Jean de La Fontaine [1628-1695]  est issu d’une famille de marchands-drapiers du nord de la France. Après avoir étudié au collège de Château-Thierry et envisagé une carrière religieuse, il obtient finalement un diplôme d’avocat à Paris en 1649 ainsi qu’une charge de maître particulier triennal des eaux et des forêts du duché de sa ville natale.

Passionné par la poésie et la littérature, la lecture des Anciens et des Modernes, La Fontaine publie en 1654 sa première comédie adaptée du poète latin Térence [vers 190-159 av JC] intitulée l’Eunuque. La mort de son père en 1658 le laisse dans une situation financière précaire, tandis qu’il divorce de son épouse Marie Héricart. Nicolas Fouquet, surintendant des finances, devient son protecteur. La Fontaine lui compose plusieurs œuvres. Le poète, qui vit entre Paris et Château-Thierry, fréquente alors les salons et rencontre d’autres grands artistes dont Charles Perrault et Molière. En 1661, après l’arrestation et la disgrâce de Fouquet, il est accueilli par la Duchesse d’Orléans puis par Madame de la Sablière, sa protectrice entre 1673 et 1693. C’est à cette époque qu’il rédige la fable intitulée Les Femmes et le Secret.

Sixième fable du livre VIII, Les Femmes et le Secret sont issues du second recueil des Fables de La Fontaine, publié pour la première fois en 1678. Elle traite essentiellement de la propagation de la rumeur et par extension, des fausses nouvelles.

La Fontaine s’inspire ici d’un texte rédigé par Abstémius, fabuliste italien [1440-1508]  intitulé « De l’homme qui avait dit à son épouse qu’il avait pondu un œuf » (Hecatonmythium, CXXXIX).

Illustration de Gustave Doré – 1867

LES FEMMES ET LE SECRET

               Rien ne pèse tant qu’un secret ;
      Le porter loin est difficile aux Dames ;
               Et je sais même sur ce fait
               Bon nombre d’hommes qui sont femmes.

Pour éprouver la sienne un Mari s’écria
La nuit étant près d’elle : Ô Dieux ! qu’est-ce cela ?
               Je n’en puis plus ; on me déchire ;
Quoi ! j’accouche d’un oeuf ! D’un oeuf ? Oui, le voilà
Frais et nouveau pondu : gardez bien de le dire ;
On m’appellerait Poule. Enfin n’en parlez pas ».
               La femme neuve sur ce cas,
               Ainsi que sur mainte autre affaire,
Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire ;
               Mais ce serment s’évanouit
              ;Avec les ombres de la nuit.
               L’Épouse indiscrète et peu fine,
Sort du lit quand le jour fut à peine levé :
               Et de courir chez sa voisine :
« Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé ;
N’en dites rien surtout, car vous me feriez battre.
Mon mari vient de pondre un oeuf gros comme quatre.
               Au nom de Dieu gardez-vous bien
               D’aller publier (1) ce mystère.
Vous moquez-vous ? dit l’autre : Ah ! vous ne savez guère
      Quelle (2) je suis. Allez, ne craignez rien ».
La femme du pondeur (3) s’en retourne chez elle.
L’autre grille déjà de conter la nouvelle :
Elle va la répandre en plus de dix endroits :
               Au lieu d’un oeuf elle en dit trois.
Ce n’est pas encore tout, car une autre commère
En dit quatre, et raconte à l’oreille le fait,
               Précaution peu nécessaire,
               Car ce n’étoit plus secret.
Comme le nombre d’oeufs, grâce à la Renommée,
               De bouche en bouche allait croissant,
               Avant la fin de la journée
               Ils se montoient à plus d’un cent.

 

Notes :

(1) rendre public
(2) quelle femme
(3) mot créé par La Fontaine pour la circonstance