Jean Zay, fusillé le  20 juin 1944 par la Milice alors qu’il n’avait pas encore 40 ans, a eu une courte vie mais dont les diverses facettes méritent d’être évoquées. Brillant ministre de l’Éducation nationale et des Beaux arts pendant 40 mois, de juin 1936 à septembre 1940, Jean Zay est un fervent républicain partisan d’une politique de fermeté face aux menaces du fascisme et de l’hitlérisme. C’est en grande partie cet engagement politique qui lui valut d’être incarcéré à la prison centrale de Riom par les autorités de Vichy pendant près de 4 ans, jusqu’à son assassinat.

Ayant le goût de l’écriture depuis son enfance, il peuple sa solitude par la rédaction d’un journal, publié en 1946 sous le titre Souvenirs et solitude. L’auteur y alterne, dans un ordre semble-t-il calculé, une chronique de sa vie quotidienne de prisonnier et la relation de souvenirs des années 30 au temps de sa vie de député et de ministre. 

Le texte proposé est une réflexion quasi philosophique sur l’expérience – au sens fort du terme – de la prison. Expérience douloureuse, mais féconde, pour un homme habitué à une vie publique intense : « La prison nous apprend que nous pouvons nous passer du monde – féconde révélation – et que, plus facilement encore, le monde peut se passer de nous ».

À l’heure où l‘Hubris de tant de chefs d’Etat ensanglante le monde et où tant d’hommes politiques corrompus ne risquent, au pire des cas, que le bracelet électronique, on leur conseille de méditer de toute urgence cette leçon d’humilité.


27 janvier 1941

En tournant dans ma cour, je guette les bruits de la vie, évocateurs de réalités invisibles mais proches, car, au delà de mon mur et du chemin de ronde qui le borde, c’est – à vingt mètres peut-être – une ruelle populeuse et la place Desaix. Une porte qui se ferme, un pas sur le pavé, une carriole grinçante, les clameurs des gosses au sortir de l’école, autant de rêves indistincts. Bruits de coulisses : la vie est devenue pour moi un bruit de coulisses … Je ressemble au régisseur de Chantecler qui, devant le rideau baissé, épie les rumeurs pour imaginer le tableau. Ainsi l’existence continue sans moi, indifférente et machinale. On a pu me retirer de son circuit et rien ne s’est trouvé altéré. Cette sensation est une des plus cruelles pendant les premiers mois de prison. Elle est un avant-goût de la mort, puisqu’elle nous révèle le peu de place que nous tenions et que rien ne sera changé sous le soleil quand nous aurons disparu. Puissante leçon d’humilité. Aussi se transforme-t-elle bientôt en un grand bénéfice moral. La prison nous apprend que nous pouvons nous passer du monde – féconde révélation – et que, plus facilement encore, le monde peut se passer de nous.

Jean Zay, Souvenirs et solitude, chapitre 2, 27 janvier 1941