Pendant sa courte carrière politique, Jean Zay, le ministre de l’Éducation nationale nommé par Léon Blum en 1936, ne s’est pas contenté des affaires relevant de son ministère. Il s’est aussi beaucoup engagé sur les questions de politique internationale et a aussi beaucoup voyagé à l’étranger pour représenter la France. Emprisonné par Vichy en août 1940 jusqu’à son assassinat en juin 1944, Jean Zay occupe une partie de son temps de réclusion à rédiger un journal publié après la guerre sous le titre Souvenirs et Solitude (1) . L’extrait qui suit, en date du 27 avril 1942, en est issu.
Jean Zay analyse l’attitude du « Français », son contemporain, à l’égard du monde comme relevant de « l’égotisme pur », comme si la France était « pour lui le centre du globe ».
Cette analyse, pour peu qu’on la juge pertinente, pourrait être étendue aux Français du 21ème siècle et aux autres peuples de la Terre qui sont en réalité à l’image des individus que composent chacun d’entre eux ; et ceci est sans doute une donnée fondamentale de la géopolitique : notre difficulté à voir le monde autrement que si nous étions « le centre fixe du système planétaire » et notre inaptitude à accepter le point de vue des autres, quand il ne coïncide pas avec notre propre intérêt.
(1) : pour approfondir le sujet, consulter le dossier thématique consacré à Jean Zay Jean Zay, un destin républicain
27 avril 1942
Le Français le moins patriote, le plus éloigné des vanités nationales, croit que tous les problèmes internationaux doivent se juger dans le monde par rapport à la France. La France est pour lui le centre du globe, comme le globe était pour Ptolémée le centre fixe du système planétaire. Ce n’est point là nationalisme chatouilleux, ni même el patriotisme. C’est besoin d’être aimé. En politique extérieure, la plupart de nos compatriotes ressentent avant tout le besoin toujours inassouvi d’être aimés pour eux- mêmes. Les nations étrangères se divisent à leurs yeux en deux catégories : celles qui aiment la France et celles qui ne l’aiment pas ; et c’est leur tendresse ou leur hostilité pour notre cause qui doit seule les déterminer. La presse a beaucoup contribué à ce sentimentalisme étrange : combien de chefs d’État a-t-elle définis avant tout comme de « grands amis de la France », sans chercher à analyser et faire connaître quelle pensée exacte, quelle orientation, ils représentaient dans leur pays ? La réaction intime du Français, quand il s’agit des crises internationales, est devenue d’égotisme pur. Le même qui trouvait tout naturel que nous abandonnions la Tchécoslovaquie en 1938 et la Pologne en 1939, malgré nos engagements, s’est indigné constater que l’Amérique n’entrait pas immédiatement guerre à nos côtés, bien qu’aucune alliance militaire ne l’y obligeât. Il a applaudi en 1932 le refus du Parlement français de payer les dettes américaines, sans se souvenir qu’il avait dénoncé comme un escroc Lénine répudiant en 1920 les emprunts du tsar. Toutes les nations sont égoïstes, dira-t-on, et ne jugent pas des actes d’autrui avec les mêmes yeux que des siens. Mais nous savons être désintéressés ; nous acceptons des sacrifices pour la communauté internationale; ce que nous voulons, répétons-le, c’est être aimés. Nous ne discernons point qu’une nation étrangère ne soude sa politique extérieure à la nôtre que parce que notre attitude coïncide soit avec ses propres intérêts matériels, soit avec l’idéal qu’elle entend servir. Des niais s’indignent, par exemple, que le monde tourne le dos France de Vichy; ils oublient que ce qu’admirent en nous les peuples libres, depuis un siècle et demi, ce n’est pas une entité géographique, mais la France de la liberté et de la Révolution. Nous croyons qu’on nous connaît, qu’on nous étudie et qu’on forme des vœux pour nous dans les moindres recoins du monde. Le fermier du Far West et le paysan de l’Oural ne sauraient asseoir leur opinion sur les événements internationaux sans laisser parler d’abord leur sympathie ou leur aversion pour la France. Qui donc comprend qu’ils ne s’intéressent à nous que dans la mesure où nous nous rattachons à leur conception de vie ?
J’ai vu en Russie, à cent kilomètres de Moscou, des kolkhoziens qui ignoraient jusqu’à l’existence et au nom de la France. Tout étranger était pour eux << un Allemand», terme générique légué par l’histoire et le voisinage: <<« Quand ma voiture, ornée du drapeau tricolore, s’arrête dans un village russe, me dit l’ambassadeur de France, la population s’amasse en criant: « Voici un Allemand ! » «
Jean Zay, Souvenirs et Solitude, 27 avril 1942, extrait.