Cimetière de Passy (Paris, détail d'une tombe - Photo : C. Dunouhaud)
La laïcisation de la société française a concerné tous les secteurs de cette dernière et ce, même si les débats publics se sont centrés très tôt sur la question de l’école. Etat-civil, hôpitaux …
Les cimetières, où les symboles religieux sont naturellement omniprésents, ont, eux aussi, été concernés par la laïcisation progressive de la société au XIXème siècle.
En 1881, la gestion des cimetières dépend du décret du 23 prairial an XII (12 juin 1804). Ce dernier reconnaissait :
les cimetières publics, propriétés communales, et les cimetières privés installés en général sur une propriété privée et voués à un usage familial.
dans les cimetières publics, un lieu d’inhumation propre à chaque culte. Mais dans les faits, le cimetière est divisé entre la « terre bénite », dépendante juridiquement de l’évêque, et la « terre maudite », où sont enterrés les criminels, les suicidé(e)s, les prostituées, mais aussi les juifs et les protestants s’ils ne disposent pas de leurs propres cimetières, ce qui est le cas dans la plupart des communes.
Face à cette situation, dès 1871, un certain nombre de députés dont Charles Victor Rameau (gauche républicaine) Léon Journault (Union républicaine) et Albert Joly (Union républicaine), déposent une proposition visant à abolir l’article 15 du décret de 1804 formulé ainsi :
« Dans les communes où l’on professe plusieurs cultes, chaque culte doit avoir un lieu d’inhumation particulier ; et dans les cas où il n’y aurait qu’un seul cimetière, on le partagera par des murs, haies ou fossés, en autant de parties qu’il y a de cultes différens, avec une entrée particulière pour chacune, et en proportionnant cet espace au nombre d’habitans de chaque culte. »
L’objectif est d’établir un lieu unique. Cette proposition, qui est finalement adoptée à une large majorité (loi du 14 novembre 1881), fait l’objet d’un échange vif avec les partisans du statu quo, hostiles à ce que les tombes des catholiques voisinent celles des juifs et des protestants, lors de la séance du lundi 7 mars 1881.
Parmi les intervenants, nous vous proposons les arguments du député du Finistère Charles-Emile Freppel, par ailleurs évêque d’Angers, qui défend à la suite du député Boyer, les intérêts de l’Eglise catholique. Le rapporteur, Charles Rameau, lui répond.
Extrait n°1 : Freppel refuse la « promiscuité » dans les cimetières
[…]
Portrait de Charles-Emile Freppel, non daté ( collection de la Congrégation des Petites Soeurs de St François d’Assise)
M. Freppel. Messieurs, je n’avais pas l’intention de rien ajouter à l’argumentation si pressante et si lumineuse de notre savant collègue M. Ferdinand Boyer. Et d’ailleurs, je vous l’avoue bien, je m’attendais à une deuxième délibération, dans laquelle je me proposais d’intervenir. Quoiqu’il en soit, il y a dans le rapport de l’honorable M. Rameau l’un ou l’autre point sur lequel il m’est impossible de me taire.
A l’entendre, « la proposition ayant pour objet d’abroger l’article 15 du décret du 23 prairial an XII n’a rien d’hostile à la religion. Elle prétend laisser à tous les cultes le libre exercice de leurs cérémonies. Elle n’a d’autre objet que de garantir le respect de toutes les croyances. »
Je ne doute pas un instant que telle ne soit, en effet, la pensée de notre honorable collègue, mais qu’il me permette de le lui dire avec une pleine franchise, il me paraît, à cet égard, dans une illusion complète. La confusion, ou pour me servir d’un mot plus technique, la promiscuité des sépultures dans nos cimetières … (Exclamations et murmures à gauche.)
M. Vernhes. Alors c’est votre dieu qui a inventé la promiscuité ?
M. Freppel … serait une grave atteinte aux principes, aux droits, aux libertés de l’Eglise catholique, et à ce titre, elle constituerait véritablement une mesure d’intolérance et de persécution. (Rires ironiques à gauche.)
