Le 16 août 1940, Jean Zay est emprisonné à Clermont-Ferrand puis est transféré à Marseille et, enfin, à la prison de Riom à partir du 7 janvier 1941. Victime de la haine de l’extrême-droite, il est assassiné par la Milice, le 20 juin 1944. Durant sa captivité, Zay parvint à rédiger, non sans difficultés, son journal avec l’idée de le publier après la guerre. Il réussit  à en  faire passer les feuillets, lors des visites de son épouse Madeleine qui les cacha dans le landau de leur fille Hélène.

Intitulé Souvenirs et solitude, Jean Zay se donne pour objectif avec ce journal de réfléchir non seulement à sa captivité mais aussi et surtout à l’après-guerre et, comme Marc Bloch avec L’étrange défaite, aux causes de la défaite et à la responsabilité de certaines corporations et hauts fonctionnaires. Le texte est publié pour la première fois en 1946.

Dans l’extrait choisi, il revient en particulier sur le manque d’attachement à la République des hauts fonctionnaires, une des clés de la défaite et de l’acceptation du régime de Vichy selon lui, et sur les moyens d’y remédier, comme la création d’une école particulière : l’ENA.

Le passage ne manquera pas de faire réfléchir sur l’importance de l’école et pose la question de la formation à l’âme républicaine…


6 octobre

Le manque de caractère dont ont fait preuve tant de hauts fonctionnaires républicains depuis juin 1940, la facilité avec laquelle ils ont subi les nouveaux maîtres, assumé sans révolte de conscience toutes les besognes qu’on leur imposait, ont illustré tristement l’insuffisance de leur formation civique et professionnelle. La République a payé de leur reniement l’une de ses plus fâcheuses défaillances. Elle avait négligé de surveiller leur recrutement, d’assurer elle-même leur formation : ils ne l’ont pas défendu.

D’où sortaient en effet nos fonctionnaires sous la IIIe République ? Soit d’une grande école privée, celle des Sciences politiques, qui disposait d’un véritable monopole et fournissait seule par exemple les diplomates, les forgeant dans un esprit de classe, pour ne pas dire de caste, en les dotant d’un zèle démocratique bien faible. Soit de concours trop spécialisés, trop fermés, enclins à prodiguer les œillères qui affligeaient jusqu’au plus brillant sujet de l’inspection des Finances. Soit de l’improvisation administrative et de la faveur politique, comme les préfets, dont la carrière est délivrée au hasard, tout chef de cabinet sans diplôme – ou presque – devant normalement finir préfets, pour peu qu’il eût quelque entregent et un peu de protection parlementaire.

Cet état de choses avait pour résultat de rendre vain dans dans un domaine important le principe de l’égalité des enfants devant l’instruction et au seuil des carrières publiques. Le savoir et l’intelligence n’étaient plus seuls à conditionner l’accès à toutes les fonctions. Il fallait souvent la fortune, la naissance. Quel enfant du peuple a jamais pu être ambassadeur ? Et cependant notre corps diplomatique, que trop de sang bleu anémiait, eût utilement reçu de nouvelles infusions. Peu à peu s’emparaient des leviers de commande – dans ces cadres administratifs qui survivaient à tous les changements politiques et constituaient la véritable armature du pays – des hommes dont quelques-uns étaient notoirement au-dessous de leurs tâches et dont beaucoup ne nourrissaient pour le régime qu’il servait qu’une fidélité théorique.

L’État français n’avait pas trouvé le temps d’entreprendre lui-même la formation de ces hauts fonctionnaires, soin essentiel auquel s’attachaient tous les autres pays. Bien des périls devaient en découler. Une seule tentative dans ce sens avait eu lieu : dans le gouvernement éphémère de 1848, les ministres de l’Instruction publique Jean Reynaud et Hippolyte Carnot avait conçu l’École d’administration. Mais ils n’eurent pas le loisir d’en faire une réalité et la IIIe République ne songea pas pendant près de 70 ans à reprendre l’initiative de la Deuxième.

Ce fut seulement le gouvernement de 1937 qui déposa devant la Chambre des députés le projet de loi créant l’École nationale d’administration. La chambre le vota en 1939 à une forte majorité. Il allait être soumis aux délibérations du Sénat lorsque survint la guerre […]

 

Jean Zay, Souvenirs et solitude, 6 octobre 1942, extrait