Au moment où l’inflation fait son grand retour dans le quotidien des Français, on voit se multiplier dans les médias les conseils pour bien gérer son budget.
Mais cette préoccupation n’est pas une nouveauté, bien évidemment, en particulier dans le monde ouvrier, non du fait de l’inflation mais à cause essentiellement de la faiblesse des salaires. C’est ce dont témoigne le texte ci-dessous, extrait des Mémoires de Jeanne Bouvier.
Jeanne Bouvier (1865-1953), ouvrière née en province, vint travailler à Paris dans la confection vers l’âge de 14 ans. Ici, elle décrit son quotidien au moment oû elle prend son indépendance, vers 20 ans (c’est à dire vers 1885). Son témoignage est précieux et très précis sur les conditions de vie des ouvrières dans le Paris de la fin du 19ème siècle et sur la manière dont elle tient son budget, au centime près. On peut supposer que Jeanne Bouvier tenait un livre de comptes où toutes ses dépenses étaient notées.
Au delà de cet aspect matériel, « nécessité faisant loi », ce sens de l’économie est aussi une quête de l’autonomie et de la dignité : « acheter un lit bancal et une paillasse », » deux paires de draps » puis enfin louer un cabinet minuscule mais qui « était propre », afin de se sentir chez soi...
À l’atelier, je trouvai des jeunes filles de mon âge. Je me mis vite au courant et je commençai à gagner raisonnablement ma vie. En bonne saison, mes semaines allaient de 30 à 40 francs, et quelquefois 45 francs, pour redescendre à douze ou quinze francs en morte saison Cette spécialité du vêtement avait ete très bonne ; les ouvrières y avaient gagné largement leur vie, mais une crise la menaçait au moment où je devenais ouvrière […]
J’allai louer un cabinet meublé dans un hôtel. Ce cabinet était sordide, mais je voulais dépenser que très peu d’argent. Il me coûtait trois francs de location par semaine C’est tout ce que je pouvais payer, car il fallait que je m’achète du linge toutes les semaines pour arriver à en avoir de rechange. Tous les samedis pendant trois quatre semaines, je m’achetai une chemise à 1,55 franc, un mouchoir à 0,20 franc, un pantalon à 1,75 franc, une paire de bas à 0,55 franc, soit 3,75 francs, et avec ma location 6,75 francs.
J’avais organisé ma nourriture de la façon suivante : le matin, je prenais un pain de 5 centimes et 5 centimes de lait (le lait valait 20 centimes le litre), soit 10 centimes pour mon petit déjeuner. À midi, je prenais mon repas avec les ouvrières de l’atelier et là, je ne voulais pas avoir l’air de me priver ; j’avais peur que mes privations viennent aux oreilles de mes cousines. Elles se seraient moquées de moi. Je prenais donc un ordinaire de 50 centimes, composé de boeuf bouilli avec légumes, et du bouillon. Je mangeais le bouillon dans lequel je mettais quantité de pain, puis les légumes, et gardais le bœuf pour le soir. Je complétais ce repas avec une portion de fromage. Ma dépense se composait comme suit : bouillon et boeuf 0,50 franc. Vin : 0,20 franc. Pain : 0.15 franc. Fromage : 0,15 franc. Soit 1 franc. Le soir, j’achetais 0,10 franc de pain pour manger mon boeuf. Ma nourriture journalière me revenait à 1,20 franc. Ma dépense hebdomadaire en nourriture était de 8.40 francs, ce qui faisait, avec le linge et le logement un total de 15.15 francs Je gagnais plus de 15.15 francs, mais je voulais faire des économies pour pouvoir me mettre chez moi, avec un lit à moi. Je ne voulais pas rester à l’hôtel.
L’hôtel me répugnait d’autant plus qu’il était crasseux et mal fréquenté. Je ne pouvais pas nettoyer ce cabinet comme je l’aurais fait si j’avais été chez moi. Le dimanche, je lavais mon linge. Je ne pouvais supporter le linge sale. Me priver de friandises ou de plaisir ne me faisait pas souffrir, mais me priver de propreté m’était intolérable. Je m’imposais tous ces sacrifices pour arriver à acheter le nécessaire pour me mettre chez moi. […]
Je m’imposais un régime de privation pour sortir de cette situation. J’économisais plus que je pouvais. Grâce aux restrictions de tous les jours, je pus, au bout d’un certain temps m’acheter un lit bancal et une paillasse que je payais 10 francs, une couverture achetée à crédit 10 francs, deux chaises, une table, et un très vieux petit buffet, le tout 25 francs. Je m’étais achetée des torchons et des serviettes à 3.50 francs les six ; deux paires de draps de lit 14 francs, puis j’avais loué un cabinet. Le loyer payé et le denier-à-Dieu à la concierge coûtaient 30 francs. Ce cabinet était un affreux réduit mais il avait un avantage que j’appréciais beaucoup : il était propre. Les murs étaient blanchis à la chaux. Ce n’était pas confortable, mais j’étais chez moi. J’avais également quelques objets de cuisine, quelques assiettes. Ce qui me permettait de manger chez moi et de faire des économies pour ma nourriture. […]
Jeanne Bouvier, Mes Mémoires, une syndicaliste féministe, 1875-1935, Poitiers,1936, rééd. Paris, 1983, p.84.