Jean-Pierre-Louis de Luchet [Saintes, 13 janvier 1739 ? – 6 avril 1792, Paris], marquis de Luchet,  prend aussi le nom de Marquis de la Roche du Maine. Après avoir fait des études chez les jésuites et tenté une carrière militaire, il devient journaliste et essayiste, ainsi que directeur de théâtre français mais aussi bibliothécaire de Frédéric II en 1777[1]. Après avoir publié une dizaine d’ouvrages traitant de thèmes divers, il publie en 1789 un texte intitulé Essai sur la secte des Illuminés. Ce texte peu connu qui pourrait finalement être assimilé à un genre de littérature politique fantastique avant l’heure, coïncide avec la Révolution française. Il est très probablement inspiré d’écrits lus lors de ses séjours dans les états allemands, attaquant les Illuminés de Bavière, un groupe se situant dans le prolongement des Lumières, fondé en mai 1776 par Adam Weishaupt mais en voie d’extinction en 1789[2].

Bien que la littérature antimaçonnique des années précédentes ait accusé les francs-maçons de malversations diverses et variées, ce texte, publié à la veille de la Révolution, se distingue par le mélange opéré. En effet, Le marquis accuse dans cet ouvrage les Illuminés de Bavière de manière explicite : après avoir infiltré les Jésuites, ils auraient instrumentalisé à la fois les progrès et les traditions du siècle et pris le contrôle des loges maçonniques, dans le but non avoué de contrôler les gouvernements à leurs propres fins. Les francs-maçons apparaissent ainsi dans son ouvrage comme des victimes des Illuminés.

 


« Peuple séduit, ou qui pouvez l’être, apprenez qu’il existe une conjuration en faveur du despotisme contre la liberté, de la capacité contre le talent, du vice contre la vertu, de l’ignorance contre la lumière ! Il s’est formé au sein des plus épaisses ténèbres, une société d’êtres nouveaux qui se connaissent sans s’être vus, qui s’entendent sans s’être expliqués, qui se servent sans amitié. Cette société a le but de gouverner le monde, de s’approprier l’autorité des Souverains, d’usurper leur place en ne leur laissant que le stérile honneur de porter la Couronne. Elle adopte du régime jésuitique l’obéissance aveugle et les principes régicides du dix-septième siècle ; de la franche-maçonnerie, les épreuves et les cérémonies extérieures ; des Templiers, les évocations souterraines et l’incroyable audace. Elle emploie les découvertes de la physique pour en imposer à la multitude peu instruite ; les fables à la mode, pour éveiller la curiosité et inspirer la vocation ; les opinions de l’Antiquité, pour familiariser les hommes avec le commerce des esprits intermédiaires. Toute espèce d’erreur qui afflige la Terre, tout essai, toute invention servent aux vues des Illuminés.[…]

Son but est la domination universelle. Pour y appeler, sans imprudence, des Coopérateurs, il faut bien les connoître. Pour les connoître, il faut les avoir essayés au secret, au fanatisme, à l’ambition, aux coups hardis […] aux actions dangereuses. Pour cela, les séances de la rue Platrière, […] les nocturnales de Berlin, sont également propres, puisqu’il ne s’agit que de s’assurer du courage de l’âme chez ceux qu’on appelle à l’exécution des plus périlleux projets. Il n’est pas nécessaire que ces nombreuses assemblées, autorisées par les gouvernements, se doute seulement de ce que méditent les Illuminés. Deux d’entre eux suffisent dans une loge de quatre à cinq cent personnes, pour juger, apprécier, pénétrer le caractère moral de ceux que la secte compte s’approprier. » […]

Il y a donc un certain nombre d’êtres parvenus au plus haut degré d’imposture. Ils ont conçu le projet de régner sur les opinions, et de conquérir non des Royaumes, non des provinces mais l’esprit humain. Ce projet a quelquechose d’insensé, de gigantesque, qui ne cause ni alarmes, ni inquiétudes, mais lorsqu’on descends aux détails, lorsqu’on rapproche ce qui se passe sous nos yeux des principes cachés, lorsqu’on aperçoit une révolution prompte en faveur de l’ignorance et de l’incapacité, il faut en chercher la cause ; si l’on trouve qu’un système révélé et connu explique tous les phénomènes qui se succèdent avec une effrayante rapidité, comment ne pas y croire ?

Pages 35-38

« C’est après ce principe que s’est formée la secte des Illuminés. On ne peut, il est vrai, ni nommer les fondateurs, ni circonstancier les époques de son existence, ni marquer les gradations de ses accroissements, parce que son essence est le secret ; les actes se passent dans les ténèbres, ses grands prêtres, honteux, se perdent dans la multitude. Cependant il a percé assez de choses pour étonner et attacher des observateurs, amis de l’humanité, sur les pas mystérieux des sectaires ».

Pages 40-41

Marquis de la Roche du Maine,Essai sur la secte des Illuminés Paris, 1789, 192 pages, extraits du chapitre V « ce que c’est que la secte des Illuminés »


Commentaires :

L’extrait (dont l’orthographe et la ponctuation d’origine ont été conservées) a été choisi en fonction de son triple intérêt :

  • Nous y retrouvons les premiers ingrédients du discours complotiste actuel datant des années 1970 mêlant Illuminati et francs-maçons. Les juifs n’en font pas partie, mais des auteurs ultérieurs se chargeront d’opérer ce mélange non présent dans l’ouvrage du Marquis. Rappelons que le terme Illuminati n’existe pas au XVIIIème siècle.
  • Ce texte pose ainsi les bases de la pensée complotiste avec des affirmations non prouvées de l’existence d’un groupe secret aux principes et actions cachés (sauf de l’auteur, en apparence !), maléfique, composé des francs-maçons et des Illuminés (les fameux Illuminati contemporains) dont le but est de dominer le monde ; la rhétorique fantastique liée à un « système caché » se retranchant derrière des gouvernements fantôches ou faibles, rhétorique utilisée et largement recyclée par la suite. Nous commençons à entrapercevoir aussi une méthode complotiste spécifique : l’affirmation impérative fermée, le questionnement, ciblé, sans réponse, dans le but d’induire le doute chez le lecteur.
  • Ce texte fait abstraction de la faculté d’un peuple à avoir une pensée et une réflexion collective. La Révolution française qui éclate au même moment que la publication de ce texte (qui n’en fait pas réellement mention directement ou bien en mentionne les premiers événements) peut donc offrir la possibilité de croiser les sources démontrant qu’une révolution n’est pas le produit d’un complot mais de facteurs multiples, contrairement à ce qu’affirme plus tard en 1798 l’abbé Barruel.
  • Une impasse dans la démonstration : l’auteur affirme son existence mais indique qu’il est impossible de savoir qui ils sont ni d’où ils viennent ; le culte du secret, affirmé, est là pour exciter les sens du lecteur mais aussi verrouiller toute possibilité d’avancer une critique sur les prétendues révélations.

[ ! Note : Cliotexte précise ici que les extraits des textes qui ont inspiré la pensée complotiste contemporaine sont délivrés ici dans le but d’aider les collègues cherchant à expliquer aux élèves les origines des diverses notions et théories en cours. Le but est de montrer la manière dont des idées se recyclent à travers le temps mais aussi les limites de ces textes ! En cas de question complémentaire n’hésitez pas à nous contacter]

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[1] Pour un début de biographie plus complet sur Jean-Pierre-Louis de Luchet : https://dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/journaliste/532-jean-pierre-luchet
[2] Pour un article plus complet sur les Illuminés de Bavière : https://www.universalis.fr/encyclopedie/illumines-de-baviere/