Quand il écrit ce texte, Manuel Chaves Nogales (1897-1944) a déjà une longue carrière de journaliste et d’écrivain derrière lui. Né en 1897 à Séville, il commence très tôt à travailler dans la presse, d’abord dans sa ville natale puis à Madrid. À partir de 1931, il dirige le journal républicain Ahora. De nos jours, Manuel Chaves Nogales est considéré comme l’un des plus grands journalistes espagnols de l’entre-deux-guerres.
En 1936, au début de la guerre civile, il met sa plume au service de la défense de la République. Mais Manuel Chaves Nogales qui se définit lui-même comme un « petit-bourgeois libéral » (pequeñoburgués liberal) s’oppose au « fascisme » incarné par Franco, mais aussi au communisme et à l’anarchisme dont il a pu voir les excès de près dans Madrid assiégée(1). En novembre 1936, quand le gouvernement républicain décide d’abandonner la capitale pour s’installer à Valence moins exposée, il choisit l’exil en France avant de fuir à Londres à la fin juin 1940.
L’extrait proposé est issu d’un ouvrage rédigé en 1940 après la défaite de la France. Dans La agonía de Francia (L’agonie de la France), Manuel Chaves Nogales nous livre une analyse à chaud de l’effondrement de la France face à l’Allemagne nazie. Sa vision de la France et des Français à un moment dramatique de notre histoire est celle d’un étranger au regard acéré, mais profondément attaché aux valeurs républicaines incarnées par notre pays.
Le texte, extrait du prologue et intitulé Le mythe de la liberté, met en évidence ce qu’a pu représenter la France dans les années 30 pour tous les « pauvres démocrates d’Europe » fuyant les dictatures.
(1) Manuel Chaves Nogales a publié un témoignage sur la guerre civile toujours édité de nos jours en Espagne : A sangre y fuego.
Le mythe de la liberté
Hier encore, affluaient vers la France, pleins d’espoir, des hommes venus de toute l’Europe qui gardaient foi en l’homme et en ses valeurs morales, ceux qui croyaient en la liberté parce qu’ils en ont besoin pour vivre comme de l’oxygène pour leurs poumons, ceux qui ne se résignent pas à abdiquer leur dignité d’homme devant les monstres primaires du totalitarisme. Depuis que s’est effondré le mythe de Moscou, qui avait attiré fallacieusement ceux qui avaient faim et soif de justice, depuis que l’illusion de la révolution bolchevique s’est brisée, la France est redevenue la Mecque de tous les hommes libres d’Europe, sans doute pour le prestige insigne de sa tradition.
Maxime Gorki nous raconte qu’il fut un temps où le seul nom de Lénine éveillait dans les pays les plus reculés de la terre de telles suggestions magnifiques de rédemption que, parcourant des milliers de kilomètres, venaient constamment en pèlerinage sur la Place Rouge de Moscou des gens simples et émus qui parlaient toutes les langues et qui avaient sur le communisme les idées les plus arbitraires mais qui communiaient unanimes en un idéal de libération qui pour être ineffable n’en était pas moins fort. Cet idéal s’était finalement cristallisé dans le culte de cette momie maquillée devant laquelle, en signe de dévotion, celui qui ne savait rien faire d’autre se signait.
Avec la même foi aveugle, des hommes qui voulaient rester libres et qui avaient tout sacrifié pour leur liberté, leurs maisons, leurs familles, leurs pays, arrivaient ces derniers temps dans les faubourgs de Paris.
Aujourd’hui, après l’effondrement de la France, je ne peux dissocier la dévotion des pauvres démocrates d’Europe pour la France de la dévotion naïve des prolétaires du monde entier pour cette momie maquillée qui monte la garde à l’entrée du Kremlin.
Manuel Chavez Nogales, L’agonie de la France, extrait
Traduction proposée par Gilles Legroux
El mito de la libertad
A Francia acudían ayer aún, llenos de esperanza, los hombres de toda Europa que seguían teniendo fe en el hombre y en sus valores morales, los que creían en la libertad porque la necesitan para vivir como el oxígeno para sus pulmones, los que no se resignan a abdicar su dignidad viril ante los monstruos primarios del totalitarismo. Desde que se derrumbó el mito de Moscú, que había atraído falazmente a quienes tenían hambre y sed de justicia, desde que se deshizo la ilusión de la revolución bolchevique, Francia había vuelto a ser la Meca de todos los hombres libres de Europa, acaso sólo por el prestigio insigne de su tradición.
Cuenta Máximo Gorki que hubo un periodo en el que el solo nombre de Lenin despertaba en los más remo-tos países de la tierra tan magníficas sugestiones de redención que, cruzando millares de kilómetros, llegaban constantemente en peregrinación a la Plaza Roja de Moscú, gentes sencillas y emocionadas que hablaban todas las lenguas y tenían del comunismo las ideas más arbitrarias pero que comulgaban unánimes en un ideal de liberación no por inefable menos fuerte. Ese ideal había cristalizado finalmente en el culto a aquella momia maquillada ante la cual, en señal de devoción, el que no sabía hacer otra cosa se santiguaba.
Con la misma fe ciega llegaban en los últimos tiempos a los arrabales de París los hombres que querían seguir siendo libres y que a su libertad lo habían sacrificado todo, sus hogares, sus familias, sus patrias.
Hoy, después del derrumbamiento de Francia, no puedo disociar la devoción de los pobres demócratas de Europa por Francia de la devoción ingenua de los proletarios de todo el mundo por aquella momia maquillada que monta la guardia a la entrada del Kremlin.
Manuel Chaves Nogales, La agonía de Francia, 1941