Alexandre Dumas Joseph Balsamo, 1853, extraits

 

Alexandre Dumas [1802-1870] publie en 1853 un roman d’aventures, Joseph Balsamo, paru initialement sous forme de feuilleton dans le journal La Presse entre 1846 et 1849. Inspiré de la vie et de la personnalité du comte de Cagliostro, l’intrigue se situe entre les années 1770 et 1774 à la fin du règne de Louis XV. Le roman s’ouvre sur un premier chapitre fantastique : une nuit, un mystérieux personnage fait son entrée dans une secte réunie sur le Mont Tonnerre. Il interrompt la cérémonie et se fait reconnaître pour celui que les initiés attendent grâce au signe LPDLilia pedibus destrue (« Détruis les lis en les foulant aux pieds« ). L’objectif principal du complot, orchestré par cette société secrète internationale inspirée des Illuminés de Bavière, est explicite : il s’agit d’éradiquer la monarchie. 

 

« Vous comprenez donc maintenant, n’est-ce pas, que ce n’est point pour accomplir de simples rites maçonniques que je suis venu d’orient. Je suis venu pour vous dire : Frères, empruntez les ailes et les yeux de l’aigle, élevez-vous au-dessus du monde, gagnez avec moi la cime de la montagne où Satan emporta Jésus, et jetez les yeux sur les royaumes de la terre.
« Les peuples forment une immense phalange ; nés à différentes époques et dans des conditions diverses, ils ont pris leurs rangs et doivent arriver, chacun à son tour, au but pour lequel ils ont été créés. Ils marchent incessamment, quoiqu’ils semblent se reposer, et s’ils reculent par hasard, ce n’est pas qu’ils vont en arrière, c’est qu’ils prennent un élan pour franchir quelque obstacle ou bien pour briser quelque difficulté.
« La France est à l’avant-garde des nations ; mettons-lui un flambeau à la main. Ce flambeau dût-il être une torche, la flamme qui la dévorera sera un salutaire incendie, puisqu’il éclairera le monde.
« C’est pour cela que le représentant de la France manque ici ; peut-être eût- il reculé devant sa mission… Il faut un homme qui ne recule devant rien… j’irai en France.
– Vous irez en France ? reprit le président.
– Oui, c’est le poste le plus important… je le prends pour moi ; c’est l’oeuvre la plus périlleuse… je m’en charge.
– Alors vous savez ce qui se passe en France ? reprit le président.
L’illuminé sourit.
– Je le sais, car je l’ai préparé moi-même : un roi vieux, timoré, corrompu, moins vieux, moins désespéré encore que la monarchie qu’il représente, siège sur le trône France. Quelques années peine lui restent à vivre. Il faut que l’avenir soit convenablement disposé par nous pour le jour de sa mort. La France est la clef de voûte de l’édifice ; que les six millions de mains qui se lèvent à un signe du cercle suprême déracinent cette pierre, et l’édifice monarchique s’écroulera, et le jour où l’on saura qu’il n’y a plus de roi en France, les souverains de l’Europe, les plus insolemment assis sur leur trône, sentiront le vertige leur monter au front, et d’eux-mêmes ils s’élanceront dans l’abîme qu’aura creusé ce grand écroulement du trône de saint Louis.
– Pardon, très vénérable maître, interrompit le chef qui se tenait à la droite du président, et qu’à son accent d’un germanisme montagnard on pouvait reconnaître pour Suisse, votre intelligence a sans doute tout calculé ?
– Tout, répondit laconiquement le grand Cophte. […]

Les six chefs se détachèrent des groupes et revinrent, après quelques minutes de délibération, vers le chef suprême. […]