M. Vernhes. C’est honteux !
M. Freppel. Qu’est-ce, en effet, que le cimetière, aux yeux des catholiques ? C’est un appendice, une continuation, un prolongement de l’église elle-même ; il ne fait qu’un avec elle, à tel point que là où il entoure l’église, la profanation de l’église entraîne celle du cimetière et réciproquement.
C’est par une même cérémonie que l’évêque consacre l’église et bénit le cimetière, tant ces deux choses sont connexes et intimement liées. La distance matérielle de l’un à l’autre ne tait rien à la question ; car le lien moral, le lien canonique, le lien liturgique n’en subsiste pas moins. Bref, le cimetière, c’est l’église des morts : voilà le droit. (Rumeurs à gauche.)
Je ne veux pas fatiguer l’attention de la Chambre en citant les décrets des souverains pontifes, des conciles généraux, depuis Innocent III, Boniface VIII, Grégoire X, le concile général de Lyon, jusqu’à nos jours, ni les maximes des canonistes anciens ou modernes.
M. Barodet. Qu’est-ce que cela nous fait ?
M. Freppel. Tous sont unanimes à déclarer que les cimetières, une fois bénits, sont des « lieux saints, sacrés, religieux, appartenant par là-même aux choses ecclésiastiques. » Ce sont les propres expressions de d’Hericourt et de Gibert, deux canonistes laïques.
M. Paul Bert. Les cimetières aux cathoIiques, la claie aux protestants, voilà la vraie formule. […]
M. Freppel. parce que, à mes yeux, —j’ai bien le droit d’avoir une opinion, — la plupart de ces personnes ne sont le plus souvent ni libres, ni penseurs. (Rires et rumeurs.)
Ce ne sont, en effet, comme M. Boyer l’a si bien démontré tout à l’heure, ni les protestants, ni les israélites qui réclament contre l’article 15 du décret de prairial ; bien au contraire. Les israélites, en particulier, sont intéressés à son maintien autant que qui que ce soit ; les seuls réclamants se trouvent dans la catégorie de personnes que je viens de désigner. C’est là ce qui me cause un étonnement dont j’ai, peine à revenir. (Exclamations à gauche.)
Comment ! voilà un homme qui pendant sa vie a trouvé bon de s’isoler, de se séparer des catholiques, de traiter leurs croyances de superstitions, et il se croit déshonoré par avance à la seule idée qu’après sa mort son corps ne sera pas déposé au milieu de ces mêmes catholiques dont il a repoussé constamment la foi et les pratiques religieuses ! (Très bien ! très-bien ! à droite. — Rumeurs à gauche.)
Mais, messieurs, le moins que l’on puisse dire d’une pareille contradiction, c’est qu’il y a là un manque absolu de logique, de franchise, de courage et de dignité ! (Exclamations à gauche. — Très bien ! à droite.) […]
Extrait n°2 : Charles Rameau défend l’égalité dans les cimetières
Charles Rameau (source : site de l’Assemblée nationale)
[…] Dans une commune où il y a plusieurs religions reconnues, et en mène temps la possibilité pour chacune d’acquérir son cimetière, il n’y a pas de difficulté ; les sectateurs de telle ou telle religion s’adressent au Gouvernement et offrent un terrain. L’administration, examinant la question, au point de vue hygiénique surtout, et au point de vue des nécessités et des ressources, accorde ou n’accorde pas l’autorisation ; elle est généralement accordée dans tous les cas où elle peut être accordée ; voilà le cas général. Mais il fallait bien prévoir celui, comme le disait un de mes contradicteurs, où 34.000 communes rurales sur 35,000, sont hors d’état d’avoir des cimetières différents et nombreux ; « car nous pourrions dire qu’on en aurait besoin de cinq ou six d’ordres divers aujourd’hui ; il ne faudrait pas seulement un cimetière catholique, un cimetière protestant, un cimetière israélite, mais aussi un cimetière de libres penseurs, comme vous l’avez dit. (Exclamations à droite.)
