Jusqu’au milieu du XIXème siècle, les juifs ne sont pas intégrés aux diverses théories du complot qui ont émergé. Cependant, ils font l’objet depuis le Moyen Âge de mythes et de légendes négatives. L’Europe, devenue terre chrétienne, voit s’élaborer et se diffuser des textes contribuant à entretenir, en profondeur dans la société, un antijudaïsme populaire. Nous retiendrons ici trois exemples d’accusations formulées envers les juifs.


Première accusation : le mythe du juif errant

La Ballade brabantine (1774)

Est-il rien sur terre

Qui soit plus surprenant

Que la grande misère

Du pauvre juif errant

Que son sort malheureux

Paraît triste et fâcheux !

 

Un jour, près de la ville

De Bruxelles, en Brabant,

Des bourgeois for civils

L’accostèrent en passant.

Jamais il n’avait vu

Un homme aussi barbu.

 

On lui dit : bonjour maître !

De grâce, accordez-nous

La satisfaction d’être

Un moment avec vous ;

Ne nous refusez pas.

Tardez un peu vos pas.

 

Messieurs je vous proteste

Que j’ai bien du malheur :

Jamais je ne m’arrête

Ni ici ni ailleurs :

Par beau ou mauvais temps,

Je marche incessamment.

 

Entrez dans cette auberge,

Vénérable vieillard.

D’un pôt de bière fraîche

Vous prendrez votre part ;

Nous vous régalerons

Le mieux que nous pourrons.

 

J’accepterai de boire

Deux coups avec vous.

Mais je ne puis m’asseoir,

Je dois rester debout.

Je suis, en vérité,

Confus de vos bontés.

 

De connaître votre âge

Nous serions curieux.

A voir votre visage,

Vous paraissez fort vieux.

Vous avez bien cent ans,

Vous montrez bien autant !

 

La vieillesse me gêne.

J’ai bien dix-huit cents ans.

Chose sûre et certaine,

Je passe encore douze ans ;

J’avais douze ans passés

Quand Jésus-Christ est né.

 

N’êtes-vous point cet homme

De qui l’on parle tant,

Que l’Écriture nomme

Isaac, juif errant ?

De grâce, dites-nous

Si c’est sûrement vous ?

 

Isaac Laquedem

Pour non me fut donné ;

Né à Jérusalem,

Ville bien nommée !

Oui, c’est moi, mes enfants,

Qui suit le juif errant !

 

Juste ciel ! Que ma ronde

Est pénible pour moi !

Je fais le tour du monde

Pour la cinquième fois.

Chacun meurt à son tour,

Et moi, je vis toujours !

(…)

Vous étiez donc coupable

de quelques grands péchés

pour que Dieu tout aimable

vous ait tant affligé ?

Dites-nous l’occasion

de cette punition.

 

C’est ma cruelle audace

qui causa mon malheur ;

si mon crime s’efface,

j’aurais bien du bonheur.

J’ai prêté mon sauveur

avec trop de rigueur.

 

Sur le mont du Calvaire, Jésus portait sa croix.

Il me dit, débonnaire,

Passant devant chez moi :

Veux-tu bien, mon ami,

Que je repose ici ?

 

Moi, brutal et rebelle,

Je lui dis, sans raison :

Ôte-toi, criminel,

De devant ma maison !

Avance et marche donc,

Car tu me fais affront !

Jésus, la bonté même

Me dit en soupirant :

Tu marcheras toi-même

Pendant plus de 1000 ans ;

Le Dernier Jugement

Finira ton tourment !

Version proposée par Paul Lacroix, Curiosités de l’histoire des croyances populaires au Moyen Âge, Paris, Delahaye, 1859

 

Commentaire

 C’est au XIIIème siècle que le mythe du juif errant apparaît en Angleterre sous la plume de Roger de Wendover. Le thème se diffuse surtout à partir du XVIIe siècle avec la publication d’un petit livre en allemand intitulé Description et récit abrégés d’un juif nommé Ahasvérus, en 1602.  Cette légende connaît un point d’orgue au XVIIIe siècle grâce à plusieurs livrets de colportage dont la Ballade brabantine (ou Complainte brabantine selon les titres), diffusée massivement à partir de 1774. Elle contribue ainsi à propager l’image du juif responsable de sa propre malédiction pour ne pas avoir su reconnaître Jésus en son temps.

