En  1905, les socialistes réalisent leur unité et le parti socialiste SFIO (Section française de l’internationale ouvrière) voit le jour. D’influence marxiste à l’origine, c’est finalement un socialisme humaniste, fraternel et universaliste qui s’impose peu à peu au sein du parti, sous l’influence de Jean Jaurès. Ce dernier est assassiné le 31 juillet 1914 et les socialistes se rallient finalement à l’Union Sacrée au début de la Première Guerre mondiale.

Favorables à la révolution russe de février 1917 qui éclate durant le conflit, les socialistes français se montrent pourtant assez hostiles à la révolution bolchevique menée par Lénine. Cependant, après 1918, les partisans de cette dernière gagnent rapidement du terrain au sein du parti. Se pose alors pour la SFIO une question : adhérer ou pas à la Troisième Internationale dominée par Moscou ? C’est dans ce contexte que les socialistes se réunissent en congrès  à Tours du 25 au 30 décembre 1920 pour discuter de la question.

Le troisième jour du congrès de Tours, lundi 27 décembre, Léon Blum prend la parole et s’affirme à ce moment comme une voix qui compte. Dans son intervention, il se montre critique vis-à-vis de la Révolution telle que l’envisagent certains et prononce un discours tranché idéologiquement suivant une ligne jaurésienne. Certaines de ses formules, où il propose de « garder la vieille maison », sont restées dans le langage commun. Il se montre également lucide, voire visionnaire des déchirements et des dérives à venir de la part d’un certain socialisme  qu’il rejette sans ambiguïté.


Extrait n° 1 : la critique de l’idéal révolutionnaire et du modèle russe

[…] Mais ici, ce n’est pas seulement de révision et de réadaptation qu’il s’agit, et je vais essayer de vous démontrer – c’est le cœur même de ma démonstration – que c’est un socialisme neuf sur tous les points essentiels : conception d’organisation, conception des rapports de l’organisation politique et de l’organisation économique, conception révolutionnaire, conception de la dictature du prolétariat. C’est un socialisme neuf. À notre avis, il repose sur des idées erronées en elles-mêmes, contraires aux principes essentiels et invariables du socialisme marxiste. Il repose, d’autre part, sur une espèce de vaste erreur de fait qui a consisté à généraliser, pour l’ensemble du socialisme international, un certain nombre de notions tirées d’une expérience particulière et locale, l’expérience de la Révolution russe elle-même, et à poser comme règle d’action nécessaire et universelle pour le socialisme international ce qui était l’expérience contestable peut-être, mais lentement dégagée des faits eux-mêmes, par ceux qui avaient accompli et fait vivre la Révolution russe. Voilà ce que nous pensons : nouveauté, d’une part, et erreur d’autre part, erreur de fait, erreur de doctrine. […]

Que la fin révolutionnaire, que l’idéal révolutionnaire, ce soit la prise des pouvoirs publics en elle-même et par elle-même, indépendamment de la transformation sociale dont elle doit devenir le moyen, cela, je le répète, c’est une conception anarchiste. Car, lorsque vous raisonnez ainsi, quel est le seul résultat positif, certain, que vous avez en vue ? C’est la destruction de l’appareil gouvernemental actuel. Lorsque vous vous fixez à vous-même comme but la prise du pouvoir, sans être sûr que cette prise du pouvoir puisse aboutir à la transformation sociale, le seul but positif de votre renfort, c’est la destruction de ce qui est, et que l’on appelle l’appareil gouvernemental bourgeois. Erreur anarchiste dans son origine et qui, à mon avis, est à la racine de la doctrine communiste.

Je fais en ce moment une démonstration, non pas pour gêner les uns ou servir les autres, mais pour apporter le plus possible de clarté dans la discussion de cet ensemble de doctrines que j’ai, pour ma part, pendant des semaines, étudié avec un mélange de probité et d’anxiété. Ouvrez votre carte du Parti. Quel est l’objet que le parti socialiste jusqu’à présent se donnait à lui-même ? C’est la transformation du régime économique. Ouvrez les statuts de l’Internationale communiste. Lisez l’article dans lequel l’Internationale définit son but. Quel est ce but ? La lutte à la main armée contre le pouvoir bourgeois. Je vais tout de suite vous montrer, faisant de votre propre doctrine un effort d’explication dont vous devriez me savoir plus de gré, à quoi correspond, selon moi, cette conception. Je veux montrer à quoi, dans la pensée de Lénine et des rédacteurs des thèses, correspond cette nouvelle notion révolutionnaire. Elle répond à cette pensée, profondément ancrée dans l’esprit des rédacteurs des thèses et qui revient sans cesse : c’est qu’il est impossible, avant la prise des pouvoirs publics, d’accomplir un travail de propagande et d’éducation ouvrière efficace. Ce qui revient à dire que la conquête des pouvoirs publics n’est pas seulement, comme nous l’avons toujours dit, la condition de la transformation sociale, mais qu’elle est déjà la condition des premiers efforts d’organisation et de propagande qui devront plus tard mener à cette transformation.

Ce que pense Lénine, c’est que tant que la domination de la classe capitaliste sur la classe ouvrière ne sera pas brisée par la violence, tout effort pour rassembler, éduquer et organiser cette classe ouvrière demeurera nécessairement vain. De là cette sommation impérative d’avoir à prendre le pouvoir tout de suite, le plus vite possible, puisque c’est de cette conquête que vont dépendre, non pas seulement vos efforts terminaux, mais vos efforts initiaux, puisque même les premiers éléments de votre tâche socialiste ne commenceront que quand vous aurez pris le pouvoir.