M. Freppel. Ce n’est pas là une religion !
M. le rapporteur … un autre pour les néo-catholiques qui ont la prétention, eux aussi, de représenter une religion. (Approbations à gauche. —Nouvelles exclamations à droite. )
M Keller. Qu’est-ce que c’est que les néo-catholiques ?
M. le rapporteur. Je ne le sais pas plus que vous ; mais je sais qu’il y a des personnes qui prennent ce titre. (Interruptions à droite), sous lequel ils ont la prétention d’avoir une religion à eux. Mais laissons de côté cette digression, qui aurait pu ne pas se produire, et arrivons à la question de savoir ce qu’on a fait de cette division, qui paraissait logique et acceptable.
On avait décidé qu’on ferait une part proportionnelle – c’était là un mot bien favorable – à l’importance de l’Eglise catholique ; c’était lui donner les sept huitièmes ou les neuf dixièmes des cimetières, mais elle a pris le tout et l’a béni comme étant catholique. Quand tout le cimetière a été ainsi béni, elle a dit : Là est la terre sainte ; et, par conséquent, le reste non béni, c’est la terre maudite. (lnterruptions à droite.)
Mais, messieurs, maudit est le contraire de béni, et je n’ai pas besoin de remonter à l’étymologie pour vous le démontrer. Une fois cela fait, quand le partage a été fait entre la partie bénie et celle qui ne l’était pas, qu’y a-t-on mis ? D’abord les protestants le plus généralement – car les Israélites trouvent le plus souvent, bien que ce ne soit pas arrivé partout, le moyen d’avoir leur cimetière particulier — puis tous ceux que les ministres du culte catholique ne reconnaissent pas comme catholiques, les suicidés, les suppliciés, les enfants morts sans avoir été baptisés ; on y a ajouté enfin ceux des catholiques qui ont repoussé les secours de la religion à leurs derniers moments.
M. Girault (du Cher). Et aussi ceux qui déplaisent au curé.
M. le rapporteur. C’est dans ce lieu réputé infâme — on pouvait l’appeler tel, au moins de la part des catholiques — c’est là qu’on jetait tous ceux qui n’étaient pas acceptables, qui n’étaient pas acceptés. (Interruptions à droite).
M. le comte de Maillé. Alors c’est donc un déshonneur de n’être pas enterré là où le sont les catholiques ?
M. Clémenceau. Croyez bien que quand on y est, ce n’est pas pour le plaisir d’être dans votre société. (Rires à gauche)
M. le rapporteur. Comment vient-on nous dire que ce n’est pas là un cimetière catholique, quand, à côté de ceux-ci, nous plaçons des protestants ? La question est mal posée ainsi ; il s’agit ici, non d’un cimetière catholique, mais d’un cimetière communal … (Très-bien ! très bien ! à gauche.) … qui est la propriété de la commune. (Rumeurs à droite).
Je vais, si vous voulez bien, me servir d’un mot qui paraîtra peut être un peu prétentieux, mais, enfin, j’ai le droit de l’employer ; vous avez dit, en parlant des cimetières considérés comme cimetières catholiques que c’était une continuation de l’église ; on les a appelés un certain jour, et ici même, l’église des morts. A quoi, par l’organe de son rapporteur, la commission a répondu que c’était plutôt l’église communale. (Exclamations à droite.)
M. Freppel. L’église communale ! Il n’y a pas d’église communale !
M. le rapporteur. Permettez ! … le cimetière catholique a été appelé par vous l’église des morts ; nous l’appellerons, nous – je rectifie l’expression que je viens d’employer, je m’étais trompé, — nous l’appelons la maison commune des morts.
En bien, ce n’est ni l’un ni l’autre. Il y a quelque chose de bien plus concluant, c’est l’étymologie : cimetière vient du latin coemeterium, du grec κοιμητήριον (dortoir), et du verbe κοτμαω qui signifie dormir.
Le cimetière, c’est donc le dortoir des morts. (Interruptions ironiques à droite.)
Y a-t-il une définition plus claire ?
