Issue d’un milieu aristocrate ukrainien, Héléna Petrovna von Hahn [1831-1891] se marie à 18 ans avec Nicephore Vassilievitch Blavatsky, vice-gouverneur de la province d’Erevan (Arménie, russe depuis 1828), qu’elle quitte au bout de trois mois. Elle voyage dans de nombreux pays (Inde, Mexique, Égypte, France …). Malade, souffrant de crises et de dédoublement de la personnalité, en 1873, elle se fixe à New York et fonde la Société théosophique qui se donne pour but d’encourager l’étude comparée des Religions, des Philosophies et des Sciences et d’étudier les lois inexpliquées de la Nature et les pouvoirs latents dans l’Homme. Elle décède de la grippe à Londres en 1891.

Se situant dans la tradition et la mode européenne de l’occultisme alors en vogue, elle publie une série d’ouvrages destinés à révéler une prétendue vérité cachée fantastique à ses lecteurs. Son œuvre principale est publiée en 1888 et intitulée  la Doctrine secrète, synthèse de la science, de la religion & de la philosophie (6 volumes). Ce millefeuille peut être défini comme une réécriture de l’histoire des origines du monde, en procédant à un mélange de centaines de références : textes religieux et mystiques issus des diverses philosophies et religions (chrétienne, juive, hindoue, païennes…), déformés à l’outrance, des  théories scientifiques du moment (dont Darwin), des découvertes archéologiques et des remarques d’auteurs sorties de leur contexte. Une partie de ses écrits repose également sur des plagiats reconnus d’auteurs occultes et médiums.

 


 

Nous disons que l’homme physique existait avant que ne fût déposé le premier lit de roches crétacées. Dans la première partie de la période Tertiaire, florissait la plus brillante civilisation que le monde eût jamais connue, à l’époque où l’on représente l’homme-singe de Hoeckel comme errant dans les forêts primordiales et l’ancêtre putatif de M. Grant Allen comme se balançant de branche en branche en compagnie de ses femelles poilues, les Liliths dégénérées de l’Adam de la Troisième Race. Pourtant il n’existait pas de singes anthropoïdes durant les beaux jours de la civilisation de la Quatrième Race, mais Karma est une loi mystérieuse qui ne respecte pas les personnes. Les monstres conçus dans le péché et la honte par les Géants Atlantéens, « copies altérées » de leurs auteurs pleins de bestialité et, par suite, de l’homme moderne, d’après Huxley, déroutent et plongent aujourd’hui dans l’erreur les Anthropologistes spéculateurs de la Science Européenne.
Où vivaient les premiers hommes? Quelques Darwinistes disent que c’était dans l’Afrique Occidentale, d’autres dans l’Asie Méridionale, et d’autres encore croient à l’origine indépendante» en Asie et en Amérique, de groupes humains ayant une souche simiesque. […]
Selon toutes probabilités, elle (la transformation de l’animal en homme) eut lieu dans l’Asie Méridionale, région dans laquelle on découvre beaucoup de preuves indiquant que là se trouvait la demeure primitive des différentes espèces d’hommes. Il est probable que l’Asie Méridionale elle-même ne fut pas le premier berceau de la race humaine, mais bien la Lémurie, continent qui se trouvait au sud de l’Asie et qui s’abîma plus tard sous les eaux de l’Océan Indien. L’époque durant laquelle eut lieu l’évolution des singes anthropoïdes en hommes ressemblant à des singes, fut probablement la dernière partie de la période Tertiaire, la période Pliocène et, peut-être, la période Miocène qui la précéda.

Extraits page 296

 

Les Anciens avaient-ils connaissance de Mondes en dehors du leur ? Quelles sont les données sur lesquelles s’appuient les Occultistes pour affirmer que chaque Globe est une chaîne Septénaire de Mondes – dont un seul membre est visible – et que ces mondes ont été, sont et seront « habités par des hommes », exactement comme le sont toutes les Étoiles et Planètes visibles ? Que veulent-ils dire par « l’influence morale et physique » exercée sur notre Globe par les Mondes Sidéraux ? (…)

Ce qui reste maintenant à démontrer, c’est qu’après avoir prouvé qu’il existe des Mondes habités, en dehors du nôtre, renfermant des humanités différant entre elles et différentes de la nôtre ainsi que le soutiennent les Sciences Occultes – l’évolution des Races précédentes sera alors à demi prouvée. En effet, quel est le Physicien ou le Géologue qui serait prêt à soutenir que la Terre n’a pas changé des vingtaines de fois, durant les millions d’années qui se sont écoulées pendant le cours de son existence et qu’en changeant de « peau », suivant l’expression employée en Occultisme, la Terre n’a pas eu ses Humanités spéciales, adaptées aux conditions atmosphériques et climatériques qu’impliqueraient ces changements ? Et s’il en est ainsi, pourquoi les quatre Humanités complètement différentes qui nous ont précédé, n’auraient-elles pas existé et prospéré avant la Cinquième Race-Mère Adamique ?

