimistes. Nous avions remâché les quelques phrases de de Gaulle et interprété dix fois ses gestes, ses regards, le ton de sa voix. […]

Deux jours plus tard, à huit heures du matin, coup de fil du secrétaire de la Magistrature. Les Sahab père et fils avaient été graciés. « Félicitations…», ajouta-t-il avant de rappeler: «N’oubliez pas votre promesse, Maître. >>>

La nouvelle demeura secrète. Seuls le meunier et son fils en eurent immédiatement connaissance.

Gisèle Halimi, le lait de l’oranger, Gallimard, 2021, P.188-192

(Edition originale : 1988)