Brillant ministre de l’Éducation nationle et des Beaux Arts de juin 1936 à septembre 1939, l’action politique de jean Zay et ce que sa personne représentait lui valurent d’être emprisonnés par les autorités de Vichy pendant près de 4 ans, jusqu’à sa fin tragique. Il tira de cette expérience carcérale un journal publié après la guerre, Souvenirs et Solitude, dont l’extrait présenté est issu.

Daté du 10 mai 1941, le texte a été rédigé à l’occasion de la condamnation, la veille, de Pierre Mendès France à 6 ans de prison par le Tribunal militaire de Clermont-Ferrand pour des motifs similaires à ceux qui ont valu  à Jean Zay d´être condamné 8 mois plus tôt. Pierre Mendès France appartient à la même génération et à la même tendance politique que Jean Zay, celle de l’aile gauche du parti radical, dite des « Jeunes Turcs ».  Les deux hommes sont, en mai 1941, incarcérés dans la même prison, celle de Riom. (Mais Mendès France  s’en évade quelques jours plus tard, échappant probablement ainsi au destin tragique de Jean Zay).

Cette condamnation est l’occasion pour Jean Zay de revenir sur « l’affaire du Massilia » de juin 1940 qui lui valut d’être condamné à la déportation. Le Massilia est le paquebot réquisitionné par le gouvernement en juin 1940 pour transporter les députés et sénateurs en Afrique du Nord ; cette affaire s’inscrit dans la confusion de l’invasion allemande et du débat qui agite le gouvernement entre partisans de l’armistice et partisans de la poursuite du combat aux côtés des Britanniques. On sait quelle en fut l’issue …

L’intérêt du texte n’est pas simplement d’exposer les données de cette affaire et de disculper les 4 condamnés. En montrant la  « gradation curieusement correspondante au passé politique de ces hommes publics, à leurs origines ou même à leurs opinions », Jean Zay démontre de façon convaincante le caractère éminemment politique des procès intentés par Vichy. Il ne suffisait pas en effet  aux nouveaux maîtres que les 4 condamnés soient, par leurs opinions politiques, des « fauteurs de guerre », il fallait encore qu’ils soient reconnus comme des déserteurs, pour salir leur honneur …


10 mai 1941

Le Tribunal militaire de Clermont-Ferrand, spécialisé dans les affaires politiques et que le même colonel préside depuis dix mois, a condamné hier Pierre Mendès France à six ans de prison. Ainsi s’achève provisoirement le dernier acte de la comédie judiciaire du Massilia. Il n’aura pas été moins édifiant que les autres.

Quatre officiers parlementaires, le capitaine Viénot, les lieutenants Mendès France et Wiltzer, le sous-lieutenant Jean Zay avaient pris place, le 20 juin 1940, à bord du Massilia, bateau frété officiellement par le gouvernement Pétain pour transporter le Parlement en Afrique du Nord, où la résistance devait se poursuivre. Quatre jours plus tard, quand le même gouvernement se fut résolu à capituler, ce fut principalement pour dissimuler sa velléité de résistance, en même temps que pour réaliser une opération politique, qu’il entreprit de dénoncer les passagers du Massilia comme des fuyards et de poursuivre les officiers parlementaires, qui avaient voulu gagner le lieu où l’on continuerait à se battre. Il eût semblé logique que les quatre inculpés fussent poursuivis ensemble, à la même audience, après une instruction commune, pour le même acte commis le même jour, dans les mêmes circonstances, par les mêmes moyens. Il n’en fut rien. Non seulement on les jugea séparément, mais, après des procédures de longueurs très inégales, on aboutit à des décisions fort différentes, suivant une gradation curieusement correspondante au passé politique de ces hommes publics, à leurs origines ou même à leurs opinions. Ministre pendant quatre ans, cible notoire de la campagne antisémite (bien que protestant, comme le fut toute mon ascendance maternelle, mais j’ai toujours tenu à honneur de ne rien démentir sur un pareil sujet), je fus gratifié d’un procès hâtif et spécialement corsé, terminé par la peine maximum de la déportation ; ancien sous-secrétaire d’État et israélite, Mendès France se voit infliger six ans de prison sans sursis ; ancien sous-secrétaire d’État également, mais non israélite, Viénot s’en est tiré avec huit ans de prison avec sursis. Quant à Wiltzer, député modéré de la Moselle, non israélite, et qui n’avait jamais appartenu au gouvernement de la République, on lui octroya un non-lieu.

Le procès Mendès France est d’autant plus effarant que celui-ci, en gagnant le Maroc, avait non seulement suivi les décisions gouvernementales, mais rejoint, ainsi qu’il en avait reçu l’ordre, son unité qui s’y trouvait repliée. N’avions-nous pas tous, d’ailleurs, des fiches d’embarquement signées du vice-amiral Dumesnil et des passeports visés « sans objection » par le général commandant le Bureau central militaire de Bordeaux? N’étais-je pas muni personnellement d’un ordre de mission du ministre de l’Intérieur Pomaret ? On arrêta ce dernier la veille de mon audience pour le discréditer ou le rendre muet … C’est au mépris de la justice qu’on reconnaît les gouvernements d’aventure : « La postérité, qui pardonne beaucoup, se montre sans pitié pour la profanation de la sainte idée de justice », disait Jules Favre, plaidant pour les ouvriers lyonnais devant la Chambre des pairs.

Jean Zay, Souvenirs et Solitude, chapitre 3, 10 mai 1941