Hélène Brion (1882-1962) est une féministe et pacifiste du siècle dernier un peu oubliée et dont certains textes méritent pourtant d’être redécouverts.
Hélène Brion était une institutrice, militante féministe très engagée avant la guerre 14-18 dans l’action syndicale au sein de la CGT et dans l’action politique en tant que membre de la SFIO. Pendant la guerre, elle appartient à la minorité socialiste qui s’oppose à l’Union Sacrée au nom des idéaux internationalistes et pacifistes de la deuxième Internationale ouvrière.
Cette adresse féministe est envoyée au Comité pour la reprise des relations internationales. Le C.R.R.I dirigé par Alphonse Merrheim a été créé à l’issue de la conférence de Zimmerwald de septembre 1915 qui réunissait des militants socialistes favorables à une paix sans annexions ni indemnités de guerre. Hélène Brion elle-même n’avait pu se rendre en Suisse mais avait suivi avec attention le déroulé de la conférence de Zimmerwald.
L’adresse féministe ci-dessous est intéressante à deux points de vue. Elle illustre l’engagement politique de certaines femmes pour la paix pendant la guerre 14-18. Engagement pacifiste qui a valu à Hélène Brion d’être traduite et condamnée pour défaitisme en 1918. L’autre intérêt du texte vient du fait que l’autrice inscrit son action dans la longue lignée des féministes qui, depuis la Révolution française, ont lutté pour la dignité et l’égalité. On peut donc lire aussi ce texte comme un condensé de l’histoire du féminisme depuis 1789.
Hélène Brion s’y montre sévère pour ses camarades masculins mais il est difficile de ne pas lui donner raison :
« Vous n’avez pas encore compris ou voulu comprendre que votre cause ne sera vraiment juste que le jour où vous ne souffrirez plus d’esclaves parmi vous. Tant qu’il vous paraîtra naturel de garder des privilèges vis-à-vis de plus de la moitié de la nation, vous serez mal fondés à réclamer contre les privilèges que d’autres ont par rapport à vous. »
Adresse féministe au Comité pour la reprise des relations internationales :
Nous qui n’avons rien pu pour empêcher la guerre, puisque nous ne possédons aucun droit civil ni politique, nous sommes de cœur avec vous pour en vouloir la fin.
Nous sommes de cœur avec vous pour vouloir, après cette fin où à l’occasion de cette fin, essayer d’instaurer en Europe un système social plus juste et plus équitable qui, d’une part, rende les guerres moins fréquentes, par une sorte de fédération des nations, et assure, d’autre part, au sein de chaque fédération, une vie plus large et moins précaire à l’immense masse des travailleurs.
Nous sommes, nous femmes, avec la masse des travailleurs, parce que partout elle est opprimée, et que nous sommes, nous femmes, également, partout opprimées, beaucoup plus même que n’importe quelle classe de travailleurs. Comme vous, travailleurs, et plus que vous, nous souffrons des guerres et c’est pourquoi nous voudrions essayer d’en prévenir le retour.
Mais avant d’entrer à vos côtés dans une phase plus décisive d’action, nous tenons à bien mettre en lumière les motifs qui nous font agir et à faire sur votre attitude les réflexions que les faits nous commandent.
Vous n’avez jamais été justes, travailleurs, vis-à-vis des femmes qui vous ont aidé dans vos luttes. À l’aube de 89, au moment où une ère nouvelle semblait commencer pour le monde, elles vinrent à vous, confiantes, parce que vous parliez de liberté et qu’elles pensaient obtenir la leur. Vous les avez repoussées.
Fiers de vos droits fraîchement acquis de «citoyens», au lieu de leur tendre une main fraternelle, à elles qui depuis des siècles tiraient la charrue à vos côtés et mangeaient, comme vous, l’herbe des champs dans les années de grande famine, vous avez raillé, vous avez méprisé. Vous qui ne vouliez plus de despotes, vous vous êtes effrayées à l’idée de l’émancipation possible de vos esclaves éternelles. Vous avez dispersé les clubs de femmes, confisqué les journaux de femmes, retiré aux femmes le droit de pétition, défendu aux femmes toute pensée, toute action. Vous avez rejeté brutalement les femmes dans l’ignorance d’où elles voulaient sortir, dans les bras de l’Eglise à qui elles voulaient échapper. Plus de la moitié de celles qui furent, à quatorze ans, l’âme de la révolte vendéenne, étaient venues confiantes à la Révolution en 89 : mais, repoussées, comme le furent d’abord les noirs des colonies, elles firent comme eux et se révoltèrent. Et Legouvé a pu écrire plus tard que la Révolution échoua parce qu’elle ne sut pas s’attacher les femmes.
