Georges Clemenceau (1841-1929) n’a pas  seulement été homme politique de grande envergure dont la longue carrière embrasse  une bonne partie de la Troisième République. Il fut aussi, à l’égal de Jean Jaurès, un homme de presse et un grand journaliste, métier qu’il a  exercé parfois par nécessité mais surtout par passion. Journaliste engagé à gauche, ces centaines d’articles écrits au cours de plusieurs décennies d’une vie riche et pleine, constituent  assurément, une source précieuse pour qui veut se plonger dans les réalités politiques, sociales et culturelles de la Troisième République.

L’article de Georges Clemenceau, La guillotine, a pour sujet la question de la peine de mort. Il a été publié dans le journal La Justice, dans le numéro  du 23 mai 1894. À cette date, Clemenceau, couvert de dettes,  est à la fois le rédacteur en chef et le principal journaliste du quotidien. La Justice a été fondée en 1880 par lui même et Camille Pelletan. Journal radical clairement situé à la gauche de l’échiquier politique, La Justice participe activement aux débats de son temps et sert de caisse de résonance aux idées de Clemenceau.

Dans cet article du 23 mai 1894, Clemenceau n’hésite pas à se faire reporter et à passer la nuit dehors pour couvrir l’exécution du condamné à mort Emile Henry. La France connaît depuis 1892 une vague  d’attentats anarchistes qui provoquent une psychose collective. Emile Henry, auteur de plusieurs attentats dont certains ont fait des victimes, est condamné à mort et guillotiné à 21 ans, sans renier ni ses convictions ni ses actes.

L’article de Clemenceau a été écrit à chaud, le jour même ou le lendemain de l’exécution. La description des faits est minutieuse mais empreinte parfois d’une sourde ironie, qui n’est ici que l’expression de son rejet d’un crime qui lui « paraît odieux ». Partisan résolu de l’abolition de la peine de mort, Clemenceau refuse de tout son être « cette tuerie administrative », « un acte de basse vengeance » ,  qu’il juge indigne de la « République Française, si glorieuse de ses aspirations humanitaires ». Rejoignant ici Jaurès sur ce sujet, les deux hommes auront, plus tard, l’occasion de combattre ensemble pour l’abolition de  la peine de mort. En vain …


LA GUILLOTINE

Quelqu’un me dit : « Il faut que vous voyiez ça, pour en pouvoir parler à ceux qui trouvent que c’est bien.  » J’hésitais, cherchant des prétextes. Et puis, brusquement, je me décide. Partons.

Nous traversons le Paris d’après minuit, avec ses groupes de filles blafardes sous le gaz, ses flâneurs attardés en quête d’aventure. Déjà nerveux, je cherche un air étrange dans les choses. Rien. Un ciel ardoisé, moutonnant, d’une transparence blême. Un vent sec et dur qui nous glace.

 Nous voici place du Château-d’Eau, devant la grande République au bonnet phrygien. Elle présente sa branche d’olivier apportant, dit-elle, la paix parmi les hommes. Et le couperet ? Pourquoi ne tient-elle pas le couperet de l’autre main? Au fond de moi, je lui crie : «Menteuse ! ». Maintenant, c’est Ledru-Rollin, théâtralement campé devant la mairie du Faubourg. D’un geste emphatique, il montre l’urne du suffrage populaire, disant : « Le salut est là».
– « Sans doute, ami, mais l’attente est longue pour une courte vie. Tu en as fait toi-même, pendant vingt ans, la cruelle expérience. »

Toutes les rues aboutissant à la place de la Roquette sont barrées. La place est occupée militairement. Il y a là mille hommes. C’est beaucoup pour en tuer un seul. Des barrières maintiennent le public au débouché de la rue de la Roquette. Il est impossible qu’il voie quoi quoi que ce soit du spectacle de tout à l’heure. M. Joseph Reinach se moque de nous. La place n’est plus qu’une grande cour de prison.