Extraits pages 321-322

[…] Si l’on proteste contre ces déclarations, sous prétexte que la Science ne nie pas que la présence de l’homme sur la Terre date d’une énorme antiquité, bien que cette antiquité ne puisse être déterminée, puisque la présence de l’homme dépend de la durée des périodes géologiques, dont l’âge n’est pas établi, si l’on fait remarquer que les savants refusent catégoriquement d’admettre, par exemple, que l’homme ait précédé les animaux, ou que la civilisation date des débuts de la période Eocène ou encore qu’il ait jamais existé des géants, des hommes ayant trois yeux, quatre bras et quatre jambes, androgynes, etc., — nous dirons, à notre tour, à ceux qui protestent : « Comment le savez- vous? Quelle preuve avez-vous, en dehors de vos hypothèses personnelles, dont chacune peut être bouleversée à tout moment par de nouvelles découvertes ? » […] Nous donnons ici des raisons en faveur d’une « théorie angélique » — comme l’appelleraient les chrétiens — qui serait applicable, au moins, à quelques-unes des races d’hommes. En tout cas, en admettant même que l’homme n’existe que depuis la période Miocène, l’humanité entière ne pouvait être composée des abjects sauvages de l’époque Paléolithique, tels que les représentent aujourd’hui les Savants. Tout ce qu’ils disent ne constitue que des spéculations arbitraires, inventées de toutes pièces, pour appuyer leurs théories fantaisistes et cadrer avec elles.

Extraits pages 378-379

Héléna Blavatsky La doctrine secrète, synthèse de la science, de la religion & de la philosophie, volume 4 « le symbolisme archaïque des religions », Paris, La famille théosophique, 1925, 455 pages (3ème édition pour la traduction française), disponible ici


Commentaire/traduction :

Dans la mythologie complotiste américaine, les extraterrestres ont une place non négligeable que la culture populaire a largement contribué à entretenir malgré elle auprès d’un public ayant pris pour argent comptant certains récits fantastiques comme la preuve de leur existence. Ce phénomène, qui émerge à partir des années 60, se base sur des récits fantaisistes qui, depuis ont été politisés et amalgamés avec les théories complotistes classiques. Certains individus en ont fait leur fond de commerce. À l’origine de ces théories, Héléna Blavatsky se trouve au premier rang.

Au centre de son ouvrage principal, La doctrine secrète, on retrouve le thème de la création de l’homme et de la culture par des êtres parfaits, porteurs de Civilisation et de Raison venus du Cosmos. Mais chez Héléna Blavatsky, adepte de l’occultisme et du spiritisme, ceux-ci ne voyagent pas par des vaisseaux spatiaux, mais par corps astral. Ainsi, les diverses races qui auraient peuplé la Terre se voient attribuer une origine et des compétences spécifiques. Nous y retrouvons pèle-mêle : les Atlantes, les Lémuriens, les Aryens …. Ses écrits nourrissent directement l’imaginaire d’H.P. Lovecraft (L’Appel de Cthulhu, 1928).

Ses théories trouvent une nouvelle jeunesse dans les années 60 aux États-Unis puis en Europe avec divers auteurs n’ayant aucune formation ni connaissance en histoire ou en archéologie, dont Robert Charroux, Jacques Bergier, très lu par l’extrême-droite française, et surtout le suisse Erich von Däniken considéré comme le père de la théorie des anciens astronautes. Selon cette dernière, des visiteurs extraterrestres influencent l’humanité depuis la préhistoire. Les récits mythologiques, mettant en scène les hommes et les dieux dans des histoires communes, rapporteraient en réalité  les contacts avec des émissaires extraterrestres venus apprendre à l’Humanité naissante les rudiments de la civilisation. Nous sommes alors en pleine conquête spatiale. La culture populaire s’en empare de son côté et livre au public des films et des séries à succès, comme par exemple X Files et surtout Stargate SG1.