Remarquez cependant que, malgré cette dureté de vous à notre égard, beaucoup espérant toujours, restèrent sur la brèche à vos côtés. Vous connaissez tous Mme Roland, Charlotte Corday, Théroigne de Méricourt, Rose Lacombe, Olympes de Gouges, Sophie Lapierre et les femmes babouvistes, tant d’autres qui scellèrent de leur sang leur foi révolutionnaire.
Au cours de tout le XIXe siècle, à toutes les époques de crise, les femmes vous accompagnent ou vous précèdent. En 1830, en 1848, en 1851, en 1871, nous trouvons Flora Tristan, Jeanne Deroin, Pauline Roland, Eugénie Niboyet, Adèle Esquiros, Andrée Léo, Olympe Audouard, Louise Julien, Louise Michel, Hubertine Auclert, Eliska Vincent, Nathalie Le Mel, tant d’autres encore, dont les noms peu ou point connus de vous, nous sont chers à nous, féministes, comme le sont aux peuples opprimés les noms des héros nationaux.
À chacune de ces époques, les femmes sont venues à ceux qui luttaient pour plus de liberté et de bien-être, pour une vie plus intelligente et plus humaine. Les pionnières du féminisme se sont données sans compter à votre cause, essayant d’y adjoindre celle des femmes et de vous faire comprendre la connexion étroite des deux, non par égoïsme et pour tirer un profit personnel, mais par amour de la justice, dans l’intérêt de toutes leurs sœurs qui souffrent, dans votre intérêt à vous aussi, travailleurs, qui ne le comprenez pas.
Vous avez toujours accepté leurs concours, parfois avec un peu de honte et rougissant de ce que vous leur deviez, ainsi qu’il advient lors du procès des 107 associations ouvrières de Jeanne Deroin.
Mais, tout en acceptant leurs efforts, vous n’avez jamais songé, le moment venu, à partager avec elles les trop légers avantages qu’elles vous avaient aidé à arracher au pouvoir. Vous n’avez pas encore compris ou voulu comprendre que votre cause ne sera vraiment juste que le jour où vous ne souffrirez plus d’esclaves parmi vous. Tant qu’il vous paraîtra naturel de garder des privilèges vis-à-vis de plus de la moitié de la nation, vous serez mal fondés à réclamer contre les privilèges que d’autres ont par rapport à vous. Si vous voulez la justice à votre égard, tâchez de la pratiquer à l’égard de vos « inférieures », les femmes.
Travailleurs, une crise sociale plus grave que toutes celles du XIXe siècle se prépare en ce moment. Les femmes, comme toujours, viennent à vous d’instinct, prêtes à donner sans compter leur dévouement le jour où vous agirez.
Et les féministes viennent à vous aussi, avec le même dévouement et la même volonté. Mais elles tiennent à vous dire : «Si, cette fois encore, vous acceptez le concours des femmes – et vous ne pouvez pas ne pas l’accepter ! – sans songer à leur faire place au jour des réparations sociales, si vous les conservez serves au lieu d’en faire vos égales d’un point de vue économique, civil et politique, votre œuvre sera entièrement manquée !»
Elles viennent à vous pour vous rappeler, ou pour vous apprendre que, dès 1843, une femme, Flora Tristan, avait eu la première idée de l’Association Internationale des Travailleurs, et elles vous citent ce passage trop oublié du manifeste qui précédait les statuts et en résume l’esprit : «Nous, prolétaires, nous reconnaissons être dûment éclairés et convaincus que l’oubli et le mépris des droits de la femme sont les seules causes des malheurs du monde et nous avons résolu d’inscrire dans une déclaration solennelle ses droits sacrés et inaliénables….
Nous voulons que les femmes soient instruites de nos déclarations afin qu’elles ne se laissent plus opprimer et avilir par l’injustice et la tyrannie de l’homme et que tous les hommes respectent dans les femmes, leurs mères, la liberté et l’égalité dont ils jouissent !»
Travailleurs qui lisez ceci, les féministes vous disent : Si vous vous étiez inspirés des statuts et de l’esprit de cette toute première Internationale, que vous ne comptez même pas dans votre histoire, la seconde n’aurait pas fait la lamentable faillite dont le monde souffre. Travailleurs, les féministes d’avant-garde attendent votre réponse et vous laissent méditer ce mot de Considérant :
«Le jour où les femmes seront initiées aux questions sociales, les révolutions ne se feront plus à coups de fusils !»
Transmis au Comité par Hélène Brion le 23 octobre 1916.