Parmi les féministes du XIXe siècle, la personnalité de Maria Deraismes est certainement l’une des plus éloquentes. Marie Adélaïde Deraismes, dite Maria Deraismes [1828-1894], est une libre penseuse, théoricienne du féminisme, oratrice et femme de lettres française, née à Paris dans une famille bourgeoise acquise à la cause des Lumières (son père est un anticlérical fervent admirateur de l’œuvre de Voltaire), ce qui lui assurera par la suite les ressources nécessaires à sa liberté personnelle.
Après avoir envisagé une carrière de peintre à l’image de Rosa Bonheur, Maria Deraismes se tourne finalement vers l’écriture et devient journaliste. Oratrice remarquée dès sa jeunesse, elle s’engage très tôt en faveur du droit des femmes. C’est à ce titre qu’en 1866 elle accepte l’invitation de Léon Richer à la loge du Grand Orient de France, principale obédience maçonnique française, pour réagir à un article misogyne intitulé « Les bas-bleus », rédigé par l’auteur Barbey d’Aurevilly. Maria Deraismes donne par la suite d’autres conférences sur des thèmes féministes et elle participe à l’organisation du premier congrès international du droit des femmes. Elle anime La Société pour la revendication des femmes qui se bat pour le développement de l’enseignement féminin, et collabore à de nombreux journaux : Le Grand Journal, L’Epoque, Le Nain Jaune ainsi qu’à la revue Le Droit des Femmes. Elle crée même le journal La Libre Pensée de Seine et Oise.
Sa fréquentation régulière des loges pour des conférences l’ouvre peu à peu au monde de la franc-maçonnerie, et très vite, la question de son entrée officielle dans cet univers exclusivement masculin se pose. Maria Deraismes est, en effet, connue pour être la première femme initiée en France à la franc-maçonnerie, à la fin du XIXème siècle. Face aux refus successifs des obédiences d’accueillir et d’initier des femmes (la franc-maçonnerie étant alors un univers d’hommes qui voient d’un très mauvais œil l’initiation des femmes), quelques loges entrent en résistance et Maria Deraismes devient finalement la première femme initiée à la franc-maçonnerie, le dans la loge « Les Libres-Penseurs » située à Pecq, dans les Yvelines. Cette initiative provoque un profond séisme dans la franc-maçonnerie française. Onze ans plus tard, en 1893, Maria Deraismes inaugure la fondation de la première loge maçonnique mixte française : le Droit humain, qui est aujourd’hui encore l’une des principales organisations maçonniques de l’hexagone.
C’est donc en 1882, année de son entrée en franc-maçonnerie, qu’elle prononce ce discours. L’extrait que nous vous proposons est intéressant à plus d’un titre. En effet, il représente la synthèse des combats personnels de Maria Deraismes qui montrent les liens étroits existant entre les questions de laïcité, d’émancipation des femmes mais aussi d’égalité entre les sexes.
[…] Le XVIIIème siècle s’est arrêté à l’homme, il en a fait le citoyen. Le XIXème ira jusqu’à la femme et la proclamera citoyenne.
À l’heure présente, l’intervention de la femme, en matière d’intérêts généraux, collectifs, est une nécessité du développement historique.
Deux questions se dressent devant nous, et elles sont insolubles sans le concours de la femme. C’est la question religieuse, cléricale, et la question politique.
Il est évident que, tant que la femme sera sous l’influence du catéchisme et du Syllabus, tant qu’elle sera sous le joug du prêtre, elle fera obstacle à l’organisation de la démocratie. On commence un peu tardivement à s’en apercevoir, et on s’efforce de donner enfin aux jeunes filles une éducation à bases rationnelles.
Mais, avant de recueillir les fruits, il se passera du temps, et les femmes de la génération actuelle continueront de transmettre, par voie d’hérédité, leurs caractères moraux, elles lègueront à leurs rejetons quelque chose de leur état mental.
Or, la question politique est intimement liée à la question cléricale. N’est-ce pas la doctrine religieuse qui se charge de fournir aux sociétés, comme aux individus, un principe de direction, une règle de conduite? Telle croyance, tel système de gouvernement.
Donc, comment former des tempéraments républicains, comment donner aux jeunes générations des mœurs et des habitudes démocratiques ? C’est la mère qui jette les premières semences dans l’intelligence de l’enfant, c’est elle qui d’abord inscrit des caractères sur ce vase neuf, caractères indélébiles et impérissables.
Est-ce donc aussi dans la famille, dont la constitution est monarchique, que vous inculquerez aux enfants les notions de la liberté, de l’autonomie, du droit de la personne humaine, quand, épouse, la mère est privée du droit de liberté et d’autonomie ? Ne vous y trompez pas, la famille est la société principe, la cité élément ; et tout ce qui se passe au foyer domestique se reproduit en grand dans la machine politique.
L’élimination de la femme dans les affaires publiques est due à une fausse conception de la politique. On s’est imaginé, longtemps, que la politique était une science spéciale qui ne devait être le partage que d’une minorité d’élite, bien plutôt d’une personnalité puissante, douée, par la Providence, de facultés dirigeantes, capable alors de saisir l’ensemble des rapports qui s’établissent entre les individus et les peuples et de les régler pour le plus grand avantage de ceux-ci.
C’est ainsi qu’une seule volonté s’est substituée à des millions de volontés. [….]
La politique est la résultante de la mise en jeu des forces sociales : sentiments, passions, idées, intérêts, se combinent, s’organisent en vue d’atteindre un but commun, déterminé qui est le bonheur. Et c’est justement de la participation, de la coopération de tous à la gestion générale que se produit la pondération des égoïsmes, c’est-à-dire l’entente et l’harmonie finale. L’élimination d’un seul des facteurs susnommés dérange l’équilibre et amène le désordre. Or, la femme est un des grands facteurs de l’humanité. Tout ce qui se fait, tout ce qui s’accomplit, tout ce qui se passe dans le monde, est le produit de la fusion des deux germes, de deux éléments masculins et féminins. C’est de leur pénétration constante et réciproque, c’est de l’échange mutuel de leurs qualités que s’effectue la marche des sociétés vers le progrès.
Quand la femme aura pris la force que lui a assignée la nature, vous aurez de fortes chances pour assurer à l’édifice républicain la durée et l’indestructibilité.
Vive la République !
Maria Deraismes discours prononcé au Pecq, le 14 juillet 1882 à l’occasion de l’inauguration du buste de la République des communes de Jacques France, extrait de : Maria Deraismes, Eve dans l’humanité, Paris éditions L. Sauvaitre, 1891, extraits pages 180- 182