Mais cela – je demande pardon de le répéter à ceux qui l’ont déjà entendu – je le conçois quand on est en présence d’un prolétariat tel que le prolétariat russe et d’un pays tel que la Russie, où l’on n’avait fait avant la prise du pouvoir aucune propagande d’ensemble efficace. On peut alors s’imaginer qu’avant tout il faut briser le pouvoir bourgeois pour que cette propagande même devienne possible.

Mais, dans nos pays occidentaux, est-ce que la situation est la même ? Je me refuse à concéder que, jusqu’à cette conquête des pouvoirs publics, que vous ferez sans doute demain, il n’y aura pas eu dans ce pays une propagande socialiste. Je me refuse à dire que tout le travail passé n’a servi de rien, et que tout est à faire. Non, beaucoup a été fait, et vous n’avez pas le droit de vous démentir et de vous renier aujourd’hui. Sans m’égarer dans aucune démonstration oratoire, je veux montrer jusqu’au bout cette différence entre les deux conceptions révolutionnaires : celle qui voit dans la transformation le but et dans la conquête des pouvoirs publics un moyen ; celle qui, au contraire, voit dans la conquête du pouvoir, le but. […]

Extrait n° 2 : Que doit être la dictature du prolétariat ?

[…] La dictature, c’est le libre pouvoir donné à un ou plusieurs hommes de prendre toutes les mesures quelconques qu’une situation déterminée comporte. Il n’y a, par conséquent, aucune possibilité de déterminer d’avance quelle forme aura la dictature du prolétariat, et c’est même une pure contradiction. Où est par conséquent le désaccord ? Il n’est pas non plus dans le fait que la dictature du prolétariat soit exercée par un parti. En fait, en Russie, la dictature n’est pas exercée par les Soviets, mais par le Parti communiste lui-même. Nous avons toujours pensé en France que demain, après la prise du pouvoir, la dictature du prolétariat serait exercée par les groupes du Parti socialiste lui-même devenant, en vertu d’une fiction laquelle nous acquiesçons tous, le représentant du prolétariat tout entier. La différence tient, comme je vous l’ai dit, à nos divergences sur l’organisation et sur la conception révolutionnaire. Dictature exercée par le Parti, oui, mais par un parti organisé comme le nôtre, et non pas comme le vôtre. (Exclamations) Dictature exercée reposant sur la volonté et sur la liberté populaire, sur la volonté des masses, par conséquent dictature impersonnelle du prolétariat. Mais non pas une dictature exercée par un parti centralisé, où toute l’autorité remonte d’étage en étage et finit par se concentrer entre les mains d’un comité patent ou occulte. Dictature d’un parti, oui, dictature d’une classe, oui, dictature de quelques individus, connus ou inconnus, cela, non. (Applaudissements sur divers bancs) […]

Extrait n° 3 : garder la vieille maison, au-delà des querelles

Et il y a des moments où ils ont le droit et le devoir de se dire : « Est-ce que je peux ou est-ce que je ne peux pas suivre ? » C’est là que nous en sommes venus aujourd’hui. Un vote de majorité, je le répète, ne changera rien à un cri de conscience assez fort chez nous pour étouffer ce souci de l’unité qui nous a toujours guidés.

Nous sommes convaincus, jusqu’au fond de nous-mêmes, que, pendant que vous irez courir l’aventure, il faut que quelqu’un reste garder la vieille maison. (« Très bien ! »). Nous sommes convaincus qu’en ce moment, il y a une question plus pressante que de savoir si le socialisme sera uni ou ne le sera pas. C’est la question de savoir si le socialisme sera, ou s’il ne sera pas. (Applaudissements). C’est la vie même du socialisme que nous avons la conscience profonde de préserver en ce moment dans la mesure de toutes nos forces. Et, puisque c’est peut-être pour moi la dernière occasion de vous le dire, je voudrais vous demander quelque chose qui est grave à mes yeux. Pouvons-nous vraiment, les uns et les autres, prendre là-dessus une sorte d’engagement suprême ? Demain, nous serons peut-être divisés comme des hommes qui comprennent différemment l’intérêt du socialisme, le devoir socialiste ? Ou serons-nous divisés comme des ennemis ? Allons-nous passer notre temps devant la bourgeoisie à nous traiter les uns de traîtres et de renégats, les autres de fous et de criminels ? Ne nous ferons-nous pas, les uns et les autres, crédit de notre bonne foi ? Je le demande : y a-t-il quelqu’un ici qui croie que je ne suis pas socialiste ?

Cartier: Tu es confusionniste (Tumulte).

Blum: Dans cette heure qui, pour nous tous, est une heure d’anxiété tragique, n’ajoutons pas encore cela à notre douleur et à nos craintes. Sachons nous abstenir des mots qui blessent, qui déchirent, des actes qui lèsent, de tout ce qui serait déchirement fratricide. Je vous dis cela parce que c’est sans doute la dernière fois que je m’adresse à beaucoup d’entre vous et parce qu’il faut pourtant que cela soit dit. Les uns et les autres, même séparés, restons des socialistes ; malgré tout, restons des frères qu’aura séparés une querelle cruelle, mais une querelle de famille, et qu’un foyer commun pourra encore réunir. » (Applaudissements prolongés sur les bancs de droite. Tumulte à gauche)

Source : 18ème congrès national tenu à Tours les 25, 26, 27, 28, 29 & 30 décembre 1920 : compte-rendu sténographique / Parti socialiste SFIO, Ed. au siège du Parti, 1921, extraits pages 246-266

Congrès de Tours : vue générale sur la salle – Photographie de presse, agence Meurisse, 1920 (Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, EI-13 (2660))