Le philosophe Émile-Auguste Chartier (1868-1951), plus connu sous le pseudonyme d’Alain, est un exemple de ces intellectuels républicains qui, sous la troisième République, furent profondément engagés dans le débat public. En plus de sa longue carrière de professeur de philosophie, Alain s’est distingué par la publication de nombreux articles ou chroniques : on a recensé plus de 5000 Propos publiés dans divers organes de presse. Textes courts adaptés au format journalistique, les propos d’Alain abordent des sujets variés et se distinguent par la clarté et la qualité de l’expression.

Dans ce texte publié en 1912, Alain défend l’État de droit comme fondement  de la démocratie libérale, permettant de garantir à chaque citoyen l’égalité des droits et des libertés individuelles.

Pour Alain,  » « la démocratie n’est pas le règne du nombre, c’est le règne du droit. » Cette formule […] est bonne à méditer dans ce moment de notre histoire »


« La démocratie n’est pas le règne du nombre, c’est le règne du droit. » Cette formule, que j’ai rencontrée ces jours, est bonne à méditer dans ce moment de notre histoire. Car tous les proportionnalistes me paraissent avoir une tout autre conception de la République. Selon ce qu’ils disent, il suffit que le pouvoir soit remis aux plus forts; la justice n’en demande pas plus.

Pour moi, je conçois la République tout à fait autrement. Il n’y a point de tyrannie légitime ; et la force du nombre ne peut point créer le plus petit commencement de droit. Le droit est dans l’égalité. Par exemple tous ont un droit égal à pratiquer telle religion qu’ils auront choisie ; le droit de l’un limite le droit de l’autre. Il serait contre le droit qu’une majorité, aussi écrasante qu’on voudra, et unanime, supposons-le, sur le problème religieux, voulût imposer son culte à une douzaine de dissidents.

Pour parler plus précisément encore, dans une Démocratie, non seulement aucun parti n’a le pouvoir, mais bien mieux, il n’y a plus de pouvoir à proprement parler. Il y a des magistrats qui ont pour charge de maintenir l’égalité, la paix, l’ordre ; mais ces magistrats ne doivent pas agir au nom d’un parti. Par exemple, il est assez clair que les jugements des tribunaux devraient n’être changés en rien quand un progressiste prendrait le pouvoir à la place d’un radical très radical. […]

Alain, Propos du 31 juillet 1912, extrait

NB : le texte est également présent dans Alain, Éléments d’une doctrine radicale, Paris, Gallimard, 1933 pour la 4ème édition, coll. les documents bleus, 315 pages