Jean Zay, grand ministre de l’éducation nationale et des beaux arts nommé par Léon Blum en juin 1936, resta à son poste jusqu’en septembre 1939, avant de rejoindre l’armée française. Du mois d’août 1940 jusqu’à son assassinat par la Milice le 20 juin 1944, il fut incarcéré par les autorités de Vichy et connut la prison, essentiellement du fait de son engagement politique au service de la République et de la haine antisémite dont il était victime.
Il tira de cette douloureuse expérience carcérale un journal publié après la guerre sous le titre de Souvenirs et solitude. Entremêlant, dans un subtil dosage, des souvenirs de son parcours politique pendant les années 30 et des réflexions sur sa condition de prisonnier politique, Jean Zay nous offre des pages magnifiquement écrites et d’une grande profondeur.
C’est à ce Jean Zay, philosophe, humaniste et moraliste, auquel nous voudrions rendre hommage. Puisse la lecture de ce texte superbe écrit derrière de hauts murs nous rendre plus humain.
7 janvier 1942
Humbles et flatteurs devant qui les domine par son emploi ou les hasards de la fortune, les hommes ne se montrent au naturel qu’à leurs égaux ou leurs inférieurs. Il faut dépendre d’eux pour découvrir ce que leur soumission cache d’envie, les voir indifférents aux maux d’autrui toujours prêts à suivre le plus fort et à piétiner le vaincu. C’est pourquoi dix-huit mois de prison m’en auront plus appris sur la nature humaine que trois ans et de gouvernement. J’ai lu la haine et le fanatisme sur la face de mes prétendus juges, en août 1940 ; j’ai vu « dans l’enceinte même du Tribunal, comme dit l’Ecclésiaste, siéger l’Iniquité et dans le temple de la Justice, résider l’Injustice » ; j’ai compris que la chute de ceux qui furent un temps dignes d’envie emplit de joie les médiocres, auxquels elle apporte une revanche inespérée, et que les passants ne sont guère enclins à plaindre dans leurs épreuves ceux qui étaient coupables jusque-là d’un destin privilégié : j’ai su que l’oubli, l’ingratitude et la lâcheté règlent l’existence de la majorité des hommes et que se distinguent par le silence prudent devant le péril ceux-là mêmes qui était naguère les plus ardents à solliciter, les plus empressés complaire. Encore peut-on trouver aujourd’hui bien de excuses à une humanité souffrante où chacun, succombant sous son propre fardeau, estime légers les tourments du voisin.
Mais, dans le même temps, à côté des défaillances du monde bourgeois et officiel, j’ai appris ce que conservaient de chaleur la sympathie courageuse et la fidélité de certains milieux populaires : lettres spontanées de petites gens, messages verbaux d’ouvriers ou de paysans, regards éloquents des auditeurs silencieux dans le prétoire de Clermont-Ferrand, témoignages incessants venus la ville natale. J’ai vu autour de moi les trésors de solidarité qui se dépensaient dans le camp des emprisonnés politiques, parmi les condamnés ou les persécutés, partout où sont rassemblés dans l’impuissance, ceux qui ont été frappés arbitrairement. Rien ne fonde une communauté comme un malheur partagé. Et surtout j’ai découvert ce que pouvait être l’amitié. On peut croire, dans les bons jours, avoir des amis. Il reste à les éprouver. Les temps actuels en offrent l’occasion. Quelle émotion à constater qu’aucun de ceux sur lesquels on comptait vraiment n’a fait défaut et que, même, il s’en est révélé dont on ne soupçonnait point la fermeté! Amis qui deviennent frères, dont se fixe l’image exacte ; qui savent trouver, à la minute précise où on l’attendait, le geste convenable ; qui vous font la visite espérée; qui vous écrivent la lettre escomptée … Leur phalange, en se rétrécissant parfois, ne fait que se renforcer. ils tiennent dans leurs mains, si l’on en avait besoin, la patience et le réconfort, la confiance, la certitude. Ils font sans peine oublier les autres et mesurer à leurs justes proportions les choses et les gens qui n’ont point d’importance. On distingue dans leurs paroles ou leur écriture l’écho des jours anciens, l’approche des jours futurs. Si l’on s’était perdu de vue soi-même, si dans quelque moment de détresse on avait oublié ce qu’on doit être, on se retrouve en les écoutant ou en les lisant. Leur présence fait bénir l’épreuve, car elle nous réconcilie avec ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, ce qui sauve l’humanité d’elle-même. Ils la rachètent avec un mot, une attention. Et quand on les a entendus, quand on a serré leur main chaude et loyale, on se dit qu’après tout elle est peut-être vraie cette pensée charitable du romancier anglais : <<< La plupart des hommes sont détestables parce que nous les détestons ; si nous les aimions, ils seraient aimables. >>>
Jean Zay, Souvenirs et solitude, chapitre 6, 7 janvier 1942