Est-ce que vous avez la possibilité de séparer après la mort les gens que vous n’avez jamais séparés pendant la vie ; et non-seulement que vous n’avez pas séparés, mais que vous avez unis vous, ministres du culte catholique ? Les mariages mixtes – il y en a beaucoup dans certaines communes que je connais très bien, — les mariages mixtes produisent cet effet que les deux églises bénissent et sanctionnent le mariage d’un catholique et d’une protestante que la société habituelle, la société civile comme on l’appelle, reçoit partout comme mari et femme, — c’est assez naturel, — et leur accorde l’honorabilité qui appartient à leur conduite. Si l’un des deux vient à mourir, suivant sa religion on le placera, à gauche ou à droite, dans une partie bénie ou maudite, et puis quand on viendra demander leur réunion, on s’entendra répondre : c’est impossible, ce serait une profanation !
M. Durand. C’est le divorce après la mort.
[…]
Etant donné ceci, on a pris chacun des faits et on les a considérés comme étant très légers, comme ayant peu de valeur. Eh bien, permettez-moi d’en prendre deux ou trois parmi ceux déjà jugés par le conseil d’Etat et d’indiquer leur nature.
Voilà M. Karasch, un homme qui, pendant sa vie, avait voulu faire du bien à la religion catholique, et qui avait acheté un terrain dans un cimetière catholique, pour y inhumer sa famille ; il avait payé ce terrain et donné même une somme pour la construction des murs. Il meurt ; il est protestant, on le place dans le cimetière catholique, dans le tombeau où reposent sa femme et ses enfants ; mais on proteste et on dit : c’est un protestant, il n’est pas possible de le laisser là. On l’exhume et on le transporte dans une autre partie du cimetière, lui qui avait payé le terrain, lui qui avait un droit de propriété, lui qui avait payé pour être placé sous la terre à l’endroit qu’il s’était choisi. Eh bien, non, il ne saurait avoir ce droit, et on le transporte dans un autre endroit, et on se hâte de dire que le terrain qu’il a acheté appartient toujours aux personnes catholiques ; mais quant à y laisser inhumer M. Karasch, on s’y oppose et on le met dehors.
Toutes les décisions du conseil d’Etat donnent raison à ceux qui maintiennent la division des cimetières, parce qu’on répond : l’article 15 existe, lorsqu’il n’existera plus, ce ne sera plus la même chose. Il n’y aura plus de distinction à faire.
Dans l’affaire Jousseaume, sur laquelle on a passé très légèrement, il s’agit d’un enfant de deux ans, protestant.
Eh bien, cet enfant a pollué, a profané, dit-on, le cimetière catholique, et on a dû, sur les protestations de certaines personnes, l’exhumer et le transporter dans la partie du cimetière réservée à ceux qui n’appartiennent pas au culte catholique. […]
Nous avons simplement la pensée de restituer aux habitants de la commune, après leur mort, le cimetière qui leur appartient, le cimetière communal. (Marques d’approbation et applaudissements à gauche et au centre) […]
Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Chambre des députés : compte rendu in-extenso – Séance du lundi 7 mars 1881 – 1ère délibération sur la proposition de M. Rameau, relatives au cimetière – Extrait pages 433- 437
Pour aller plus loin :
Baubérot-Vincent, Jean. « Les cimetières sont-ils des lieux laïques ? ». Parlons laïcité en 30 questions, La Documentation française, 2021. p.52-53 et al.
RégisBertrand,« Origines et caractéristiques du cimetière français contemporain », Insaniyat / , 68 | 2015, 107-135
Agrégée - Docteure en histoire, professeur d’histoire-géographie en lycée public. Enseignante en tronc commun, spécialité HGGSP ( niveau Terminale) , Droit et Grands Enjeux du Monde Contemporain (DGEMC), validée par l'inspection de philosophie). Adhérente des Clionautes depuis octobre 2016 - Membre du Comité éditorial depuis 2017. Ancienne référente Clio-lycée et Clio-prépas, référente Clio-Texte depuis 2021.