Si le Florentin Nicolas Machiavel (1469-1527) est mondialement  connu comme l’un des maîtres de la philosophie politique, avec son œuvre majeure  Le Prince, il fut aussi un auteur prolifique qui a composé de nombreuses œuvres poétiques et théâtrales, s’imposant ainsi comme un grand écrivain de la Renaissance.

L’extrait présenté ici est issu du dernier écrit de Machiavel et fut rédigé quelques semaines ou quelques mois avant sa mort, en juin 1527. Connu sous le titre « Description de la peste de Florence », il se présente comme une lettre écrite à un ami et décrit la déambulation de Machiavel à travers Florence ravagée par la peste.  Plus qu’une description minutieuse des ravages de l’épidémie, l’essentiel du récit est consacré à la déambulation d’un Don Juan vieillissant mais toujours galant qui se joue de la mort qui rôde.

Cependant, la lettre s’ouvre par une description de Florence en proie au « fléau mortel ». Comme d’autres auteurs avant lui, Thucydide, Procope de Césarée ou Boccace, les grandes épidémies meurtrières inspirent Machiavel. On retrouve dans sa description un certain nombre de traits classiques de la « littérature de la peste » : la fuite des élites vers la campagne, un fléau comparé à celui de la guerre, la quête désespérée d’un remède miraculeux et le délitement des relations sociales les plus fortes, quand « les pères et les mères repoussent leurs propres enfants et les délaissent ».

Que reste-t-il pour se raccrocher à la vie, sinon la recherche de l’aventure amoureuse …


[…] Notre malheureuse Florence offre aujourd’hui un spectacle semblable à celui d’une ville que les infidèles auraient prise de vive force et ensuite abandonnée. Une partie des habitants, imitant votre exemple, a fui devant le fléau mortel, et s’est réfugiée dans les villas éparses autour de la ville ; les autres ont trouvé la mort, ou sont sur le point de mourir : ainsi le présent nous accable, l’avenir nous menace, et l’on souffre autant de la crainte de vivre que de celle de mourir. Ô malheureux temps ! Ô saison déplorable ! Ces rues si belles et si propres, que l’on voyait remplies d’une foule de nobles et riches habitants, exhalent maintenant l’infection et la malpropreté : on n’y voit que des pauvres, dont la lenteur et les cris effrayés ne permettent pas de marcher avec sécurité ; les boutiques sont fermées, les exercices suspendus, les tribunaux et les cours absents, et les lois mises en oubli : aujourd’hui on apprend un vol, demain un meurtre ; les places, les marchés, où les citoyens s’assemblaient fréquemment, sont devenus des tombeaux ou le réceptacle de la plus vile populace ; chacun marche isolé ; et, au lieu d’une population amie, on ne rencontre que des gens infectés des poisons de la peste. Un parent trouve-t-il un parent, un frère, un frère, une femme, son mari ; chacun s’éloigne au plus vite. Que dirai-je de plus ? les pères et les mères repoussent leurs propres enfants et les délaissent.

Les uns portent à la main, ou, pour mieux dire, ont toujours sous le nez des fleurs, les autres, des herbes odoriférantes ; ceux-ci, des éponges, ceux-là, de l’ail ; d’autres, enfin, des boules composées de toutes sortes de parfums ; mais ce ne sont que des précautions. Il existe encore quelques boutiques où l’on distribue du pain, ou, pour mieux dire, dans lesquelles on sème pour recueillir des bubons.

Les réunions qui avaient lieu dans les places publiques pour converser d’une manière honorable, et dans les marchés pour l’utilité de la vie, n’offrent plus qu’un spectacle morne et affligeant. On n’entend que ces mots : Un tel est mort, un tel est malade ; celui-ci a fui, celui-là est renfermé chez lui ; l’un est à l’hôpital, l’autre est gardé ; il en est dont on n’a aucune nouvelle. Tels sont les seuls bruits qui circulent, et qui, lorsqu’on y réfléchit, sont capables de rendre malade Esculape lui-même.

La plupart s’occupent à rechercher l’origine du mal ; et les uns disent : « Les astrologues nous menacent, » les autres : « Les prophètes l’ont prédit. » On se rappelletous les prodiges qui ont eu lieu ; on attribue le mal à la nature du temps ; on en accuse la qualité de l’air propre à propager la peste ; on se souvient que la même chose arriva en 1348 et en 1478 ; chacun cherche des souvenirs pareils ; et l’on finit par conclure que ce fléau n’est pas le seul qui nous menace, et qu’une foule d’autres maux sont prêts à fondre sur nous.

Voilà les aimables sujets d’entretien que l’on entend à toute heure ; et quoique je pusse dans un seul mot vous faire voir, par les yeux de l’esprit, l’affligeant spectacle que présente notre misérable patrie, en vous disant ; imaginez qu’elle est totalement différente de ce que vous aviez coutume de la voir (car rien ne peut mieux vous faire apprécier sa situation actuelle que cette comparaison faite en vous-même), toutefois, je veux que vous puissiez en avoir une connaissance plus particulière, car, quelle que soit la force de l’imagination, il lui est impossible d’atteindre sur tous les points à la réalité. Je ne crois point vous en pouvoir donner une plus exacte peinture qu’en vous citant mon exemple. Je vais donc vous exposer la vie que je mène, afin que vous jugiez par là de celle des autres. […]

Nicolas Machiavel, Description de la peste de Florence, 1527, extrait

 

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