Depuis plus de deux siècles, la Révolution française a suscité d’intenses débats historiographiques et donné naissance à de grandes fresques historiques. Considéré comme événement fondateur de la République française et de la « patrie des droits de l’homme », la Révolution française est aussi à l’origine d’un courant de pensée contre-révolutionnaire d’extrême droite qui n’a jamais disparu de la vie politique française depuis 1789. C’est dans cette double optique, celle des idéologies politiques et de l’historiographie, que nous proposons la lecture de cet article de Pierre Gaxotte, publié dans l’hebdomadaire Je suis partout, dans le numéro du 24 février 1939.
Pierre Gaxotte (1895-1982) est l’auteur de La Révolution française, grande fresque historique publiée en 1928, et dont le succès ne s’est pas démenti pendant des décennies, comme en témoignent les multiples rééditions avant et après 1945. C’est cet ouvrage d’histoire, suivi de beaucoup d’autres, qui valut à Pierre Gaxotte d’entrer à l’Académie française en 1953. Intellectuel et écrivain reconnu après la guerre, Pierre Gaxotte est parvenu à faire oublier de son vivant son parcours pendant l’entre deux guerres.
Élève de l’École normale supérieure, Pierre Gaxotte devient adhérent de l’Action française et subit une véritable fascination pour Charles Maurras, dont il fut le secrétaire nocturne, en 1917 et 1918. Il obtient l’agrégation d’histoire en 1920 mais, rapidement, s’oriente vers l’édition et le journalisme. En 1924, il devient un collaborateur clé de la maison d’édition Fayard, à la fois comme rédacteur en chef de l’hebdomadaire Candide, (créé par Fayard), et directeur de la collection « Les grandes études historiques ». C’est dans cette collection qu’est publié en 1924 l’immense succès de Jacques Bainville « Histoire de France », puis en 1928 La Révolution française de Gaxotte.
L’article présenté a été rédigé par Pierre Gaxotte, onze ans plus tard, en février 1939, dans Je suis partout, hebdomadaire dont il a été le rédacteur en chef jusqu’en 1937. Cela situe clairement l’auteur à l’extrême droite de l’échiquier politique. L’article, publié en page 1, est motivé par les cérémonies officielles prévues pour la célébration du cent cinquantenaire de la Révolution française. Qui de mieux pour réagir à l’événement que Gaxotte ?
Son article éclaire à la fois l’idéologie de l’auteur et l’esprit qui imprègnent son maître livre La Révolution française. Homme (d’extrême droite) de son temps, Gaxotte commence par un couplet antisémite contre « Johann » Zay, le jeune ministre de l’Éducation nationale qui concentre depuis 1936 contre lui les attaques des ennemis de la République, l’auteur reprenant à son compte la vision d’Edouard Drumont sur « les lois qui ont établi sur la nation française la domination de la nation juive ».
D’une plume acérée et avec un art consommé de l’ironie, Gaxotte offre de la Révolution française une vision apocalyptique : tout n’est que massacres, violences et déclin irrémédiable de la nation française face à ses pires ennemis. Une vision qui n’est sans doute pas très éloignée de celle de nos contemporains qui se réclament de la contre-révolution..
Pierre Gaxotte, pendant la guerre 39-45, se tint à l’écart des dérives collaborationnistes de ses anciens collègues de Je suis partout. Il reprit ensuite sa carrière d’écrivain respectable et respecté, jusqu’à sa mort. Jean Zay, assassiné par la Milice en juin 1944, n’eut pas cette chance.
Pour aller plus loin : nous vous conseillons la lecture de Baptiste Roger- Lacan, auteur de l’article Pierre Gaxotte, ou l’extrême droite respectable, dont sont issus la plupart des informations ci-dessus.
Et vive la révolution !
Petit programme pour les cérémonies
M. Zay (Johann) vient de publier le programme des cérémonies de la révolution, c’est-à-dire le programme des fêtes données par la Troisième République en l’honneur des événements de 1789-93, et pour le cent cinquantième anniversaire de ceux-ci.
Ce sera gai comme un service funèbre à la synagogue de la rue de la Victoire. Naturellement, on lira la Déclaration des Droits de l’Homme à la radio, et on entendra un peu partout des discours de politiciens. M. Herriot célébrera le régime qui lui a permis de remplir un ventre si rond; M. Zay honorera d’un souvenir ému les lois qui ont établi sur la nation française la domination de la nation juive. M. Vincent-Auriol saluera les assignats, et M. Paul Reynaud le tiers consolidé; les fournisseurs de guerre iront déposer une couronne à la statue de Danton, patron des grands tripoteurs, et les stavyskiens s’inclineront pieusement devant les grands ancêtres, ceux qui cambriolèrent le garde-meuble et les bijoux de la Couronne.
Somme toute, il y aura du plaisir pour tout le monde.
M. Deibler est mort trop tôt, pour participer à l’apothéose de la guillotine. Mais nous espérons, néanmoins, que sa petite machine sera exposée en bonne place, avec une liste complète des personnes exécutées, sans oublier Lavoisier, le chimiste; André Chénier, le poète; sans oublier non plus les cultivateurs, les petits commerçants et les marchands des quatre saisons décapités au nom de la république pour n’avoir pas voulu vendre la légume à perte.
