En 1789, le très excentrique Marquis de Sade [1740-1814] est incarcéré à la Bastille où il rédige les 120 journées de Sodome et Les infortunes de la vertu. Transféré au couvent de Charenton peu de temps avant le 14 juillet, il est finalement libéré le 2 avril 1790 après l’abolition des lettres de cachet. Il s’engage alors pleinement et passionnément dans la Révolution. Il s’engage à la section des piques (celle de Robespierre) et en devient le Président en 1792. Arrêté, puis condamné à mort pour son athéisme militant, il est libéré le 15 octobre 1794 à la suite de la chute de Robespierre. C’est dans ce contexte que paraît l’année suivante, de manière clandestine, La philosophie dans le boudoir ou les instituteurs immoraux. L’ouvrage repose sur un dialogue philosophique, entre la libertine Mme de Saint-Ange, son frère le chevalier de Mirvel, un ami Dolmancé et Augustin le jardinier. Le but est d’éduquer physiquement et moralement la jeune et innocente Eugénie. 

 Le lecteur y retrouve tout ce qui fait la marque de fabrique du Marquis de Sade : sexe, violences, libertinage et noirceurs en tout genre… N’oublions pas que son nom a donné naissance au néologisme « sadisme », défini en 1834! Mais il peut également y trouver de nombreuses réflexions politiques issues des Lumières (Sade est un adepte de Rousseau), du contexte révolutionnaire et des nouvelles valeurs qui s’imposent.

Dans le passage choisi, Sade, athée militant, affirme sa vision d’une justice laïque. Il revient notamment sur un autre de ces combats : l’abolition de la peine de mort et l’affirmation d’un droit nouveau, républicain, qui se résume par cette phrase qui sert aussi de titre à un chapitre : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains ».


 

Français, vous êtes trop éclairés pour ne pas sentir qu’un nouveau gouvernement va nécessiter de nouvelles mœurs ; il est impossible que le citoyen d’un État libre se conduise comme esclave d’un roi despote ; ces différences de leurs intérêts, de leur devoir, de leur relation entre, déterminant essentiellement une manière tout autre de se comporter dans le monde ; une foule de petites erreurs, de petits délits sociaux, considérés comme très essentiels sous le gouvernement des rois, qui devaient exiger d’autant plus qu’ils avaient plus besoin d’imposer des freins pour se rendre respectables ou inabordables à leur sujet, vont devenir nuls ici ; d’autres forfaits, connus sous les nom de régicide ou de sacrilège, sous un gouvernement qui ne connaît plus ni rois ni religion, doivent s’anéantir de même dans un état républicain. En accordant la liberté de conscience et celle de la presse, songez, citoyens, qu’à bien peu de choses près, on doit accorder celle d’agir, et qu’excepté ce qui choque directement les bases du gouvernement, il vous reste on ne saurait moins de crimes à punir, parce que, dans le fait, il est fort peu d’actions criminelles dans une société dont la liberté et l’égalité font les bases, et qu’à bien peser et bien examiner les choses, il n’y a vraiment de criminel que ce que réprouve la loi ; […] la certitude où nous devons être qu’aucun Dieu ne s’est mêlé de nous et que, créatures nécessitées de la nature, comme les plantes et les animaux, nous sommes ici parce qu’il était impossible que nous n’y fussions pas ; cette certitude sans doute anéantie, comme on le voit, tout d’un coup la première partie de ses devoirs, je veux dire cependant où nous nous croyons faussement responsables envers la divinité ; avec eux disparaissent tous les délits religieux, tous ceux connus sous les noms vagues et infinis d’impiété, de sacrilège, de blasphème […] tous ceux en un mot, qu’Athènes punit avec tan d’injustice dans Alcibiade, et la France dans l’infortuné La Barre. […]

Je conviens que l’on ne peut pas faire autant de lois qu’il y a d’hommes ; mais les lois peuvent être si douces, en si petit nombre, que tous les hommes de quelque caractère qu’ils soient, puissent facilement s’y plier. Encore exigerais-je que ce petit nombre de lois fut d’espèce à pouvoir s’adapter facilement à tous les différents caractères ; l’esprit de celui qui les dirigerait serait de frapper plus ou moins, en raison de l’individu qu’il faudrait atteindre. Il est démontré qu’il y a telle vertu dans la pratique est impossible à certains hommes, comme il y a tel remède qui ne saurait convenir à tel tempérament. Or quel sera le comble de votre injustice si vous frappez de la loi celui auquel il est impossible de se plier à la loi ! L’iniquité que vous connaîtriez en cela ne serait-elle pas égale à celle dont vous vous rendriez coupable si vous vouliez forcer un aveugle à discerner les couleurs ? De ces premiers principes découlent, on le sent la nécessité de faire des lois douces, et surtout anéantir pour jamais l’atrocité de la peine de mort, parce que la loi qui attente à la vie d’un homme est impraticable, injuste, inadmissible. Ce n’est pas, ainsi que je dirai tout à l’heure, qu’il n’y ait une infinité de cas où, sans outrager la nature […] les hommes n’aient reçu de cette mère commune l’entière liberté d’attenter à la vie les uns des autres, mais c’est qu’il est impossible que la loi puisse obtenir le même privilège, parce que la loi, froide par elle-même, ne saurait être accessible aux passions qui peuvent légitimer dans l’homme la cruelle action du meurtre ; l’homme reçoit de la nature les impressions qui peuvent lui faire pardonner cette action, et la loi, au contraire toujours en opposition à la nature, et ne recevant rien d’elle, ne peut être autorisée à se permettre les mêmes écarts […]

La seconde raison pour laquelle on doit anéantir la peine de mort, c’est qu’elle n’a jamais réprimé le crime, puisqu’on le commet chaque jour au pied de l’échafaud. On doit supprimer cette peine, en un mot, parce qu’il n’y a point de plus mauvais calcul que celui de faire mourir un homme pour en avoir tué un autre, puisqu’il résulte évidemment de ce procédé, qu’au lieu d’un homme de moins, en voilà tout d’un coup deux, et qu’il n’y a que des bourreaux ou des imbéciles auxquels une telle arithmétique puisse être familière.

Marquis de Sade, La philosophie dans le boudoir ou les instituteurs immoraux, extrait du chapitre « Français ! encore un effort si vous voulez être républicains – Les moeurs » , 1795