La carrière politique de Georges Clemenceau (1841-1929) est inséparable de son activité de journaliste. Au moment où la presse vit un âge d’or, le journalisme est une manière pour un homme qui a des ambitions politiques de se faire connaître et de diffuser ses idées auprès des futurs électeurs. Mais chez Clemenceau, l’écriture fut une véritable passion et les articles signés de son nom se comptent par milliers.
L’article présenté est issu d’une gazette hebdomadaire, Le Bloc (1), fondée en janvier 1901 par Clemenceau et dont il est l’unique rédacteur, jusqu’à la disparition du titre en mars 1902. Dans sa carrière de journaliste, Le Bloc se situe après son départ de la rédaction de L’Aurore, le quotidien dans lequel Zola publia « J’accuse ». Cette gazette hebdomadaire est conçue comme un journal républicain de gauche engagé dans un combat contre le « bloc clérical ». L’auteur y aborde avec une liberté totale tous les sujets et y défend ses idées avec ardeur, d’une plume acérée dont ses adversaires idéologiques sont les premières victimes.
Cet article a été rédigé dans le contexte où la question de la faible croissance démographique de la France, en particulier si on la compare à celle de l’Allemagne, inquiète les élites politiques et sociales du pays. En 1896, l‘Alliance nationale pour l’accroissement de la population française a été fondée afin d’encourager la natalité et en appelle au patriotisme des Françaises et des Français pour faire des enfants. Homme de gauche, Clemenceau aborde cette question sous l’angle social et se préoccupe avant tout du sort des femmes pauvres enceintes et des moyens de mener à terme leur grossesse et d’assurer la survie de l’enfant nouveau-né, grâce à une politique sociale ambitieuse. Dans une vision humaniste, il aborde aussi les réalités du temps : l’opprobre dont sont victimes les femmes enceintes non mariées quand elles sont pauvres et qui se traduit par des avortements, des suicides ou des infanticides. Pour éviter ces drames, Clemenceau propose que les femmes puissent accoucher dans l’anonymat et d’abandonner « l’enfant confié à ceux qui essaieront de lui faire une destinée », ce qu’on appelle de nos jours l’accouchement sous X.
(1) : pour en savoir plus sur la gazette de Clemenceau Le Bloc, cliquez Ici
LA PROTECTION DE L’ENFANT
La Chambre s’est avisée de l’une des causes de la dépopulation, – la mortalité des enfants.
La commission parlementaire chargée d’examiner un projet de loi sur la protection de la mère et de son enfant nouveau-né a découvert que la mortalité infantile était en terrible progression. C’est le pauvre, fatalement, qui paie le tribut. Le pouvoir social, qui dispose du temps et de la vie de l’homme par le service militaire, du travail et du gain de cet homme par l’impôt, est d’une indifférence extraordinaire, en pourrait dire stupide, pour tout ce qui touche à la naissance et à la croissance de cet homme même. S’il doit y avoir quelque chose de sacré pour ceux qui se chargent de nous régir, c’est la femme enceinte.
Craignent-ils la venue, non de soutiens de la société, mais d’individus moins résignés, d’esprit plus critique et plus résolu que leurs pères ? C’est, en tous cas, un risque à courir. De toutes façons si la masse productrice se raréfie, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour apercevoir que tout va s’en ressentir.
Les commissaires de la Chambre semblent avoir eu conscience d’un tel état de choses. Ils ont reconnu que l’assistance donnée à la femme pauvre pendant sa grossesse était dérisoire, et ils ont décidé de créer des asiles où elle serait accueillie gratuitement, où elle trouverait nourriture et repos. Ce serait quelque chose. Une telle décision est la preuve que l’on reconnait enfin l’impossibilité de faire les choses partiellement. Un bon de pain ou de viande délivré à un guichet ne peut sauver personne. Il faut prendre la charge complète de la femme, l’abriter et la nourrir. Et ne pas se borner à l’ouvroir. Il est des cas où la présence de la femme chez elle est indispensable, où le secours à domicile s’impose.On prévoit aussi les mille drames de l’amour caché, on nous présente comme des modèles à imiter les « Maternités secrètes » -de la Russie et du Danemark, où les femmes grosses sont admises sans aucun certificat d’identité. La commission voudrait des établissements de ce genre, et on ne peut que l’approuver.
Enfin, il faut bien prévoir le cas où la mère ne peut garder son enfant, les sauvages impossibilités qui dénouent la crise en avortement, en suicide, en infanticide. Que ces malheureuses sachent qu’elles peuvent mettre au jour l’être irresponsable qu’elles ont conçu, et voilà encore une économie de vies humaines, une diminution de brutalité, de crime, de malheur. Il n’est pas besoin, pour cela, de rétablir les tours sous leur ancienne forme. De même que l’on admet la maternité secrète, on admettra l’abandon secret, l’enfant confié à ceux qui essaieront de lui faire une destinée. Lourde tache, mais qu’il faut tenter.Que la Chambre, à sa rentrée, se hâte de mettre ces bonnes intentions à son ordre du jour, et qu’elle décide vite. Il n’est pas de besogne plus urgente et plus humaine.
George Clemenceau, Le Bloc, gazette hebdomadaire, Nº29, 11 août 1901