Devant la porte de la Roquette, nouvelles barrières pour les personnes munies de carte. Il y a bien là une soixantaine de journalistes dont une femme, une vieille dame grise qui fait l’objet de la curiosité générale, sans en éprouver la moindre gêne. Elle cause gaiement avec ses voisins, ou même avec les officiers de paix qui la plaisantent. Des sergents de ville passent, la cigarette ou la pipe à la bouche. Tout le monde fume. On cause à mi-voix. L’attitude est plutôt recueillie.

De la foule lointaine qui se compose de quelques centaines de personnes tout au plus, aucun bruit en vient. Les deux Roquettes, mornes, se regardent. Leurs ouvertures noires n’ont rien à se dire. Dans le fond, une haute maison qui surplombe éclaire joyeusement ses fenêtres. On soupe, sans doute, pour tromper le temps.. Il fait froid. Nous attendons. Henry dort.

Une lueur blanchâtre tombe d’en baut. Bientôt, c’est un peu de lumière. Un roulement cahoté, le pas lourd des chevaux sur le pavé, et je vois apparaître deux fourgons, semblables à ceux où la maison Potel et Chabot expédie en ville ses cuisiniers et ses victuailles. Des sergents de ville les accompagnent. Deux vigoureux gaillards en blouse conduisent l’attelage, de l’air dont ils porteraient du linge à la pratique.

Le fourgon qui porte les bois de justice se range le long du mur de la prison; l’autre, qui va faire le voyage du cimetière d’Ivry, demeure près des quatre dalles où va se dresser la machine. Des hommes, avec des lanternes, vont et viennent, s’empressent autour de la première voiture. Elle s’ouvre, et tout aussitôt commence un transport d’objets dont on ne saisit pas bien la forme. Ce sont des boîtes étranges, des pièces de fer ou de bois, des accessoires de toutes sortes, qui prennent place sur 1e trottoir, où on les dispose. dans un ordre déterminé. Nous ne distinguons pas encore très bien ce que n’éclairent pas les lanternes. Un coup de pied renverse un seau : une boule ronde s’en échappe, qui roule sur la chaussée. On eût dit une tête, oubliée de la dernière exécution. Il paraît que c’est une éponge.

Trois hommes, en redingote avec chapeau haut de forme, dirigent trois ouvriers en costume de travail : bourgeron, pantalon de toile bleue. Les trois bourgeois sont le bourreau et ses deux aides. L’un d’eux est son gendre, me dit-on. L’un des valets de bourreau est son fils. On a soupé en famille, et puis l’on est parti bravement pour le travail, jetant un coup d’oeil plein de caresses aux petits qui dorment, embrassant l’un sa mère, l’autre sa femme ou sa fille, qui lui font des recommandations affectueuses, en crainte du froid de la nuit.

J’ai mal vu M. Deibler, un petit vieux qui traîne la jambe. Etais-je prévenu? Il m’a paru gauche, oblique et sournois. Un de ses aides, un jeune blond, gras, frais et rose, faisait contraste avec lui. Tout ce monde travaillait sans bruit, avec la bonne humeur décente de gens qui savent vivre.

Peu à peu, les pièces étalées sur le sol prennent une signification. Deux traverses, encastrées en croix, reposent sur les dalles. Elles sont dûment calées, et M. Deibler, avec son niveau d’eau, vient s’assurer qu’on fait à sa machine une base bien horizontale. On me fait remarquer qu’on n’enfonce pas un clou. Rien que des vis. Pas un coup de marteau. C’est beau le progrès ! Les montants se dressent, couronnés d’une traverse que surmonte une poulie. On monte le couteau, qu’on fait glisser dans sa rainure; on installe la bascule qu’on fait jouer. M. Deibler en personne place le baquet pour la tête, et l’enveloppe d’une sorte de petit paravent de bois qui arrêtera l’éclaboussure du sang. Le panier pour 1e corps gît tout ouvert à côté de la bascule, près du fourgon à destination d’Ivry.

