Georges Brassens, anarchiste pacifiste, s’est toujours refusé à descendre dans l’arène politique et à prendre parti pour un camp. Si on a pu le classer parmi les chanteurs engagés, c’est avant  par sa défense de valeurs et de principes, tels que le refus de la peine de mort, de l’embrigadement et bien sûr le pacifisme.  Néanmoins, quelques-unes de ses chansons sont directement inspirées par des faits historiques précis : c’est le cas avec  la tondue.

La tondue a été enregistrée en 1964 dans l’album qui porte le nom « Les copains d’abord ». Brassens y aborde l’épuration des femmes accusées de collaboration avec les Allemands et qui sont  tondues dans des céremonies publiques,  à la Libération. Il le fait, bien sûr, à sa manière.

Quand Brassens enregistre La tondue en 1964, le phénomène de la tonte des femmes accusées principalement de « collaboration horizontale » n’a pas encore fait l’objet d’étude historique digne de ce nom : la thèse de doctorat de Fabrice Virgili  qui étudie le phénomène est soutenue en 1999 et éditée en 2009 sous le titre La France « virile ». Cependant, les cérémonies de tontes des femmes furent suffisamment massives (F. Virgili évalue à 20.000 femmes qui en furent victimes), suffisamment  répandues dans tout le pays et surtout suffisamment populaires pour qu’elles soient encore dans toutes les mémoires, vingt ans plus tard.

Contrairement au poète Paul Éluard qui avait évoqué la question des femmes tondues dès 1944 dans un de  ces poèmes sur le mode tragique (cf : fin de l’article), Brassens choisit pour sa chanson  un ton léger et  une musique simple et légère. Les références historiques sont volontairement réduites, le soldat allemand devenant le roi de Prusse, ce qui donne à la chanson la saveur d’une chanson française « à l’ancienne ». Brassens ne retient comme cause du châtiment collectif que la « collaboration horizontale », c’est à dire l’amour exprimé ici par les « Ich liebe dich » et les « accroche-coeurs perdus ». La compassion de Brassens  pour les femmes tondues s’exprime toute en finesse par cet accroche-coeur ramassé « dans l’ornière » et « mis à ma boutonnière », compassion qui vaut condamnation de cette épuration genrée orchestrée par « les braves sans-culottes et les bonnets phrygiens », allusion transparente à la Terreur révolutionnaire.

Et l’on retrouve ici l’une des convictions profondes de Brassens : la méfiance envers la bêtise et la violence de la foule des « braves gens ». « Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on est plus de quatre, on est une bande de cons », n’est-ce pas …

En 1964, en pleine République gaullienne, il fallait un certain courage pour s’attaquer, même par une chanson, au mythe de la France résistante. D’autant plus que Brassens y confesse par la même occasion son manque de courage à défendre la pauvre malheureuse tondue et qu’on peut y voir peut être aussi  une allusion à son attentisme dans le Paris occupé.

Note : Si le phénomène des femmes tondues a été particulièrement répandu à la Libération, la France n’est ni le premier ni le seul pays à avoir connu cette forme de violences faites aux femmes au 20siècle.

 


La tondue

La belle qui couchait avec le roi de Prusse : Avec le roi de PrusseÀ qui l’on a tondu le crâne rasibusLe crâne rasibus
Son penchant prononcé pour les « ich liebe dich »Pour les « ich liebe dich »Lui valut de porter quelques cheveux postichesQuelques cheveux postiches
Les braves sans-culottes et les bonnets phrygiensEt les bonnets phrygiensOnt livré sa crinière à un tondeur de chiensÀ un tondeur de chiens
J’aurais dû prendre un peu parti pour sa toisonParti pour sa toisonJ’aurais dû dire un mot pour sauver son chignonPour sauver son chignon
Mais je n’ai pas bougé du fond de ma torpeurDu fond de ma torpeurLes coupeurs de cheveux en quatre m’ont fait peurEn quatre m’ont fait peur
Quand, pire qu’une brosse, elle eut été tondueElle eut été tondueJ’ai dit « c’est malheureux, ces accroche-cœur perdusCes accroche-cœur perdus »
Et, ramassant l’un d’eux qui traînait dans l’ornièreQui traînait dans l’ornièreJe l’ai, comme une fleur, mis à ma boutonnièreMis à ma boutonnière
En me voyant partir arborant mon toupetArborant mon toupetTous ces coupeurs de nattes m’ont pris pour un suspectM’ont pris pour un suspect
Comme de la patrie je ne mérite guèreJe ne mérite guèreJ’ai pas la croix d’honneur, j’ai pas la croix de guerreJ’ai pas la croix de guerre
Et je n’en souffre pas avec trop de rigueurAvec trop de rigueurJ’ai ma rosette à moi, c’est un accroche-cœurC’est un accroche-cœur
Paroles et musique de Georges Brassens, 1964

 


Comprenne qui voudra

Comprenne qui voudra
Moi mon remords ce fut
La malheureuse qui resta
Sur le pavé
La victime raisonnable
À la robe déchirée
Au regard d’enfant perdue
Découronnée défigurée
Celle qui ressemble aux morts
Qui sont morts pour être aimés

Une fille faite pour un bouquet
Et couverte
Du noir crachat des ténèbres

Une fille galante
Comme une aurore de premier mai
La plus aimable bête

Souillée et qui n’a pas compris
Qu’elle est souillée
Une bête prise au piège
Des amateurs de beauté

Et ma mère la femme
Voudrait bien dorloter
Cette image idéale
De son malheur sur terre.

Paul Eluard, 1944