Au XIXe siècle, le Juif errant devient un personnage régulier des productions littéraires, l’exemple le plus célèbre étant le roman d’Eugène Sue, publié dans un premier temps en feuilleton dans le journal Le Constitutionnel, de à  Alexandre Dumas tente en 1852 un roman consacré à ce personnage, impossible à achever.

Dans le même temps, il acquiert deux images contradictoires en fonction de l’auteur et du message que ce dernier cherche à faire passer. Si d’un côté  il incarne l’image universelle de l’homme repenti et souffrant, de l’autre l’antisémitisme récupère le thème, le recycle et en fait un apatride, maudit par Dieu, un hypocrite disqualifié sur tous les plans par son errance maudite qui parasite tout sur son passage et pervertit les nations. En somme, il devient le candidat parfait pour remplacer les Illuminati et être intégré aux théories complotistes, à partir des années 1850.

 


Deuxième accusation : le mythe du juif assoiffé de sang

« je veux vous parler du grand meurtre commis par les juifs

comme je l’ai entendu dire, comme je l’ai appris ouvertement,

ils commencèrent bientôt à délibérer, et je veux le dire en toute vérité.

Cela s’est passé dans la ville de Trente.

Les juifs s’interrogèrent, et cela se passait tard le soir ;

ils exécutèrent là leurs infamies, il voulait avoir un garçon pur,

et sur ce sujet, ils se mirent d’accord sans dispute.

L’enfant devait avoir moins de sept ans, c’était ce qu’il disait tous.

Il leur fallait le sang d’un chrétien en cette période de Pâques,

et ce projet, ils le firent avec des sentiments hostiles envers Dieu.

(…)

Quand les juifs perfides virent cela

ils se mirent à parler et à plaisanter ensemble,

en recevant le cher enfant, et ces juifs indignes, aveugles dans la foi.

Moïse le prit sur ses genoux, ce petit enfant noble et adorable.

Ils prirent un mouchoir, ces juifs perfides et indignes,

et ils le lui ont noué autour du cou, il leur fallut peu de temps pour le faire.

Ils se moquaient de lui.

Cette scène pourrait encore maintenant apitoyer Dieu. (…)

En vociférant ils lui jouaient des tours insensés, jeunes et vieux, partout.

Puis ils prirent des tenailles et ils lui ont déchiré ses joues,

si blanche d’une manière tellement pitoyable,

et ils l’ont torturé tellement fort et ils ont arraché la chair de ses jambes, ses juifs ignobles et impurs.

Ils l’ont étendu

en forme de croix et ils l’ont tellement torturé ! (…) »

 

Poème de Mathieu Kunig Vom Heiligen Simon, 1475,

traduit et présenté par Marie-France Rouart, L’antisémitisme dans la littérature populaire, pp.44-47 (voir bibliographie indicative)

Commentaire

Ce poème versifie les actes du procès de l’affaire Simon de Trente. Le 24 mars 1475, un enfant de deux ans, Simon, disparaît. Très rapidement, son père et la population soupçonnent la communauté juive de la ville de Trente d’être à l’origine de sa disparition et demandent à ce titre une enquête dans la communauté juive, la croyance populaire prétendant qu’au moment de Pâques, les juifs voleraient des enfants chrétiens pour les sacrifier en guise d’agneau pascal, et récupérer ainsi leur sang pour fabriquer le pain azyme. L’enfant est retrouvé mort quelques jours plus tard sous la maison d’un juif. Finalement, neuf juifs sont arrêtés, torturés et exécutés tandis que Simon est élevé au rang de martyr et fait l’objet d’un culte local jusque dans les années 60.

Ce type d’affaires et de texte n’est pas rare à l’époque médiévale. L’enfant y joue ici la figure du Christ, et les textes sont là pour rappeler la nature des reproches effectués par les chrétiens envers les juifs : le déicide dont ils se seraient rendus coupables. Nombreux sont les textes qui, à cette époque, font du chrétien la victime du juif assoiffé de sang, et cannibale.