– Et vous ? dit-il au troisième chef.
– Moi, répondit celui-ci, dont la vigueur et la rude activité se trahissaient sous la robe gênante de l’initié, moi, je représente l’Amérique, dont chaque pierre, chaque arbre, chaque goutte d’eau, chaque goutte de sang appartient à la révolte. Tant que nous aurons de l’or, nous le donnerons ; tant que nous aurons du sang, nous le verserons ; seulement nous ne pouvons agir que lorsque nous serons libres. Divisés, parqués, numérotés comme nous sommes, nous représentons une chaîne gigantesque aux anneaux séparés. Il faudrait qu’une main puissante soudât les deux premiers chaînons, les autres se souderaient bien d’eux-mêmes. C’est donc par nous qu’il faudrait commencer, très vénérable maître. Si vous voulez faire les Français libres de la royauté, faites-nous d’abord libres de la domination étrangère.
– Ainsi sera-t-il fait, répondit le grand Cophte ; vous serez libres les premiers, et la France vous y aidera. Dieu a dit dans toutes les langues : « Aidez-vous les uns les autres. » Attendez donc. Pour vous, frère, au moins, l’attente ne sera pas longue, je vous en réponds. […]

– Et maintenant, au nom du père et du maître, retirez-vous, dit le chef suprême quand le murmure eut été apaisé, regagnez avec ordre les souterrains qui aboutissent aux carrières du mont Tonnerre, et les uns par la rivière, les autres par le bois, le reste par la vallée, dispersez-vous avant le lever du soleil. Vous me reverrez encore une fois et ce sera le jour de notre triomphe. Allez !
Puis il termina cette allocution par un geste maçonnique que comprirent seuls les six chefs principaux, de sorte qu’ils demeurèrent autour du grand Cophte, après que les initiés d’ordre inférieur eurent disparu.

Alexandre Dumas Joseph Balsamo, 1853, introduction (extraits)

 


John Retcliffe Biarritz , 1864,

chapitre « dans le cimetière juif de Prague »

(extraits)

Hermann Ottomar Friedrich Goedsche est né le  à Trachenberg, (ŻmigródPologne) et décédé le  à Warmbrunn (Cieplice Śląskie-Zdrój –Pologne). Après avoir travaillé à Suhl et à Düsseldorf, il s’installe à Berlin en 1838. Il finit par rejoindre l’équipe éditoriale de la Neue Preußische (Kreuz-) Zeitung fondée en 1848, où il croise notamment Otto von Bismarck. En 1853, installé en Turquie, il est correspondant de guerre et rend compte du conflit en Crimée. Écrivain prussien de tendance antisémite, il rédige ses ouvrages sous le pseudonyme de Sir John Retcliffe. En 1868, il publie un roman d’aventures, intitulé Biarritz. L’un des chapitres, intitulé « dans le cimetière juif de Prague », rapporte un discours du rabbin Eichhorn (ou Reichhorn) qui révèle un complot juif contre la civilisation européenne en général. Ce chapitre connaît par la suite un destin indépendant du reste du roman puisqu’il fut repris comme document authentique dans une version raccourcie par de nombreux auteurs antisémites.

 

Nos pères ont légué aux élus d’Israël le devoir de se réunir une fois chaque siècle autour de la tombe du grand maître Caleb, saint rabbin Syméon-Ben-Jhuda, dont la science livre aux élus de chaque génération le pouvoir sur toute la terre et l’autorité sur tous les descendants d’Israël. Voilà déjà dix-huit siècles que dure la guerre d’Israël avec cette puissance qui avait été promise à Abraham, mais qui lui a été ravie par la Croix. Foulé aux pieds, humilié par ses ennemis, sans cesse sous la menace de la mort, de la persécution, de rapts et viols de toute espèce, le peuple d’Israël n’a pas succombé, et s’il est dispersé par toute la terre, c’est que toute la terre doit lui appartenir.

Depuis plusieurs siècles nos savants luttent courageusement et avec une persévérance que rien ne peut abattre contre la Croix. Notre peuple s’élève graduellement et sa puissance grandit chaque jour. À nous appartient ce dieu du jour qu’Aaron nous a élevé au désert, ce Veau d’or, cette divinité universelle de l’époque.

Lors donc que nous nous serons rendus les uniques possesseurs de tout l’or de la terre, la vraie puissance passera entre nos mains, et alors s’accompliront les promesses qui ont été faites à Abraham.