Il fait jour maintenant, ou à peu près. On vient d’éteindre les becs de gaz. Je regarde la prison, et stupéfait, je lis au-dessus de la porte : «Liberté, Egalité, Fraternité ». Comment a-t-on oublié d’ajouter : « ou la mort »?

Tout est prêt. La machine attend. Elle est misérable à voir, avec son triste Deibler. L’aspect d’une de ces machines agricoles qu’on voit dans les concours. On ne sait pas bien si cela hache la paille ou les betteraves, mais c’est trop perfectionné pour inspirer la terreur. Les montants sont bas, la bascule est petite, touchant le sol. Comme nous voilà loin du haut échafaud qui domine la foule, et du beau bourreau rouge avec la hache et le billot. À quand la réforme?

Tandis que je songe ainsi, l’équipe ne reste point inactive. Les ouvriers sont montés dans le fourgon, pour quitter leur costume de travail. Ils reparaissent, tout de noir vêtus, coiffés de chapeaux haut de forme. M. Deibler, faisant d’un coup d’oeil sa dernière inspection, aperçoit un balai posé en travers d’une échelle couchée lo long du trottoir. Il traverse la place et remet le balai délinquant dans l’alignement. Cet homme, évidemment, aime la belle ordonnance des choses.

Le soleil est levé, le bourreau, suivi de ses hommes, franchit le seuil de la prison, où un prêtre l’a précédé tout à l’heure. Maintenant, c’est le réveil et l’horrible préparation. Il fait grand jour. La haute maison d’en face a ses balcons noirs de spectateurs. Sur le toît, des groupes d’hommes et de femmes avec des lorgnettes. Les conversations vont leur train.

Les journalistes qui sont là ont vu tant d’autres exécutions! L’un d’eux n’en compte pas moins de dix-huit. Il fait des comparaisons, porte des jugements sur les suppliciés. On discute. Ce faux public de professionnels est comme la guillotine, sans grandeur. Ces gens sont là par fonction, comme le bourreau, comme le condamné. Si l’on nous rend le bourreau rouge avec son haut échafaud, il faudra retrouver aussi les belles foules naïves, passionnées d’autrefois, injuriant le condamné, lui jetant des pierres, ou chantant des cantiques comme au bûcher de Valence. Autrefois, toutes ces choses avaient un sens. Elles n’en ont plus aujourd’hui.

Je songe au condamné qu’on tenaille moralement de l’autre côté du mur. L’instant fatal approche, l’anxiété croît. Un silence de mort. Des pierrots se poursuivent, piaillant, bataillant sur le pavé. Dans le silence de l’attente, c’est un événement. Un cheval hennit. Les gendarmes, alignés devant la machine, ont mis sabre au clair.

Un mouvement ! C’est un jeune homme en paletot clair qui sort de la prison, le cigare aux lèvres, et vient en riant, sous les regards de tous, à trois pas de la guillotine, conter une bonne histoire à un ami qu’elle amuse bien. On m’a dit sa fonction. Je ne le désigne pas. Deux gendarmes sont livides ; des novices sans doute. Le petit soldat qui fait sa faction s’agite terriblement ; il se dandine, a des gestes saccadés, rit nerveusement, roule des yeux vagues. J’ai cru qu’il allait se trouver mal.

