Le document reproduit ci-dessous est la lettre adressée par L-O Frossard aux membres du Comité directeur du Parti Communiste-SFIC pour confirmer et surtout expliquer les motifs de sa démission de la direction du parti communiste.  Elle est publiée en Une du quotidien communiste l’Humanité du 4 janvier 1923.

Pour saisir la portée historique de cette démission, il n’est pas inutile de présenter brièvement son auteur. L-O Frossard a été militant de la SFIO à partir de 1904. Pendant la guerre, il a fait partie de la minorité socialiste pacifiste et internationaliste qui refusait la logique de l’Union sacrée. Au congrès de Tours de décembre 1920, il joue un rôle important dans la scission en défendant la motion de l’adhésion à l’Internationale communiste, fondée à Moscou l’année précédente. Déjà secrétaire général de la SFIO depuis octobre 1918, Frossard devient donc le premier dirigeant de ce qu’on n’appelle pas encore le PCF.

Sa démission exprime un désaccord de fond sur  l’orientation et les décisions prises par le 4ème Congrès de l’Internationale Communiste qui s’est tenu à Moscou en novembre 1922. Frossard refuse  « une politique de centralisme à.outrance qui, dans le Parti communiste international, réduit de plus en plus, d’une façon que je crois mortelle pour les grands mouvements ouvriers, le pouvoir de décision des sections nationales et leur faculté de s’adapter aux conditions particulières de leur lutte. »

La démission de Frossard, ainsi que l’exclusion d’autres dirigeants jugés trop réformistes, est donc une étape importante dans la « bolchevisation » du PCF et dans sa soumission aux directives de Moscou. La « bolchevisation » des partis communistes est officiellement lancée au 5ème congrès de l’Internationale communiste en 1924. En réalité, celle-ci était  déjà en marche dès 1923…


 

Paris, 2. janvier 1923.

Aux membres du Comité Directeur,

Camarades,

Je vous confirme la démission que j’ai fait remettre hier au Bureau politique. Je quitte toutes les fonctions que j’occupais dans le Parti. Je décline le mandat que m’a confié le 4e congrès mondial. Je reprends ma liberté. Dès que j’ai connu les résolutions de l’Internationale sur la question française, le désir m’est venu – je ne m’en suis point caché – d’accomplir l’acte auquel je me décide aujourd’hui..Les résolutions de Moscou me semblaient déborder étrangement le cadre du conflit que nous avions, d’un commun accord, soumis à l’arbitrage du 4° congrès mondial. Je n’ai pas eu de peine à établir devant vous qu’elles constituaient dans leur ensemble une révision – opérée en dehors et à l’insu du Parti- de la Charte de Tours. Je les considérais en outre comme d’une réalisation impossible ou dangereuse. Enfin j’y voyais l’affirmation d’une politique de centralisme à.outrance qui, dans le Parti communiste international, réduit de plus en plus, d’une façon que je crois mortelle pour les grands mouvements ouvriers, le pouvoir de décision des sections nationales et leur faculté de s’adapter aux conditions particulières de leur lutte.

Pressé par un grand nombre d’entre vous, j’ai cependant fini par m’incliner. Je serais en train de rejoindre mon poste à l’Exécutif de la IIIe Internationale si les incidents de ces derniers jours n’achevaient de m’éclairer sur l’inutilité absolue de l’effort de discipline que j’étais jusqu’ici, malgré tout, résolu à m’imposer. La fraction dite de gauche traite le Parti comme un pays conquis. Elle en prend d’autorité la direction, tout en continuant, dans des circonstances qui eussent exigé l’accord cordial et confiant de toutes les bonnes volontés communistes, sa besogne systématique de critique et de dénigrement. Elle inaugure sa prise de possession du pouvoir par. toute une série d’exécutions sommaires qui ne s’expliquent que comme des satisfactions données à des rancunes de clan. Cette attitude achèvera de ruiner une organisation dont la rapide prospérité nous avait fait concevoir, il y a bientôt deux ans, de magnifiques espérances. Je voudrais croire que l’Internationale ne la couvrira pas., Je crains, hélas! Que Moscou en se rende pas un compte exact de la situation. Quant à moi, je me refuse d’en prendre plus longtemps, par mon silence, la responsabilité. À la veille du 4ème congrès mondial, on nous avait avertis qu’il nous faudrait enfin choisir. Dire : « je peux” ou “ je ne peux pas ». Eh bien, je choisis : je ne peux pas. Il ne me reste dès lors qu’à m’en aller, simplement, honnêtement. Si je me trompe, je serai seul à souffrir de mon erreur et j’éprouverai dans ma retraite une grande joie de voir mes appréhensions dissipées par les événements. Si mes craintes se vérifient, le Parti me trouvera prêt à le servir de nouveau dans la mauvaise fortune de toute ma foi trempée par 17 ans de lutte de classe et qui ne fléchira pas.

En tout cas, demain comme hier, je resterai fidèle au communisme et à la Révolution russe. Je vous serre fraternellement les mains.

L.-O. Frossard

Y La lutte des classes avant la lutte des races!

 

Y la Une de l’humanité du 4 janvier 1923