Héléna Blavatsky n’est pourtant pas directement complotiste mais nous retrouvons chez elle :

  • Des théories et une certaine vision de l’Histoire qui alimentent encore de nos jours l’idéologie de sectes diverses et variées (les Raéliens, la Scientologie …), mais aussi certaines théories du complot plus politiques pour lesquelles les gouvernements, et en premier lieu celui des États-Unis, auraient passé un pacte avec les extraterrestres. David Icke, ancien footballeur reconverti dans le complotisme, reprend actuellement ce thème en y mêlant les Illuminati et des arguments antisémites, ainsi que quelques groupuscules néo-nazis américains. En parallèle, les archéologues se voient accusés de cacher la vérité historique.
  • À la fin du XIXème siècle, l’oeuvre d’ Héléna Blavatski intéresse bon nombre d’auteurs occultes dénonçant explicitement un complot judéo-maçonnique. Léo Taxil fait partie de ses lecteurs. On retrouve également dans ses écrits un concept, celui de « race-racine » (ou race-mère) porteuse de civilisation qui infuse par la suite et inspire une partie du mysticisme et des théories raciales des nazis qui lui donneront une dimension raciste, ce que le concept d’origine n’a pas (pour elle, juifs et arabes sont des aryens !)
  • On retrouve chez elle le concept de vérité révélée : elle aurait été initiée par des Mahatmas (des esprits des anciennes races, donc extraterrestres) avec qui elle serait restée en contact.
  • Une méthode propre aux complotistes qui ne font pas nécessairement intervenir les extraterrestres :
    • Le rejet de la science (ici l’archéologie) et de son savoir en constante évolution,
    • Une démarche négationniste : elle part d’une idée et retient les éléments allant dans le sens de sa théorie tout en écartant le reste,
    • Le millefeuille argumentatif avec un empilement à l’outrance de références qui « noient » le lecteur et rend complexe une réponse construite,
    • Le bombardement par questions sans réponse, souvent impossible,
    • Le fait que l’auteur joue avec l’ignorance du lecteur et fait émerger un sentiment de défiance vis-à-vis des spécialistes scientifiques, accusés de manipuler la vérité. Le texte est, au final, un parfait sujet d’étude pour l’agnotologie, c’est-à -dire l‘étude de la production culturelle de l’ignorance, du doute ou/et de la désinformation. Ce terme a été forgé par l’historien américain Robert Proctor en 1992.
Bibliographie indicative :

-Gérald Bronner La démocratie des crédules, Paris, PUF, 2013, 344 pages.

-Wiktor Stoczkowski Des hommes, des dieux et des extraterrestres -Ethnologie d’une croyance moderne, Paris, Flammarion, 1999, 474 pages.

 


 

Complément : le cas du linteau du tombeau du Pharaon Séthi 1er à Abydos

Séthi 1er [1324-1279] est un pharaon de la XIXème dynastie, père de Ramsès II. Son temple funéraire, distinct de sa tombe, fut construit à Abydos, puis récupéré par son fils et successeur qui y imprima sa marque et ses cartouches. Le temple est réputé dans les milieux ufologiques pour un cartouche représentant un hélicoptère et une soucoupe volante, preuve de la venue des extraterrestres. La théorie peut sembler séduisante pour une personne ne sachant pas lire les hiéroglyphes et peu au fait de l’utilisation des temples.

En réalité, il s’agit d’un palimpseste ( du grec palímpsêstos, « gratté de nouveau »). À l’origine, il s’agit d’un manuscrit constitué d’un parchemin déjà utilisé, dont on a fait disparaître les inscriptions pour pouvoir y écrire un nouveau texte. Le procédé est courant en architecture en général et dans l’Égypte ancienne en particulier. En voici la démonstration sur ce linteau qui, situé dans un endroit peu visible, fut visiblement retouché « à l’arrache » par les ouvriers vers -1213.

À l’époque, la titulature du Pharaon se compose de cinq « Grands Noms », chacun formé d’un titre suivi d’un nom proprement dit. Ces cinq appellations définissent la nature royale et constituent en même temps une idéologie du pouvoir. Ici, sur les 5 noms composant la titulature du Pharaon, 2 furent retravaillés sans soin sur les précédents, celui du milieu n’ayant pas besoin de retouche puisqu’il était commun. Pour les amateurs : le recensement des noms de couronnement de Séthi 1er se trouve ici et le nom de Nebty ici. Pour Ramsès II le recensement est disponible là