J’attends avec impatience le discours de M. le préfet de la Seine : « Messieurs du Conseil municipal, avec quelle joie, avec quelle noble fierté, puis-je aujourd’hui fêter l’assassinat de mon très proche prédécesseur, M, Bertier de Sauvigny. En ces temps, on en disait pas “le préfet”, on disait l’intendant.” C’est à lui que nous devons la place de la Concorde, l’école militaire, le quartier de l’Odéon, l’aménagement des boulevards, œuvre édilitaire en tous points admirables. Gloire au peuple souverain qui a assassiné M. Bertier, avec un raffinement si digne d’éloge. Songez qu’on a promené sa tête au bout d’un bâton, qu’on lui a ouvert la poitrine et arraché le cœur. Sublime exemple! Messieurs, sublime exemple! Que le champagne coule à flots! Je lève mon verre au massacre de mon prédécesseur. “
Le président du Conseil municipal se lèvera à son tour : “M. le préfet, mes chers collègues, Messieurs, citoyens, camarades. Je en veux point disputer le plaisir légitime de célébrer le massacre de M. Bertier. Mais , messieurs, M. le préfet se vante un peu. Son prédécesseur n’a été déchiqueté que le 22 juillet 1789. Mon prédécesseur à moi, que l’on appelait le prévôt des marchands, a été mis en pièces dès le 14. Et de quelle façon supérieure. Découpé par un garçon boucher, comme un veau pour l’étal. Voilà, je pense, qui donne au représentant de la Ville de Paris un droit particulier à honorer la grande révolution. Je ne regrette pas, messieurs, l’argent que nous avons dépensé en lampions, en drapeaux, en guirlandes et en rubans. Si les contribuables n’ont pas de masques à gaz, du moins peuvent-ils se réjouir du découpage artistique de mon très proche prédécesseur. Messieurs, je lève mon verre à l’assassinat du président du conseil municipal! »Après quoi, le préfet de police se lèvera à son tour. « Messieurs, je suis honteux de la fonction si humble et si effacée que je remplis aujourd’hui. Je ne puis, hélas ! fêter l’assassinat de mon prédécesseur. Celui-ci, j’en ai honte, était un mauvais esprit : pendant que les émeutiers pillaient son hôtel, il a réussi à prendre la fuite. Il s’appelait Thiroux de Crosne, et il a frustré le peuple d’un plaisir qui lui était dû. En réparation, j’ai convoqué quelques « patriotes » catalans, Mme Pasionaria et quelques tricoteuses madrilènes qui vont, messieurs, m’estourbir et me dépecer à la sortie. Je lève mon verre à l’assassinat du préfet de police! »
Alors parut le général gouverneur de Paris : « Messieurs, dit-il, l’armée est muette. Néanmoins, la date est si glorieuse, que je veux en son nom dire quelques mots d’allégresse et de remerciement. Ce que nous allons fêter par le défilé de nos glorieux drapeaux, ce sont les premières mutineries militaires. Oui, messieurs, le 14 juillet 1789, les gardes françaises, régiment d’élite, élisent les premiers soviets de soldats. Ils pillent la caisse, messieurs. Ils dégradent leurs officiers, ils tirent sur la police. Quel précédent! Ce qui augmente ma fierté et mon contentement, c’est que l’exemple n’a pas été perdu. Au printemps de 1790, on comptait déjà vingt garnisons mutinées, et les officiers qui réussirent à maintenir leurs troupes dans le devoir furent justement cassés, chassés de l’armée, couverts de crachats par la populace et bien souvent étrîpés. Messieurs, c’est en l’honneur de ces événements que nous allons défiler. » Les clairons sonnèrent et les troupes se mirent en marche.
Puis vint le vice-amiral, chef d’état-major. « Messieurs, dit-il, c’est à moi qu’il appartient de faire briller avec le plus d’éclat la date impérissable de 1789. C’est elle, en effet, qui marque la fin de la prépondérance maritime de notre pays. Avant 1789, nous balancions l’Angleterre. Nous venions même de la battre sur tous les océans, des Indes aux Etats-Unis. Désormais, c’est Aboukir et c’est Trafalgar. Fini. Fini. Fini. N. I., N.l. Fini. Pour de bon ! Pour toujours ! Nous n’avons jamais remonté la pente. Je lève mon verre, messieurs, aux mutineries de Toulon. Je bois à l’arrestation du préfet maritime de Rions par les équipages révoltés. Je bois à la révolte de l’escadre de Brest. Je bois aux comités d’ouvriers et de matelots. Je bois à la libération des forçats et à l’assassinat du commandant de la Réunion. Je bois à la ruine irrémédiable de nos escadres. Je bois à la gloire de 1789 et à notre décadence maritime! »
Parut le président de la Ligue pour la natalité. « Messieurs, dit-il, 1789 est la plus grande date de notre histoire, la plus chérie, la plus aimée, la plus justement vénérée. 1789 signifie pour nous les lois sociales et successorales qui ont provoqué la restriction des naissances. 1789, c’est le dépeuplement progressif de la patrie. C’est la régression mathématique du pays. Je lève mon verre à la disparition de l’enfance. J’en vénère les causes. J’en adore les raisons. Messieurs, je bois à la mort de la nation française! »
Les ouvriers burent à l’avènement de la ploutocratie et à la fin des corporations ; les journalistes à l’assassinat de leur confrère Suleau ; les professeurs à la suppression des libertés universitaires ; les paysans à la réquisition des blés et à l’établissement de la conscription. Sur le soir arriva un télégramme de Berlin. « Suis reconnaissent à révolution 1789 d’avoir imposé à l’Europe principe des nationalités qui a donné naissance à la grande Allemagne. — Adolf Hitler, Führer des 80 millions d’Allemands, unis grâce à la Révolution française. »