Ce mythe, devenu secondaire voire oublié des théories complotistes, se retrouve actuellement au coeur de celles développées par QAnon. Cette mouvance complotiste, apparue en 2017 aux États-Unis, a pour croyance majeure que les élites, et en tête de liste des membres éminents du Parti démocrate, seraient pédophiles et n’hésiteraient pas à sacrifier des enfants pour  prendre leur sang afin d’en extraire une substance qui leur assurerait la jeunesse éternelle. Il s’agit ici d’un parfait exemple du recyclage de vieux mythes médiévaux, méthode dont les théories complotistes sont coutumières.

Michel Wolgemut « Le martyre de Simon de Trente », gravure sur bois. Source : Hartmann Schedels Weltchronik, Nürnberg,1493

Troisième accusation : le Juif usurier

«Gustave n’avait jamais vu ce personnage d’aussi prêt qu’en cet instant, où, emprisonné par la foule qui l’entourait comme une muraille, il se trouvait forcément spectateur. Il s’avoua à lui-même, que la nature avait gratifié cet homme de traits nobles et beaux, et que l’habitude de la domination avait donné à son front et à son regard quelquechose d’imposant ; mais des plis repoussants et hostiles s’étendaient entre ses deux sourcils à la place où un front dégagé se réunissait à un nez bien formé. […] un homme habillé en paysan de la vallée du Steinlach, s’avança hors des rangs des spectateurs […]

– Vous avez là beaucoup d’argent devant vous, Monsieur, dit-il en imitant à s’y tromper le dialecte du Steinlach, et c’est vous qui l’avez tout gagné ?

Le ministre porta ses regards autour de lui, et s’efforça de rire de cette impertinence de masque. Peut-être ne fut-il pas fâché de trouver une occasion pour se montrer populaire, car il répondit du ton le plus bienveillant :

– Bon soir, pays.

– Je ne suis pas précisément votre pays, répliqua tranquillement le paysan, les Mausche ne s’habillent pas en général comme moi.

Un rire étouffé parcourut à ces mots les rangs des curieux ; mais le ministre parut ne pas s’en apercevoir et repris avec affabilité :

– tu as de l’esprit, mon ami.

– Que Dieu me préserve d’être votre ami, Monsieur Süss ! repartit le paysan. Cependant si j’étais votre ami, on ne me verrait sans doute pas avec cette mauvaise jaquette et ce chapeau troué, car vous enrichissez tous vos amis.

– Alors je suis l’ami de tout le Wurtemberg doit être mon ami, car je l’enrichis, dit Süss en accompagnant ces mots de son rire forcé.

– Oh ! Vous êtes un faiseur d’or universel, je le sais. Que ces ducats sont beaux à voir ! Combien chacune de ces pièces peut-elle  avoir coûté de gouttes de sueur au pauvre  ? (…)

– Hé ! Hans ! D’où arrives-tu donc, si beau et si pimpant ? Tu n’as plus du tout l’air de l’un des nôtres.

– Cela vient, répondit Hans en prenant une prise de tabac dans une boîte d’argent, cela vient que je suis entré au service d’un homme d’importance.

– Qu’est-il donc, ton maître ?

– Écorcheur, mais écorcheur des plus fameux. Tu t’imagines peut-être qu’il écorche tout bonnement des chevaux, des chiens et autre menu bétail ? Pas du tout, c’est un écorcheur d’hommes, et en outre, il est fabricant de cartes. (…)

– Quel conte ! reprit le paysan ; tu veux dire qu’il fait argent de tous ceux qui se trouvent dans le pays ; mais il n’est pas monnoyeur pour cela. Il y a dans tout le Wurtemberg qu’un seul fabricant de monnaie, qui a tracé sur le pays une empreinte plus profonde que celle que fait le coin sur une pièce d’argent.

Jusqu’à présent la foule n’avait témoigné son approbation que par un faible murmure, mais, à cette dernière allusion, elle la manifesta par de grands éclats de rire ; le front du puissant personnage s’obscurcit un peu, cependant il continua son jeu avec une apparente tranquillité.

