On donne son prénom à des rues ou on lui érige des statues en fournissant force détails sur sa vie. On affirme sur twitter que sa mère s’appelait Bayengumay et fut déportée d’Afrique en passant par Gorée. Rosalie, née du viol de Bayengumay sur le bateau de traite, se serait elle-même baptisée « Solitude ». Elle se serait battue jusqu’au bout en 1802 contre les forces du général Richepance, aurait accouché d’un garçon avant d’être exécutée, etc.
En réalité, on ignore totalement qui était la mère de Solitude. La faire venir de Gorée traduit surtout une représentation de l’histoire de la traite plutôt qu’une réalité : le lieu revient systématiquement alors qu’on sait que Gorée fut surtout un port de traite régional, bien moins important que les ports transatlantiques plus au sud-est. De la mulâtresse Solitude, on ne sait même pas si elle avait été esclave ou si elle était une libre de couleur avant 1794. On sait seulement qu’elle aurait été présente dans un camp de prisonniers de la Basse-Terre, qu’elle les aurait menacés en tuant un lapin sorti du clapier, qu’elle fut arrêtée plus tard dans des conditions totalement inconnues et exécutée le 29 novembre 1802, au lendemain de l’accouchement. On ne sait rien de l’exécution : guillotine, fusillade, pendaison, roue, bûcher, sachant que les cinq furent utilisés par les forces du premier consul de la République et que d’autres, dont la cage (obligeant à se tenir debout sans boire ou manger pour tomber d’épuisement sur une lame au dessus de laquelle on est attaché), furent ordonnés sans être utilisés (il n’y avait pas de modèle de cage disponible pour en construire une). Ce qu’on sait de la mulâtresse Solitude tient en quinze lignes dans l’édition 1976 du Lacour, cette Histoire de la Guadeloupe éditée par un notable blanc-créole en 1855-1860. Lacour utilise à la fois des sources orales et des rapports écrits. On ignore sur quelle source il s’est fondé et à quel point celle-ci peut être fiable, biaisée et déformée. Pour le reste, Solitude est le fruit d’une fiction publiée en 1972 par l’écrivain André Schwarz-Bart, fameux auteur du Dernier des Justes (Goncourt, 1959).
« On a vu que les femmes et les enfants arrêtés sur les habitations1 avaient été envoyés à Palerme. Ces prisonniers d’un genre tout nouveau étaient au nombre de quatre-vingts. Leur existence, depuis leur arrestation, avait été affreuse. Il ne se passait pas d’instant qu’ils n’entendissent débattre la question de leur vie ou de leur mort. Le mulâtre Jean-Christophe insistait pour qu’on les fusillât, disant faussement que ce seraient de justes représailles ; que là où les blancs dominaient, c’était le sort qu’ils faisaient subir aux femmes de couleur. Les négresses et les mulâtresses surtout se montraient acharnées contre les femmes blanches. La mulâtresse Solitude, venue de la Pointe-à-Pitre à la Basse-Terre, était alors dans le camp de Palerme. Elle laissait éclater, dans toutes les occasions, sa haine et sa fureur. Elle avait des lapins. L’un d’eux s’étant échappé, elle s’arme d’une broche, court, le perce, le lève, et le présentant aux prisonnières : « tiens, dit-elle, en mêlant à ses paroles les épithètes les plus injurieuses, voilà comme je vais vous traiter quand il en sera temps ! ».
Et cette malheureuse allait devenir mère ! Solitude n’abandonna pas les rebelles et resta près d’eux, comme leur mauvais génie, pour les exciter aux plus grands forfaits. Arrêtée enfin au milieu d’une bande d’insurgés, elle fut condamnée à mort ; mais on dut surseoir à l’exécution de la sentence. Elle fut suppliciée le 29 novembre après sa délivrance. »
Auguste Lacour, Histoire de la Guadeloupe, tome troisième : 1798-1803, Livre IX, chapitre VI, Basse-Terre, 1858, réédition EDCA, préface de Jacques Adélaïde-Merlande, Basse-Terre, 1976, p. 311.
1 Dans les Antilles françaises, une habitation est une plantation avec son organisation spatiale conservée après 1848 et qui demeure différente du modèle spatial du village à l’européenne.