L’or, la plus grande puissance de la terre… L’or qui est la force, la récompense, l’instrument de toute puissance, ce tout que l’homme craint et qu’il désire voilà le seul mystère, la plus profonde science sur l’esprit qui régit le monde. Voilà l’avenir ! […]

Les juifs se rendent maîtres des nations par la Bourse, les emprunts d’Etat, les grands travaux publics, les impôts. Jetons seulement les yeux sur l’état matériel de l’Europe et analysons les ressources que se sont procurées les Israélites depuis le commencement du siècle actuel par le seul fait de la concentration entre leurs mains, des immenses capitaux dont ils disposent en ce moment. Ainsi Paris, Londres, Vienne, Berlin, Amsterdam, Hambourg, Rome, Naples, etc., et chez tous les Rothschild, partout, les Israélites sont maîtres de la situation financière, par la possession de plusieurs milliards […]

Sous le prétexte de venir en aide aux classes travailleuses, il faut faire supporter aux grands possesseurs de la terre tout le poids des impôts, et lorsque les propriétés auront passé dans nos mains, tout le travail des prolétaires chrétiens deviendra pour nous la source d’immenses bénéfices. L’Eglise chrétienne étant un de nos plus dangereux ennemis, nous devons travailler avec persévérance à amoindrir son influence […]

 Le commerce et la spéculation, deux branches fécondes en bénéfices, ne doivent jamais sortir des mains israélites, et d’abord il faut accaparer le commerce de l’alcool, du beurre, du pain et du vin, car par là nous nous rendrons maîtres absolus de toute l’agriculture et en général de toute l’économie rurale. […] Tous les emplois publics doivent être accessibles aux Israélites, et, une fois devenus titulaires, nous saurons, par l’obséquiosité et la perspicacité de nos fadeurs, pénétrer jusqu’à la première source de la véritable influence et du véritable pouvoir. […]

Pourquoi les Israélites ne deviendraient-ils pas ministres de l’Instruction publique, quand ils ont eu si souvent le portefeuille des finances? […] Nous ne devons être étrangers à rien de ce qui conquiert une place distinguée dans la société philosophie, médecine, droit, économie politique, en un mot, toutes les branches de la science, de l’art, de la littérature sont un vaste champ où les succès doivent nous faire la part large et mettre en relief notre aptitude.[…]

Si l’or est la première puissance de ce monde, la seconde est sans contredit la presse. Mais que peut la seconde sans la première? Comme nous ne pouvons réaliser ce qui a été dit plus haut, sans le secours de la presse, il faut que les nôtres président à la direction de tous les journaux quotidiens dans chaque pays. […]

II faut, autant que possible, entretenir le prolétariat, le soumettre à ceux qui ont le maniement de l’argent. Par ce moyen, nous soulèverons les masses quand nous le voudrons. Nous les pousserons aux bouleversements, aux révolutions, et chacune de ces catastrophes avance d’un grand pas nos intérêts intimes et nous rapproche rapidement de notre unique but, celui de régner sur la terre, comme cela avait été promis à notre père Abraham.

Source : la version française du chapitre présentée ici est celle publiée dans le journal la Croix le 15 février 1898 (voir les commentaires)


Commentaires :
  • Les deux textes choisis sont issus de la littérature populaire et, même s’ils véhiculent les clichés du temps sur les juifs et les francs-maçons, l’objectif des auteurs n’est  alors pas de dénoncer un éventuel complot (bien que l’on puisse avoir un gros doute sur les intentions de John Retcliff) mais bien de construire un roman d’aventures avec des personnages naturellement manichéens. Pour les besoins de l’intrigue, Dumas reprend donc un schéma déjà éprouvé par exemple chez Barruel en réunissant les francs-maçons et les Illuminés dans un même groupe de comploteurs. Mais cette fois-ci, le complot va au-delà d’un simple renversement de la monarchie française puisque toutes les monarchies d’Europe sont visées.
  • Chez Dumas, nous pouvons relever quelques éléments peu présents jusqu’alors chez les auteurs complotistes : dans son oeuvre de fiction, la conspiration prend une dimension mondiale puisque la révolution américaine est également programmée. Enfin, son oeuvre fournit un autre élément : celui de la réunion secrète unissant des représentants d’un complot désormais mondialisé, ici dans le paysage fantastique du Mont Tonnerre.
  • Nous retrouvons ici, à nouveau le thème de la conspiration contre la Monarchie et en premier lieu, la France. Dans le roman d’Alexandre Dumas, on note que la révolution américaine est également attribuée à ce vaste complot d’envergure mondiale, thème qui devient par la suite un classique  de la pensée complotiste qui attribue la Guerre d’indépendance à une conspiration globale.
  • Nous pouvons aussi relever l’importance de la culture pop(ulaire) du XIXème siècle qui, en l’absence de réalité est reprise pour argent comptant comme vérité révélée par des complotistes en mal de documents authentiques qui ne peuvent pas exister comme le montre l’adaptation du roman de Dumas par Friedrich Goedsche alias Sir John Retcliffe.

