Les avortements clandestins sont, sous la IIIème République, l’un des plus graves problèmes de santé publique.

Ils se chiffrent sans doute à plusieurs centaines de milliers par an, mais étant illégaux et clandestins, il n’y a donc pas, logiquement, de statistiques officielles malgré les tentatives pour les quantifier.

En croisant document de fiction, un extrait de roman célèbre,  et petites annonces parues dans de grands journaux, nous avons voulu montrer l’hypocrisie d’une société bourgeoise qui réprime et pénalise l’avortement mais qui, dans le même temps,   ferme les yeux sur sa pratique clandestine, devenue monnaie  courante dans les grandes villes mais aussi, semble-t-il , en province.


L’extrait proposé est issu du roman sulfureux écrit par Octave Mirbeau « Journal d’une femme de chambre », publié en  1900. La narratrice qui s’exprime ici à la première personne est la protagoniste principale, Célestine, qui vient d’être placée comme femme de chambre dans un village de Haute-Normandie. La « grosse femme »  est une bonne au service d’un officier en retraite. « Madame Gouin » est l’épicière du village ; ayant travaillé pour une sage-femme de Paris, elle pratique aussi dans son arrière-boutique les avortements, mettant ainsi son savoir-faire au service des provinciales.

Du roman…

[…] Je n’ai plus qu’un désir, une volonté, une obsession, fuir ce soleil, cette plaine, ces coteaux, cette maison et cette grosse femme, dont la voix méchante m’affole et me torture.

Enfin, elle se dispose à me laisser… me prend la main et la serre, affectueusement, dans ses gros doigts gantés de mitaines. Elle me dit :

– Et puis, ma petite, vous savez, madame Gouin, c’est une femme bien aimable… et bien adroite… Il faudra la voir souvent…

Elle s’attarde encore… et avec plus de mystère :

– Elle en a soulagé, allez, des jeunes filles !… Dès qu’on s’aperçoit de quelque chose… on va la trouver… Ni vu, ni connu… On peut se fier à elle… ça, je vous le dis… C’est une femme très… très savante…

Les yeux plus brillants, son regard attaché sur moi, avec une ténacité étrange, elle répète :

Très savante… et adroite… et discrète !… C’est la Providence du pays… Allons, ma petite, n’oubliez pas de venir chez nous, quand vous pourrez… Et allez, souvent, chez madame Gouin… Vous ne vous en repentirez pas… À bientôt… à bientôt !…

Elle est partie… Je la vois qui, de son pas en roulis, s’éloigne, longe, énorme, le mur puis la haie… et brusquement s’enfonce dans un chemin où elle disparaît…

Octave Mirbeau, Journal d’une femme de chambre, Paris, 1900, extrait du chapitre 3

… À la réalité : le cas des petites annonces

Sous la IIIème République, malgré la répression encadrant la pratique de l’avortement, la presse se fait le relais des sage-femmes proposant leurs services aux femmes le désirant. Les petites annonces sont monnaie courante et prennent soin d’utiliser un vocabulaire prudent mais explicite quant aux services rendus qui requièrent avant tout de la « discrétion »…

Ce phénomène courant fut d’ailleurs évoquée  par la docteure Madeleine Pelletier, féministe convaincue, dans son ouvrage « droit à l’avortement » publié en 1913 :

« L’avortement est surtout pratiqué à Paris par des agences, qui font à la quatrième page des journaux une publicité à peine déguisée. L’année dernière encore, on pouvait lire des annonces comme celle-ci : « RETARD, moyen infaillible », l’adresse ; pas de nom. Le mot « RETARD » a fait crier ; des poursuites ont été ouvertes ; aussi, à un moment donné, tous les « Retard » ont-ils disparu pour faire place à « Sage-femme, discrétion ». »

Petites annonces parues dans le quotidien le matin, 10 septembre 1908

 

Petite annonce parue dans l’hebdomadaire le Rire, 20 juin 1908, page 14

 

Annonces parues dans le Petit Journal, 13 avril 1905, page 6