En 1903, dans la Russie du tsar Nicolas II, paraît dans un journal de Saint-Pétersbourg Znamia (Le Drapeau), dirigé par Pavolachi A. Krouchevan (antisémite et pogromiste notoire), un texte intitulé : « Les Protocoles des Sages de Sion« . Présenté comme le compte-rendu d’une réunion secrète des chefs hiérarques de la communauté juive, « les sages de Sion », il annonce un plan détaillé et concerté pour mettre le monde sous leur domination.

Rapidement exposé comme un faux, il est vite traduit dans de nombreuses langues et connaît une diffusion massive. Aux États-Unis, Henry Ford le diffuse très largement. Cité dans Mein Kampf, Hitler le considère comme la preuve de l’existence d’un complot juif. Il connaît actuellement une large diffusion dans le monde arabe. Dans tous les cas, ce faux a servi de prétexte aux attaques et aux politiques antisémites depuis leur première publication.

Matveï Golovinski

 

Les Protocoles sont avant tout l’oeuvre de Matveï Golovinski [1865-1920], informateur de l’Okhrana, la police secrète tsariste, dirigée à Paris par Pierre Ratchkovski et en lien avec les milieux antisémites et occultistes de la capitale. L’objectif est clair pour l’Okhrana : ce texte  rédigé en 1900-1901 doit servir de justification à la politique russe de persécution des juifs.

Le plagiat est rapidement mis en évidence entre la publication et 1921  : s’il s’inspire du roman allemand de Sir John Retcliff Biarritz, il plagie aussi abondamment et sans finesse un pamphlet hostile à Napoléon III, Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu ou la Politique au XIXe siècle, publié en 1864 en Belgique par un avocat opposé au coup d’État, Maurice Joly, un texte inconnu en Russie.

Nous mettons  ici en parallèle  quelques extraits des Protocoles des Sages de Sion, suivis des passages correspondants du pamphlet de Maurice Joly, afin de mettre en évidence le plagiat réalisé par le faussaire.


 

Premier parallèle

Extrait des Protocoles, numéro 11

Voici donc le programme de la nouvelle constitution que nous préparons. (…) Maintenant que nous avons approximativement établi ce modus agendi, occupons-nous du détail des mesures qui nous servirons à achever la transformation de l’Etat dans le sens que nous avons dit. J’entends parler de la liberté de la presse, du droit d’association, la liberté de conscience, du principe électif, et de beaucoup d’autres choses qui devront disparaître du répertoire humain ou être radicalement changées dès que la nouvelle constitution aura été proclamée. C’est seulement à ce moment qu’il nous sera possible de publier tous nos ordres à la fois. (…)

Nous voulons que du jour de sa proclamation, quand les peuples seront stupéfaits du coup d’Etat qui vient de s’opérer, quand ils seront encore dans la terreur et dans la perplexité, nous voulons qu’à ce moment-là ils reconnaissent que nous sommes si fort, si invulnérables, si puissants que nous ne compterons en aucun cas avec eux ; non seulement nous ne ferons pas attention à leurs opinions et à leurs désirs, mais que nous sommes prêts et en mesure, avec une autorité indiscutable, de réprimer toute expression, toute manifestation de ses désirs et de ses opinions ; que nous nous sommes emparés d’un seul coup de tout ce qui nous était nécessaire, et que nous ne partagerons en aucun cas notre pouvoir avec eux (…) alors ils fermeront les yeux et attendront les événements.

Les chrétiens sont un troupeau de moutons, et nous sommes pour eux des loups. Et vous savez ce qui arrive aux moutons quand les loups pénètrent dans la bergerie ? Ils fermeront encore les yeux surtout parce que nous leur promettrons de leur rendre toutes les libertés enlevées quand les ennemis seront apaisés et les partis réduits à l’impuissance. Inutile de dire qu’ils attendront longtemps ce retour vers le passé…

Pourquoi aurions-nous inventé et inspiré aux chrétiens toute cette politique, sans leur donner les moyens de la pénétrer, pourquoi, si ce n’est pour atteindre secrètement ce que notre race dispersée ne pouvait atteindre directement ? Cela a servi de base à notre organisation de la franc-maçonnerie secrète que l’on ne connaît pas, et dont les desseins ne sont même pas soupçonnés des brutes chrétiennes, attirés par nous dans l’armée visible des loges, pour détourner les regards de leurs frères. Dieu nous a donné, à son peuple élu, la dispersion, et dans cette faiblesse de notre race, s’est trouvée notre force qui nous a amenés aujourd’hui au seuil de la domination universelle. Il nous reste peu de choses à édifier sur ces fondations.

 

Extraits du Dialogue aux enfers, dixième dialogue

Machiavel : vous n’avez pas assez remarqué alors que ma Constitution était muette sur une foule de droits acquis qui seraient incompatibles avec le nouvel ordre des choses que je viens d’établir. Il en est ainsi, par exemple, de la liberté de la presse, du droit d’association, le l’indépendance (…) du droit de suffrage (…) et de beaucoup d’autres choses encore qui devront disparaître ou être profondément modifiées. (…)

Au lendemain même de la promulgation de ma constitution, je rendrai une succession de décrets ayant force de loi, qui supprimeront d’un seul coup les libertés et les droits dont l’exercice serait dangereux.

