Le pape Léon XIII, qui  a succédé à pie IX en 1878, a exercé un long pontificat de 25 ans jusqu’à sa mort en 1903.  Auteur en 1891  de  la fameuse encyclique   Rerum Novarum  fixant la doctrine sociale   de l’Église catholique, il est passé à l’histoire comme un pape plutôt progressiste et  ouvert aux réalités de son temps. 

Mais il fut  aussi l’auteur de l‘encyclique du 20 avril 1884 Humanum genus  qui condamnait  sans appel la Franc-Maçonnerie et dont nous publions ici quelques extraits.

Léon XIII ne fut  pas le premier pape à condamner l’action de la « secte maçonnique » et il prit  d’ailleurs soin de s’inscrire ici  dans la lignée de ses prédécesseurs qui, depuis 1738, avait  à maintes reprises dénoncé le danger que représenterait la Franc-maçonnerie pour la civilisation chrétienne. Un lecteur averti et attentif y retrouverait aussi  sans peine  des échos aux  écrits d’un  certain nombre d’ écrivains  catholiques qui, depuis Barruel  en passant par Gougenot des Mousseaux, ont dénoncé l’action pernicieuse des Francs-Maçons.

Cependant,  avec l’encyclique Humanum Genus, la papauté franchit un pas supplémentaire. La condamnation théologique de la Franc-maçonnerie, assimilée à l’oeuvre de Satan, est sans appel. La lettre s’adresse « aux Vénérables Patriarches, Primats, Archevêques, Evêques et autres ordinaires en paix et communion avec le Siège Apostolique »  qui auront ensuite la mission d’en transmettre l’enseignement aux curés et autres religieux soumis à leur juridiction.  La Franc-maçonnerie est  définie comme le principal ennemi que tous les catholiques doivent dénoncer et combattre ; elle  acquiert donc à partir de cette époque une place essentielle dans la vision politique  du monde diffusée par l’Église catholique à ses fidèles. 

Les Francs-Maçons étant assimilés à des suppôts de Satan, l’encyclique Humanum Genus repose sur une vision clairement complotiste de l’histoire et c’est ce que nous analyserons plus loin…


Aux Vénérables Patriarches, Primats, Archevêques, Évêques et autres ordinaires en paix et communion avec le Siège Apostolique

Depuis que, par la jalousie du démon, le genre humain s’est misérablement séparé de Dieu auquel il était redevable de son appel à l’existence et des dons surnaturels, il s’est partagé en deux camps ennemis, lesquels ne cessent pas de combattre, l’un pour la vérité et la vertu, l’autre pour tout ce qui est contraire à la vertu et à la vérité. Le premier est le royaume de Dieu sur la terre, à savoir la véritable Eglise de Jésus Christ, dont les membres, s’ils veulent lui appartenir du fond du coeur et de manière à opérer le salut, doivent nécessairement servir Dieu et son Fils unique, de toute leur âme, de toute leur volonté. Le second est le royaume de Satan. Sous son empire et en sa puissance se trouvent tous ceux qui, suivant les funestes exemples de leur chef et de nos premiers parents, refusent d’obéir à la loi divine et multiplient leurs efforts, ici, pour se passer de Dieu, là pour agir directement contre Dieu. […]

À notre époque, les fauteurs du mal paraissent s’être coalisés dans un immense effort, sous l’impulsion et avec l’aide d’une Société répandue en un grand nombre de lieux et fortement organisée, la Société des francs-maçons. […]

 

Il importe souverainement de faire remarquer combien les événements donnèrent raison à la sagesse de Nos prédécesseurs. Leurs prévoyantes et paternelles sollicitudes n’eurent pas partout ni toujours le succès désirable : ce qu’il faut attribuer, soit à la dissimulation et à l’astuce des hommes engagés dans cette secte pernicieuse, soit à l’imprudente légèreté de ceux qui auraient eu cependant l’intérêt le plus direct à la surveiller attentivement. Il en résulte que, dans l’espace d’un siècle et demi, la secte des francs-maçons a fait d’incroyables progrès. Employant à la fois l’audace et la ruse, elle a envahi tous les rangs de la hiérarchie sociale et commence à prendre, au sein des États modernes, une puissance qui équivaut presque à la souveraineté. De cette rapide et formidable extension sont précisément résultés pour l’Église, pour l’autorité des princes, pour le salut public, les maux que Nos prédécesseurs avaient depuis longtemps prévus. On est venu à ce point qu’il y a lieu de concevoir pour l’avenir les craintes les plus sérieuses; non certes, en ce qui concerne l’Eglise, dont les solides fondements ne sauraient être ébranlés par les efforts des hommes, mais par rapport à la sécurité des États, au sein desquels sont devenues trop puissantes, ou cette secte de la franc-maçonnerie, ou d’autres associations similaires qui se font ses coopératrices et ses satellites. […]

 