– Mais pourquoi laisses-tu croître ta barbe en forme de pointe ? Demanda le paysan, cela sent furieusement le juif.

– C’est la mode aujourd’hui, répliqua Hans, depuis que les juifs ont la haute main dans le pays ; bientôt je me ferais juif tout-à-fait. »

 

Nouvelles de Hauff, volume 1, Paris, Félix Astoin éditeur, 1834, 362 pages,

      Extraits pp. 240-244.

Traduction de Léon Astoin

Commentaire

Cet extrait est issu d’une nouvelle écrite en publiée en 1827 par un jeune auteur allemand Wilhelm Hauff intitulée Le Juif Süss, qui a été traduite dans de nombreuses langues tout au long du XIXème siècle. L’histoire est inspirée de la vie de Joseph Süss Oppenheimer, financier juif du XVIIIème siècle qui connut une fabuleuse ascension sociale grâce à la protection du duc du Wurtemberg, qu’il seconde et conseille avec efficacité, ce qui lui attire la jalousie et la haine d’une partie de la population. Il conseille notamment le duc dans un projet politique visant à abolir les privilèges du Parlement. Arrêté et jugé pour haute trahison, il meurt supplicié dans une cage en fer suspendue à un gibet en décembre 1737.

L’intérêt de ce passage est multiple :

  • D’une part, il rejoint le mythe du juif usurier, héritier du mythe de Judas qui a vendu Jésus pour 30 deniers. Il est mis en parallèle avec un paysan qui se sent déclassé et dépossédé de son argent durement gagné. Celui qui le dépossède, sans réellement travailler est Süss.
  • D’autre part, ici, l’auteur fait de Süss un étranger envers et contre tout. Le paysan, inquiet, n’accepte pas de le considérer comme étant l’un des siens comme le montre le terme de Mausche, la traduction française précisant qu’il s’agit là d’un terme populaire méprisant désignant les juifs. Le texte traduit également plus globalement une inquiétude montante dans la première moitié du XIXème siècle, celle de voir les juifs devenir les maîtres du pays. Ceci témoignage d’une réalité historique : celle de l’émancipation des juifs et de leur intégration à la société, source d’inquiétude pour une partie de la population qui n’accepte pas leur réussite économique, qui est forcément suspecte. Cet aspect alimente par la suite l’antisémitisme de gauche.
  • Enfin, le juif commence à se distinguer par un physique particulier, ici le visage, ultime signe qu’il est différent du reste de la population.
Carte postale antisémite diffusée par le journal Le Franciste (Hebdomadaire de doctrine et de combat contre le judéo-marxisme), vers 1939

 

Les stéréotypes et craintes développés dans ce court roman sont repris, théorisés et amplifiés dans les différentes théories du complot impliquant les juifs au cours du XIXème siècle afin de marquer ses différences et, in fine, le fait qu’il ne peut être considéré comme un être humain mais comme un parasite. Par ailleurs, la vie de Joseph Süss Oppenheimer, inspire par la suite bon nombre de récits antisémites qui font de lui l’archétype-même du juif prévaricateur, comploteur, et avare malgré les tentatives des historiens allemands pour le réhabiliter. Le régime nazi propose sa version du personnage dans un film de propagande antisémite en 1940.

 

 

 

 

 


Bibliographie indicative :
  • Marie-France ROUART L’antisémitisme dans la littérature populaire, Paris, Berg international éditeurs, 2001, 127 p.
  • Carol IANCU Les mythes fondateurs de l’antisémitisme, de l’Antiquité à nos jours, Paris Privat, 2017, 281 p.

 

[ ! Note : Cliotexte précise ici que les extraits des textes qui ont inspiré la pensée complotiste contemporaine sont délivrés ici dans le but d’aider les collègues cherchant à expliquer aux élèves les origines des diverses notions et théories en cours. Le but est de montrer la manière dont des idées se recyclent à travers le temps mais aussi les limites de ces textes ! En cas de question complémentaire n’hésitez pas à nous contacter ]