Montesquieu : le moment est bien choisi en effet. Le pays est encore sous la terreur de votre coup d’Etat. Pour votre constitution on ne vous a rien refusé, puisque vous pouviez tout prendre ; pour décrets on n’a rien à vous permettre, puisque vous ne demandez rien et que vous prenez.

Machiavel : le pays fermera entièrement les yeux ; car (…) il est las d’agitations, il aspire au repos comme le sable du désert après l’ondée, qui suit la tempête (…). je m’empresse d’ailleurs de vous dire que les libertés que je supprime, je promets très solennellement de les rendre après l’apaisement des partis.

Montesquieu : je crois qu’on attendra toujours.


 

Second parallèle

Extrait des Protocoles, numéro 17

Notre régime sera l’apologie du règne de Vishnu, qui en est le symbole, nos cent mains tiendront chacune un ressort de la machine sociale. Nous verrons tous sans l’aide de la police officielle qui telle que nous l’avons élaboré pour les chrétiens, empêche aujourd’hui les gouvernements de voir. Dans notre programme un tiers des sujets surveillera les autres par sentiment du devoir, pour servir volontairement l’État. Il ne sera pas honteux alors d’être espion et délateur ; au contraire ce sera louable (…)

Nos agents seront pris dans la haute société aussi bien que dans les basses classes, dans le milieu de la classe administrative qui s’amuse, parmi les éditeurs, les imprimeurs, les libraires, les commis, les ouvriers, les cochers, les laquais …

 

Extrait du Dialogue aux enfers, dix-septième dialogue

Montesquieu : je comprends maintenant l’apologue du dieu Vishnou ; vous avez cent bras comme l’idole indienne, et chacun de vos doigts touche un ressort. De même que vous touchez tout, pourrez-vous aussi tout voir ?

Machiavel : oui car je ferai de la police une institution si vaste qu’au cœur de mon royaume, la moitié des hommes verra l’autre (…) Si, comme je n’en doute guère, je parvenais à atteindre ce résultat, voici quelques-unes des formes sous lesquelles se produirait la police à l’extérieur : hommes de plaisirs et de bonne compagnie dans les cours étrangères, pour avoir l’œil sur les intrigues des princes des prétendants exilés (…) établissement de journaux politiques dans les grandes capitales, imprimeurs et libraires placés dans les mêmes conditions et secrètement subventionnés.

 


 

Commentaires

Les deux extraits ont été choisis afin de démontrer :

  • Le plagiat évident. En effet, les Protocoles empruntent à la fois sur le fond et/ou la forme au texte du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu  de Maurice Joly, parfois  sans discernement,  comme le montre la reprise très grossière du Dieu Vishnou dans les propos du protocole numéro 17. Le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu est un pamphlet de l’avocat Maurice Joly (18291878) paru à Bruxelles en 1864. Opposé au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, Joly cherche par ce texte à dénoncer la politique et les manipulations de Napoléon III, selon un style littéraire empruntant au Dialogue des morts de Fontenelle (1683). Il met en scène Machiavel et Montesquieu qui échangent aux Enfers, conformément aux idées qu’ils ont défendues, des propos sur la politique moderne et la façon la plus efficace pour un homme politique d’acquérir et de conserver le pouvoir.
  • Le recyclage permanent : nous retrouvons des éléments déjà présents depuis Barruel, dont la conspiration antichrétienne et la présence des francs-maçons, et enfin la notion de complot judéo-maçonnique déjà développée par Gougenot des Mousseaux en 1869. Enfin, ce texte ne démontre rien une nouvelle fois et se contente de marteler des idées en se cachant derrière le paravent d’un texte prétendument révélé.
  • Quelques éléments nouveaux qui infuseront par la suite, et parfois au-delà des cercles complotistes, utilisés dans le protocole numéro 11 avec des éléments-clés recyclés par la suite dans les différentes théories : un agenda politique caché, des populations trompées mais aussi qualifiées de « moutons », des réseaux dans des médias infiltrés et corrompus et donc, par extension, menteurs.
Portrait de Maurice Joly- 1870 – Appert photographe
Sources :

-Maurice Joly Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, ou la politique au XIXème siècle, Bruxelles, A. Mertens et fils, 1864, 337 p. Le texte est disponible sur Gallica 

-Protocoles des Sages de Sion traduit directement du russe et précédé d’une introduction par Roger Lambelin, Paris, Bernard Grasset, 1921 (réédition 1933, 1937)

 

Bibliographie indicative :

Pierre-André Taguieff Les protocoles des sages de Sion faux et usage d’un faux, 2004, Berg international-Fayard, 489 pages.

Will Eisner Le complot, l’histoire secrète des Protocoles des Sages de Sion, Paris, Grasset, 2014 pour la seconde édition, 143 pages.

Sur France Culture : Les Protocoles des Sages de Sion, le complot centenaire (1/3) : les faussaires du Tsar, Mécaniques du complotisme, émission du 2 septembre 2020

 

[ ! Note : Cliotexte précise ici que les extraits des textes qui ont inspiré la pensée complotiste contemporaine sont délivrés ici dans le but d’aider les collègues cherchant à expliquer aux élèves les origines des diverses notions et théories en cours. Le but est de montrer la manière dont des idées se recyclent à travers le temps mais aussi les limites de ces textes ! En cas de question complémentaire n’hésitez pas à nous contacter]