***

  • Le roman de John Retcliffe Biarritz s’inspire très largement de l’introduction de Joseph Balsamo mais, cette fois, l’action se situe dans le cimetière de Prague tandis que les juifs ont remplacé les Illuminés. Ce chapitre, qui ne cache pas les tendances antisémites de son auteur sous couvert de la fiction, est pris à l’époque au pied de la lettre. En 1872, il est traduit en russe et circule en tant que pamphlet antisémite à Saint Pétersbourg. Quatre ans plus tard, il paraît à nouveau à Moscou sous le titre Dans le cimetière juif de la Prague tchèque (Les Juifs maîtres du monde). En 1881, le chapitre sort dans le journal parisien Le Contemporain, présenté comme le fruit d’un travail journalistique ; enfin, cette dernière version est reprise dans le journal La Croix dans son numéro du 15 février 1898 comme un texte authentique prouvant l’existence d’un complot juif. Il faut préciser que la version du chapitre présentée dans le journal La Croix n’est pas une traduction intégrale mais partielle et légèrement remaniée, les dialogues inspirés de Joseph Balsamo ayant disparu par exemple, au profit d’un paragraphe synthétisant les idées principales et les échanges entre les représentants fictifs des 12 tribus d’Israël installés avant tout (comme par hasard !) en Europe. Cependant, nous retrouvons bien dans le texte allemand d’origine la mention de la Banque Rothschild, une parmi d’autres, le roman d’origine établissant un véritable catalogue. Nous retrouvons donc ici un poncif de la littérature classique antisémite et complotiste d’extrême-droite et d’extrême gauche visant expressément la famille Rothschild, toujours d’actualité. Un autre poncif est également présent : celui du contrôle des médias, dans un siècle qui voit se développer la presse papier. Pour autant, la diversité de la presse, réelle, est ignorée alors par le propos complotiste qui ne fait pas dans la nuance (ce n’est pas son objectif).
  • Ce chapitre (et donc indirectement Alexandre Dumas) inspire par la suite sur le fond Mathieu Golovinsky en 1903 lors de la rédaction des Protocoles des Sages de Sion où l’on retrouve la plupart des thèmes développés dans ces extraits, ainsi que l’idée de réunion secrète. Une nouvelle fois, nous sommes dans la méthode classique du recyclage de textes basés sur de la fiction mais qui est capable de rajouter une once de nouveauté, afin de moderniser les idées exposées et entretenir l’audience au fil du temps.
  • La lecture intégrale du chapitre, qui aborde de nombreux thèmes non présentés ici comme les mariages mixtes, porte en lui une violence inédite et le lecteur ne peut que faire le rapprochement avec le régime nazi et les Lois de Nuremberg.
Bibliographie indicative :
  • Pierre-André Taguieff La judéophobie des Modernes. Des Lumières au Jihad mondial, Paris, Odile Jacob, 2008, 688 pages
  • Umberto Eco, la puissance du faux, Journal le 1, 11 novembre 2020, disponible en ligne ici
  • Umberto Eco Le cimetière de Prague, Paris, Grasset, 2011, 548 pages

[ ! Note : Cliotexte précise ici que les extraits des textes qui ont inspiré la pensée complotiste contemporaine sont délivrés ici dans le but d’aider les collègues cherchant à expliquer aux élèves les origines des diverses notions et théories en cours. Le but est de montrer la manière dont des idées se recyclent à travers le temps mais aussi les limites de ces textes ! En cas de question complémentaire n’hésitez pas à nous contacter]

 

Complément : Pierre Nivollet Joseph Balsamo, mini-série de 7 épisodes,  réalisé par André Hunebelle, avec Jean Marais (1973)