Il existe dans le monde un certain nombre de sectes qui, bien qu’elles diffèrent les unes des autres par le nom, les rites, la forme, l’origine, se ressemblent et sont d’accord entre elles par l’analogie du but et des principes essentiels. En fait, elles sont identiques à la franc-maçonnerie, qui est pour toutes les autres comme le point central d’où elles procèdent et où elles aboutissent. Et, bien qu’à présent elles aient l’apparence de ne pas aimer à demeurer cachées, bien qu’elles tiennent des réunions en plein jour et sous les yeux de tous, bien qu’elles publient leurs journaux, toutefois, si l’on va au fond des choses, on peut voir qu’elles appartiennent à la famille des sociétés clandestines et qu’elles en gardent les allures. Il y a, en effet, chez elles, des espèces de mystères que leur constitution interdit avec le plus grand soin de divulguer, non seulement aux personnes du dehors, mais même à bon nombre de leurs adeptes. À cette catégorie, appartiennent les conseils intimes et suprêmes, les noms des chefs principaux, certaines réunions plus occultes et intérieures ainsi que les décisions prises, avec les moyens et les agents d’exécution. À cette loi du secret concourent merveilleusement : la division faite entre les associés des droits, des offices et des charges, la distinction hiérarchique savamment organisée des ordres et des degrés et la discipline sévère à laquelle tous sont soumis. La plupart du temps, ceux qui sollicitent l’initiation doivent promettre, bien plus, ils doivent faire le serment solennel de ne jamais révéler à personne, à aucun moment, d’aucune manière, les noms des associés, les notes caractéristiques et les doctrines de la Société. C’est ainsi que, sous les apparences mensongères et en faisant de la dissimulation, une règle constante de conduite, comme autrefois les manichéens, les francs-maçons n’épargnent aucun effort pour se cacher et n’avoir d’autres témoins que leurs complices.

Leur grand intérêt étant de ne pas paraître ce qu’ils sont, ils jouent le personnage d’amis des lettres ou de philosophes réunis ensemble pour cultiver les sciences. Ils ne parlent que de leur zèle pour les progrès de la civilisation, de leur amour pour le pauvre peuple. À les en croire, leur seul but est d’améliorer le sort de la multitude et d’étendre à un plus grand nombre d’hommes les avantages de la société civile. Mais à supposer que ces intentions fussent sincères, elles seraient loin d’épuiser tous leurs desseins. En effet, ceux qui sont affiliés doivent promettre d’obéir aveuglément et sans discussion aux injonctions des chefs, de se tenir toujours prêts sur la moindre notification, sur le plus léger signe, à exécuter les ordres donnés, se vouant d’avance, en cas contraire, aux traitements les plus rigoureux et même à la mort. De fait, il n’est pas rare que la peine du dernier supplice soit infligée à ceux d’entre eux qui sont convaincus, soit d’avoir livré la discipline secrète, soit d’avoir résisté aux ordres des chefs; et cela se pratique avec une telle dextérité que, la plupart du temps, l’exécuteur de ces sentences de mort échappe à la justice établie pour veiller sur les crimes et en tirer vengeance. Or, vivre dans la dissimulation et vouloir être enveloppé de ténèbres; enchaîner à soi par les liens les plus étroits et sans leur avoir préalablement fait connaître à quoi ils s’engagent, des hommes réduits ainsi à l’état d’esclaves; employer à toutes sortes d’attentats ces instruments passifs d’une volonté étrangère; armer pour le meurtre des mains à l’aide desquelles on s’assure l’impunité du crime, ce sont là de monstrueuses pratiques condamnées par la nature elle-même. La raison et la vérité suffisent donc à prouver que la Société dont Nous parlons est en opposition formelle avec la justice et la moralité naturelles. […]

Et plût à Dieu que tous, jugeant l’arbre par ses fruits, sussent reconnaître le germe et le principe des maux qui nous accablent, des dangers qui nous menacent. Nous avons affaire à un ennemi rusé et fécond en artifices. Il excelle à chatouiller agréablement les oreilles des princes et des peuples; il a su prendre les uns et les autres par la douceur de ses maximes et l’appât de ses flatteries. […]

Léon XIII, encyclique « Humanum Genus »  20 avril 1884


Commentaires

Plusieurs éléments permettent de rattacher l’encyclique  » Humanum Genus » à la littérature et à une vision du monde  complotistes.

  • La Franc-maçonnerie est définie d’emblée comme la manifestation sur terre de l’oeuvre de Satan. Par une série d’oppositions assez classiques, Dieu/Diable, Bien/Mal, Vérité/ Erreur, la Franc-Maçonnerie est désignée ici comme la source de tous les maux, de tous les déréglements qui affectent l’ordre politique et social traditionnel.
  • La Franc-maçonnerie, malgré quelques manifestations publiques de façade, se caractérise par son fonctionnement opaque, la clandestinité, « la loi  du secret » et ce, afin de dissimuler les objectifs véritables de la « secte » : saper et détruire l’ordre naturel voulu par Dieu et dont l’Église catholique,  apostolique et romaine  est évidemment  la gardienne désignée par la Providence.
  • Pour atteindre ses objectifs, la Franc-Maçonnerie emploie les arguments  qu’on retrouve dans la plupart des théories complotistes : la violence, la corruption, la dissimulation et la séduction. Violence qui peut aller jusqu’au meurtre, et  qui reste évidemment impuni par la corruption des autorités ;   la dissimulation afin de  « ne pas paraître ce qu’ils sont »  ; et enfin, la séduction exercée sur les élites afin de masquer les véritables intentions de la « secte ».

Selon un raisonnement typiquement complotiste, l’encyclique « Humanum genus », rédigée en 1884,  fait  ainsi de la Franc-Maçonnerie la source et l’agent principal des transformations économiques, sociales, idéologiques et politiques qui transforment  l’Europe depuis le milieu du 18ème siècle.  L’entrée dans la civilisation industrielle et urbaine s’accompagne d’un mouvement lent mais régulier de sécularisation qui sape peu à peu  le pilier – et le pouvoir! – que représentait l’ Église catholique dans l’ancien monde. En désignant clairement ‘l’ennemi’, Léon XIII offre ainsi aux catholiques de la fin du XIXème siècle à la fois  une explication simple de la marche du monde et un motif de combat et d’engagement dans la cité.

L’encyclique de Léon XIII a donc une dimension éminemment politique, ce que l’on retrouve dans la plupart des théories du complot.

 

Pour en savoir plus! Y 

Jean-Philippe Schreiber, Satan l’esprit du complot