La petite porte vient de se fermer avec un gémissement aigu. On entend le bruit des barres de fer, qui tombent. La grande porte s’ouvre, et derrière l’aumônier courant à la bascule, Emile Henry paraît, conduit, poussé, par l’équipe du bourreau. Quelque chose comme une vision du Christ de Munkacszy, avec son air fou, sa face affreusement pâle semée de poils rouges rares et tourmentés. Malgré tout, l’expression est encore implacable. Le visage blême m’aveugle. Je suis hors d’état de voir autre chose. L’homme ligotté s‘avance d’un pas rapide, malgré les entraves. Il jette un regard circulaire, et, dans un rictus horrible, d’une voix rauque mais forte, lance convulsivement ces mots : « Courage camarades. Vive l’anarchie ! » Et se hâtant toujours, il ajoute à mi-voix : « Ah ça ! on ne peut donc pas marcher? » Puis arrivé à la bascule, un dernier cri : « Vive l’anarchie ! »

Un aide a brusquement enlevé la veste noire jetée sur les épaules. J’aperçois la chemise blanche qui laisse le cou nu, les mains liées derrière le dos. Le corps sans résistance est poussé sur la bascule qui glisse. Tout ceci violent, précipité comme dans une apparition. Ici un temps d’arrêt, bref sans doute, mais, pour moi, démesuré. Quelque chose n’était pas au gré de M. Deibler. Il se penche, allonge le bras, semble hésiter. Cela semble inexprimablement long, car Henry maintenu sur la planche, le cou sous la lunette, attend. Enfin, le bourreau se relève et se décide. Un bruit sourd, comme d’une masse qui écrase et broie. C’est fait.

Un mouvement de la bascule fait sauter le corps dans le panier. M. Deibler y joint la tête, et projette, avec elle, la sçiure sanglante du baquet. Le panier est déjà dans le fourgon, qui part au grand trot, suivi de la gendarmerie et de la voiture du bourreau. La machine maintenant luit, grasse du sang qui dégoutte.

L’horreur de l’ignoble drame m’envahit alors et m’étreint. Les nerfs détendus ne réagissent plus. Je sens en moi l’inexprimable dégoût de cette tuerie administrative, faite ! sans conviction par des fonctionnaires corrects.

Le crime d’Henry me parait odieux. Je ne lui cherche pas d’excuses. Seulement le spectacle de tous ces hommes associés pour le tuer, par ordre d’autres fonctionnaires, également corrects, qui, pendant ce temps, dorment d’un sommeil paisible, me révolte comme une horrible lâcheté. Le forfait d’Henry est d’un sauvage. L’acte de la société m’apparaît comme une basse vengeance. Que des barbares aient des moeurs barbares, c’est affreux, mais cela s’explique. Mais que des civilisés irréprochables, qui ont reçu la plus haute culture, ne se contentent pas de mettre le criminel hors d’état de nuire, et qu’ils s’acharnent vertueusement à couper un homme en deux, voilà ce qu’on ne peut expliquer que par une régression atavique vers la barbarie primitive.

Que ne sont-ils tenus d’être témoins de l’acte qu’ils ont voulu? J’emporte de leur boucherie une telle impression de dégoût et d’horreur, moi qui ai vécu six ans dans les hôpitaux, qu’aucun d’eux, me semble-t-il, ne pourrait résister à cette épouvantable leçon de choses. Ce n’est rien de lire dans les journaux : « Henry a été guillotiné ce matin ». Il faut avoir vu la scène de froide sauvagerie, pour que, de la révolte du barbare inconscient, jaillisse un peu d’humaine pitié.

Voilà ce que je rapporte de la place de la Roquette. J’ai raconté ce que j’ai vu, sans rien dramatiser, le simple récit des faits me paraissant supérieur en émotion vraie à tout artifice d’art. Que les partisans de la peine de mort aillent, s’ils l’osent, renifler le sang de la Roquette. Nous causerons après.

Au retour, je revois Ledru-Rollin, toujours fier de son urne, la République phrygienne triomphant de son rameau d’olivier, et ma pensée se reporte vers ce souverain qui, à nos frontières, abolissait, il y a cent ans, la peine de mort. Suffrage universel, République, ne sont que des moyens ; l’humanité, c’est le but.
Est-ce que là République Française, si glorieuse de ses aspirations humanitaires, ne rougira pas, un jour, de la haute leçon d’un monarque ennemi ?

G. Clemenceau.

La Justice, mercredi 23 mai 1894, page 1